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« La peur est un produit très populaire en Turquie »

Le Vif

 » Les choses qui ne me dérangent pas ne m’intéressent pas « . L’auteur turc Hakan Günday tire son inspiration du malaise et de l’oppression, d’Etats au bord du chaos et de la révolte.

Rebelle et subversif, ce jeune représentant de la littérature turque avant-gardiste séduit un lectorat à son image, en quête d’alternative à la pensée unique qui s’abat sur son pays. À l’approche d’un référendum crucial pour l’avenir de la Turquie le 16 avril, ce francophone (il a vécu en Belgique et étudié les relations internationales à l’ULB) jette un regard impitoyable sur le régime d’Ankara, mais garde espoir dans la capacité des Turcs à faire la paix avec eux-mêmes.

Le président Erdogan menace de revoir l’accord qui a permis de stopper le flot des migrants vers l’Union européenne. Est-ce que la crise de réfugiés dont vous vous inspirez dans votre avant-dernier roman « Encore » (Prix Médicis Étranger 2015) est toujours d’actualité ?

Dans le monde, la question des migrants va toujours rester d’actualité parce qu’elle ne va pas finir. Si vous essayez d’effacer les symptômes d’une maladie, vous n’effacez que les symptômes d’une maladie, mais pas la maladie. Donc si votre première réaction, quand une maison est incendiée, est de fermer la porte de la pièce où vous vous trouvez, ce n’est qu’une solution passagère. Avec autant d’inégalités sur cette terre, il est impossible que ce fléau ne soit plus d’actualité. Les déplacements de population et le taux de violence font qu’une tragédie que vous voyez aujourd’hui à la télévision au journal télévisé, en deux ou trois mois, cette même tragédie sera à votre fenêtre. Les gens en Europe pensaient que la crise des réfugiés se tenait sur une autre planète. Il y avait des milliers des gens qui essaient de traverser des mers et des montagnes et les gens regardaient ça comme des films de science-fiction. Après ils ont vu que la seule différence entre ces gens et eux, c’était la caméra. En Turquie aussi, il est trop tard pour fermer les yeux. Il y a environ 3,5 millions de réfugiés qui essaient de se bâtir une vie ici, et au moins 200 000 enfants nés en Turquie. On a assez fait comme si rien n’existait en dehors de nous, mais c’est trop tard. Combien de temps vous est-il possible de fermer les yeux, de fermer les portes, de fermer les frontières et de dire, nous sommes les seuls êtres humains sur cette terre ? Ce n’est pas possible. La réalité si elle ne rentre pas par la porte, elle vient casser la fenêtre et entre par là. L’accord qui a été passé entre l’Union européenne et la Turquie sur les migrants, c’est un accord où il y a tout sauf les réfugiés. C’est un accord complètement basé sur les bénéfices des deux côtés. L’Union européenne et la Turquie se sont comportées en grossistes. La Turquie a essayé de négocier la question des visas. Je me suis dit, ‘est-ce que moi, étant turc, je peux aller à Paris, prendre la photo de la Tour Eiffel, parce que 5000 personnes sont mortes en traversant la Mer Égée pour atteindre Paris?’ C’est n’importe quoi, mais c’est comme cela qu’on règle les problèmes. Ce ne sont que des essais d’effacer des symptômes. Si vous créez un enfer dans une partie du monde, il est très naïf de se dire que ces gens vont attendre dans l’enfer créé par le reste du monde. Et après on est surpris qu’ils en sortent.

C’est le thème central de vos romans : les personnages qui cherchent à sortir de l’enfer que l’on a créé pour eux ?

Je me suis beaucoup plus intéressé à la partie de la machine qu’on appelle l’humanité d’où il y a un bruit qui sort. Ça veut dire que là, il y a un problème. Les enfers créés par la main de l’homme m’intéressent beaucoup. J’ai commencé à raconter des histoires pour analyser de simples notions comme la pression de l’un sur l’autre, la relation entre l’individu et le groupe de laquelle sortent des dictatures ou bien de lynchages. J’ai aussi essayé d’écrire sur la peur, sur l’utilisation et la manipulation de la peur, sur la vente de la peur, parce que c’est un produit incroyable, très populaire. La peur est un produit joker. Une fois que vous vendez la peur, vous pouvez tout vendre : la haine, la discrimination. C’est ce qu’on fait en Turquie, en Europe, aux États-Unis. C’est aussi pour rester éveillé que j’écris tout ça, car tout ce que nous sommes en train de vivre est en train de nous endormir. Toute l’information qui vient jusqu’à nous, par toutes les voies, finit par nous endormir.

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Les médias endorment et la littérature réveille ?

Le médium n’a pas d’importance. C’est la volonté du lecteur de dormir ou pas qui compte. Il a deux sortes d’information. L’information qui vient jusqu’à vous sans que vous ne fassiez aucun effort. C’est l’information que vous recevez de votre télévision, de votre internet, de votre boite aux lettres, qui essaie de vous vendre un dogme ou un préjugé. Cette information créé une sorte de monde imaginaire. C’est quoi un monde imaginaire ? C’est croire par exemple qu’il est possible de continuer à vendre des armes de l’Ouest à l’Est et que les gens à l’Est vont toujours rester à l’Est. Si vous vendez autant d’armes à une région, il faut vous attendre à des migrations. L’autre forme d’information est celle après laquelle vous courrez, que vous devez aller chercher. C’est le récepteur qui a la responsabilité d’essayer d’avoir le doute par rapport à ce qu’il reçoit comme information. Le plus important est de questionner l’information. Le doute, c’est déjà beaucoup.

