Franklin Dehousse

Poutine n’est pas puissant. C’est nous, Européens, qui sommes impuissants (carte blanche)

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

Pour Franklin Dehousse, professeur à l’ULiège, la guerre en Ukraine est une (nouvelle) illustration des dysfonctionnements de l’Europe. Qui paie aujourd’hui ses erreurs passées et qui reste « sous tutelle » des Etats-Unis.

Le 24 février, l’Europe a été réveillée par une attaque générale de l’armée russe visant à occuper l’Ukraine et détruire son gouvernement. Non content de cela, le président Poutine a annoncé son intention de reprendre le contrôle des anciennes possessions de l’Union soviétique, ordonné aux pays européens de ne pas intervenir sous peine de représailles radicales, et rappelé son contrôle de l’arme nucléaire.

Nous vivons en réalité un 1989 en sens inverse et en accéléré. Une nouvelle guerre froide, qui peut aisément tourner à la guerre chaude. Sauf une paix rapide sans annexion, notre société va changer fortement sur le plan politique, économique et militaire. L’Union européenne va devoir réarmer. Elle va devoir réorganiser son système énergétique pour réduire sa dépendance aux fournitures russes. Elle risque d’être confrontée à une énorme marée de réfugiés. Et elle va devoir financer tout cela au-dessus du lourd endettement déjà imposé par une pandémie de deux ans.

Pourra-t-elle le faire ? Certes, depuis l’attaque, les pays européens ont montré une réactivité impressionnante, et il faut s’en féliciter. En même temps, il faut en mesurer les limites. Pour obtenir un début de décisions sérieuses en défense, ils ont eu besoin de l’agression militaire la plus menaçante depuis 1945. Ce n’est pas du tout un signe de dynamisme. Comme pour la crise financière, pour les réfugiés, ou pour le coronavirus, l’action et la solidarité ne surviennent que tardivement, suite à des séismes. En réalité, les dysfonctionnements de l’Union européenne marquent le passé comme le présent de cette crise, et ils menacent aussi l’avenir.

1. Les fausses promesses du passé

L’inertie européenne récurrente a contribué à la guerre, à plusieurs égards. En premier lieu, l’Union européenne s’est élargie de façon incohérente en 2004 et 2007. Dès ce moment, on pouvait prédire que l’acquisition d’une frontière commune avec la Russie et les pays ex-soviétiques produirait tôt ou tard des menaces. Pourtant, depuis lors, malgré des promesses répétées dans multiples traités, rien de sérieux n’a été fait pour établir une politique étrangère et militaire digne de ce nom. Cela a contribué au sentiment d’impunité de Poutine.

En deuxième lieu, l’Union a cautionné en 2008 la promesse de l’OTAN d’accepter l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. Certes, il s’agissait à l’origine d’une idée du Président Bush Jr (qui, comme toutes les autres, a tourné à la catastrophe). Néanmoins, l’Union s’est divisée (les Etats fondateurs en gros étaient contre, les nouveaux et le Royaume-Uni pour). A la fin, l’Union a endossé le projet. C’est ce qui arrive quand on n’a aucune autonomie militaire. La décision fut calamiteuse. Ses conséquences ne furent ni étudiées, ni préparées De façon révélatrice, Obama l’estimait prématurée, et même incohérente. Elle renforça la paranoïa russe, tout en donnant aux Ukrainiens une fausse sensation de protection.

En troisième lieu, l’Union européenne, largement pilotée par l’Allemagne de Merkel après 2008, a multiplié les projets liés au gaz russe. De nombreux observateurs ont souligné que cela aggravait la dépendance européenne et étranglait financièrement l’Ukraine. A chaque fois, même après l’annexion de la Crimée, même après la guerre larvée du Donbas, Merkel, Schroeder & Co répondaient qu’il s’agissait de projets privés sans aucune signification politique. Chacun peut mesurer maintenant l’honnêteté – et l’intelligence – de la réponse. Cela a encore accru le sentiment d’impunité de Poutine.

On peut citer d’autres promesses non tenues. Depuis les Panama Papers, la presse internationale étale les manipulations des paradis fiscaux et de l’opacité bancaire. A chaque fois, l’Union européenne promet des initiatives, et ne fait pas grand-chose. Selon divers rapports, quelque 75 % des flux financiers de la Russie vers l’Europe passent par Chypre. En sens inverse, c’est par le Luxembourg – sans doute pas en raison de la puissance de leur économie. Depuis des années, la Russie mène aussi des opérations de déstabilisation politique, de désinformation ou le hacking.

Dans tous ces domaines, notre inaction, couvertes par des promesses creuses et des discours lénifiants, a contribué à la catastrophe actuelle. Cela explique comment tout un continent se retrouve terrorisé par un pays dont le PNB n’atteint même celui de l’Italie. Poutine n’est pas puissant, c’est nous qui sommes impuissants.

2. La menace existentielle de Poutine

Ces carences européennes ne justifient en rien ses agressions répétées. Celles-ci avaient été annoncées dès 2007 dans son célèbre discours revanchiste de Munich. Depuis lors, il n’a cessé de mettre son double programme en oeuvre : renforcer son pouvoir à l’intérieur, l’étendre à l’extérieur, le tout au service d’une accumulation de richesse colossale (dans son klepto-nationalisme, comme le montre la dégradation du matériel de l’armée russe, la première valeur a primauté sur la seconde).

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Sa volonté obsessionnelle de reconstituer l’empire soviétique a été confirmée encore par un communiqué publié par erreur (qui révèle que l’offensive s’intègre dans la préparation des élections de 2024). La seule neutralisation de l’Ukraine n’intéresse pas Poutine. Il aurait pu l’obtenir avant la guerre, comme lui ont indiqué des leaders européens. Il veut contrôler le pays selon des voies diverses. Il ne faut pas sous-estimer ici son potentiel en agriculture, matières premières et industries. Pour un régime klepto-nationaliste, il y a de grosses affaires à réaliser dans ce pays.

Il s’agit en réalité d’une attaque générale contre le système de paix européen établi post-1989, et à ce titre une menace existentielle pour l’Europe, qui ne disparaîtra pas tant que le président russe restera en place.

3. Les faiblesses de la réaction européenne

La première réaction européenne a été, comme d’habitude, d’une grande médiocrité. Les pays européens adoptèrent des sanctions poussives et des promesses vagues. L’Allemagne bloqua le transfert d’armes, même défensives, à l’Ukraine, et offrit 5000 casques. Dans le fil de son inertie en Irak en 1991, la Belgique proposa même… rien.

Après quelques jours, la situation changea sous la pression de trois facteurs joints : l’admirable résistance du peuple ukrainien, le courage de son président, et une médiatisation étincelante du conflit mettant l’une et l’autre en valeur. C’est plus difficile de ne rien faire quand on voit tous les soirs sur le téléviseur ses voisins déchiquetés à l’heure du souper. A ce titre, Zelensky, quoi qu’il lui arrive, aura changé l’histoire européenne.

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Les chefs de gouvernement se réveillèrent. Ils adoptèrent des sanctions plus sérieuses, bloquant davantage d’oligarques, de banques, et surtout la banque centrale russe. Ils annoncèrent des transferts de matériel militaire à l’Ukraine. L’Union européenne à cette fin mobilisa des fonds. Dans un déferlement d’auto-glorification, les dirigeants européens proclamèrent alors que l’Europe était devenue « géopolitique », « stratégique », « une puissance mondiale ».

Comme d’habitude, sous le vernis, la réalité est moins flatteuse. D’une part, l’inhabituelle vertébration européenne repose en partie sur le brillant leadership américain. Si l’administration Biden a été nulle dans le retrait d’Afghanistan, elle a été exceptionnelle ici. Elle voit clairement la nécessité d’unifier la réaction européenne, d’autant que la guerre d’Ukraine constitue pour elle la répétition d’une possible guerre sur Taïwan. Ainsi, elle a permis d’écraser certaines obstructions, notamment des paradis fiscaux européens qui oeuvrent discrètement pour freiner les sanctions. Cela a aussi imposé le départ d’ex-premiers ministres pantouflant dans les sociétés russes (qui, comme Fillon, n’ont démissionné que lorsque la menace d’une interdiction de séjour a été évoquée à Washington).

Derrière les cataractes de propagande européenne apparaît la réalité : quoique la guerre survienne en Europe, elle demeure d’abord gérée… par les Américains. D’abord, les aides américaines à l’Ukraine, militaires et économiques, dépassent toujours les aides européennes. Ensuite, les décisions fondamentales (notamment sur l’extension du conflit) sont prises par les Américains. Ceux-ci apportent aussi l’essentiel de l’information stratégique. Enfin, en communication, les Etats-Unis sont clairs et pondérés, l’Europe cacophonique et hyperbolique (voir le désordre des annonces sur l’aide militaire à l’Ukraine, une honte quand chaque jour compte). En synthèse, l’Europe reste la petite soeur sous tutelle de l’oncle Sam.

D’autre part, les sanctions contre les banques russes restent partielles. Les sanctions contre les oligarques rencontrent de nombreux obstacles dus à la solidité des paradis fiscaux et aux nombreux passeports dorés vendus par des Etats européens à des arrivants douteux. Surtout, ont été exemptés les flux énergétiques et les banques liées. Nous continuons ainsi à financer massivement l’attaque russe, pour un montant de 650.000.000 à 1.000.000.000 de dollars… par jour. Emmenée par l’Allemagne, junkie du gaz russe, l’Europe est solidaire de l’Ukraine … à condition que cela ne dérange pas ses ventes de limousines et ses vacances. Si nous voulions vraiment aider l’Ukraine, la première chose à faire serait de rationner notre consommation d’énergie et réduire ces transferts (mais nous préférons illuminer nos bâtiments avec le drapeau ukrainien, c’est plus chic).

Présenter l’Europe comme un acteur stratégique reste donc pour l’essentiel une erreur. Elle ressemble plutôt à un propriétaire au toit à moitié effondré, parce qu’il ne l’a pas entretenu malgré de multiples avertissements. Même s’il accomplit vite des réparations temporaires, peu efficaces et qui coûtent cher, en appelant surtout ses voisins au secours, cela n’en fait pas un grand manager. On ne devient pas une puissance en trois jours, trois mois, ou même trois ans. Il ne suffit pas de proclamer, comme Mme von der Leyen, qu’on veut voir l’Ukraine adhérer à l’Union, ou comme Charles Michel, « nous sommes avec vous » (messages qui réchauffent sûrement le coeur des enfants pulvérisés dans les hôpitaux). L’Ukraine a d’abord besoin immédiatement d’une aide plus forte en armements, en ravitaillement, en médicaments, en argent, et d’un engagement qu’on ne la lâchera pas quoi qu’il en coûte. Pour cela, il faut une Europe plus efficace, et non une Europe plus large.

4. Les fausses promesses de l’avenir

Hélas, on voit déjà revenir l’Europe classique des fausses solidarités et des slogans creux. L’Autriche et l’Irlande s’empressent de rappeler leur neutralité. La Suède explique qu’elle ne veut pas adhérer à l’OTAN pour préserver la stabilité. Les pays de l’Est réclament la solidarité pour l’accueil des réfugiés ukrainiens tout en la refusant pour les migrants. Les paradis fiscaux freinent la création d’un registre trop clair des sociétés-écrans. Les pays radins ne veulent pas de dépenses militaires communes. Tous les petits vétos refont surface. Si les gouvernements étaient sérieux, ils devraient abandonner leur véto dans toutes les questions prioritaires. Or, absolument aucun ne le propose. Cela montre combien nos dirigeants, même face à une menace extrême, restent bien plus préoccupés par leur capacité de bloquer que par leur capacité d’agir.

Le réarmement illustre cette incohérence. On annonce une élévation des budgets comme le remède miracle. Or, plus encore que dépenser davantage, nous avons d’abord besoin de dépenser mieux. Les dépenses européennes équivalent à un tiers des dépenses américaines, pour un dixième de leur efficacité. Doubler ou tripler les budgets en soi ne signifie pas grand-chose. En multipliant sans rationalisation les programmes de recherche, les modèles de tank et d’avion, les munitions, on débouchera sur un désastre financier et opérationnel (qui rendra l’austérité injustifiable dans la population). Pour l’éviter, il faudrait toutefois affronter une armada de lobbies bureaucratiques et privés. C’est impossible avec le processus de décision actuel. De façon générale, comment nos dirigeants peuvent promettre 1) une transition énergétique accélérée, 2) un réarmement accéléré, 3) l’absorption de millions de réfugiés et 4) des ressources adéquates pour tout cela demeure un mystère (qui provoquera plus tard une nouvelle crise de confiance dans l’Europe).

Alors, comme toujours, ces dirigeants préfèrent la fuite en avant dans le symbolisme bureaucratique. Le sommet de Versailles l’illustre bien. Certains Etats prônent une adhésion rapide de l’Ukraine à l’Union. D’autres la bloquent sans oser le dire. La solution est simple : on demande à la Commission de se prononcer, en liant l’Ukraine à la Moldavie et la Géorgie. Entretemps, on s’empresse de communiquer sur le fait que « l’Ukraine entre dans la famille européenne ». Une formule aussi creuse que dangereuse. Superbe famille, d’ailleurs, dont le nouveau membre est laissé à la porte au moment où des hooligans lui crèvent la crâne à coup de barres de fer…

Personne n’explique comment l’élargissement de l’Union résoudrait un seul des problèmes immédiats de l’Ukraine, ni les changements nécessaires pour l’Union. Par ailleurs, dans sa forme actuelle, l’Union ne parvient déjà pas à garantir sa propre sécurité. Comment fera-t-elle avec l’Ukraine et ses tensions récurrentes avec la Russie ? Les dirigeants européens recommencent ainsi l’erreur de l’OTAN à Bucarest en 2008, avec la circonstance aggravante que l’OTAN détenait au moins, elle, des moyens militaires importants. Enfin, les Etats-Unis risquent de tomber rapidement dans des convulsions internes graves, avec le retour au pouvoir de Trump ou d’un disciple. Où sera lors notre éternel bouclier ? C’est à ce scénario mortel qu’il convient de se préparer. Malheureusement, il n’existe au Conseil européen aucun dirigeant valant seulement la moitié de Zelensky pour l’expliquer.

En réalité, nous continuons à répéter sans cesse les erreurs du passé en faisant des promesse creuses et en annonçant un nouvel élargissement de l’Union sans accepter d’en payer le prix institutionnel, militaire et financier. Pour pasticher Mitterrand, les simagrées politiques sont à l’ouest, et le courage politique à l’est.

Franklin DEHOUSSE

Professeur à l’Université de Liège

Ancien représentant spécial de la Belgique

Ancien juge à la Cour de justice de l’Union européenne

Le titre est de la rédaction. Titre original: « UKRAINE, MON GRAND AMOUR ! » GARE AUX ETERNELLES FAUSSES PROMESSES DES DIRIGEANTS EUROPEENS

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