Est-ce que ce doute est possible aujourd’hui en Turquie où les médias ne sont pas libres ? Est-ce que les lecteurs questionnent ce qu’ils lisent ?

Tout à fait, mais pour des raisons différentes. Chacun questionne le média de l’autre. La société et les médias sont polarisés. L’intention est de détruire le média de l’autre. Il n’y a pas de recherche de la réalité. Aujourd’hui, la réalité en Turquie est cachée sous des centaines de couches sociologiques et politiques. Il est très difficile de parvenir à la réalité. L’autoritarisme marche en fabriquant son propre dictionnaire. La première chose que font tous les systèmes autoritaires est d’écrire leur propre dictionnaire et de l’imposer. La majorité des gens en Turquie a avalé le dictionnaire. Les mots utilisés ont changé de définition. Deux personnes de vision politique différente, même s’ils utilisent les mêmes mots, ne se comprennent pas.

Les mots « démocratie » ou « terrorisme » par exemple…

Aujourd’hui, pour l’autorité, la démocratie c’est la majorité. Point final. Il n’y a pas de virgule après le mot majorité, qui serait suivi de « pluralisme » ou de « droits des minorités ». « Terrorisme » est devenu un mot joker. Quand il était premier ministre, le président Erdogan avait déclaré que certains livres étaient aussi dangereux que les bombes. En un jour, vous pouvez être accusé d’être terroriste, ou bien d’être un traitre à la patrie. C’est comme une sorte de bourse. Tous les jours, il faut regarder la bourse pour trouver qui sont les terroristes.

Vous êtes côté à cette bourse-là ?

Je ne sais pas, car moi je ne fais qu’écrire des romans. Un tweet de 140 caractères peut être lu par deux millions de personnes en une minute, mais le meilleur livre qui se vend se vend à 200 000 ou 300 000 exemplaires. La censure s’abat toujours sur la source qui fait le plus de bruit. Il y a 70 ans, c’étaient les poètes que l’on mettait en prison en Turquie. Il y a 30 ou 40 ans, c’étaient les romanciers. Maintenant, ce sont les journalistes. Un tweet fait plus de bruit qu’un roman, qu’un film ou qu’une oeuvre d’art. Ce qui est difficile aujourd’hui c’est d’être un journaliste en Turquie. Ce sont des cibles. Il ne faut pas chercher beaucoup de logique à tout ça. La censure des autorités, c’est un petit enfant de cinq ans. Ça regarde où il y a le plus de bruit et le plus de lumière. Ça va un jour d’un côté, un autre jour de l’autre côté. Ça a toujours été comme ça. Quand moi j’étais enfant, c’était déjà comme cela. D’autres gens étaient oppressés. Si votre gouvernement a une forme de revolver et que vous l’utilisez comme une arme, quelle que soit la personne au pouvoir, il est possible de parvenir à une dictature, pas à pas.

On parle beaucoup des atteintes à la liberté d’expression en Turquie. Comment se porte la création ?

Il y a surement de l’autocensure. L’autocensure est dans l’oxygène que l’on respire. Mais malgré ce nuage d’autocensure, il y a une production énorme avec une pluralité et une diversité très large. La littérature, le cinéma, le théâtre sont en pleine émergence. La Turquie est un pays de paradoxe, donc très dynamique. La littérature turque est comme le jazz. Vous avez des notes qui partent dans tous les sens. Quand vous avez autant de conflits, vous avez autant de créations. Pour comprendre s’il y a de la censure ou pas, vous pouvez ouvrir des revues comme Hot et Bavul. Vous pouvez y lire des articles, des poèmes qui critiquent tout ce que vous voyez. Ils sont vendus à plus de 50 000 exemplaires, ce qui n’est pas mal.

Que pensez-vous de la réforme de la constitution qui sera soumise à un référendum le 16 avril ?

C’est une réforme qui essaie de créer un système qui serait basé sur un seul homme. Elle veut unir les trois pouvoirs, l’exécutif, le législatif et le judiciaire, tout en faisant semblant de ne pas le faire à l’aide de quelques maquillages. Si ça passe, il sera très difficile de revenir en arrière.

Y a-t-il un espoir dans ce chaos ?

On parle de quelle durée ? Si vous vous limitez à un an, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que la Turquie a tellement de bases sociologiques différentes, certaines liées à l’ouest, certaines liées à l’est, qui ont coexisté depuis tellement longtemps, qu’il leur est possible de se connecter et de faire la paix avec elles-mêmes. La Turquie peut faire la paix avec elle-même. Elle a ce pouvoir et cette force-là, parce qu’elle a ça dans sa nature, de coexister et d’avancer. Mais la Turquie n’a pas fini sa guerre avec elle-même.

Stéphanie Fontenoy

Bibliographie en français

– D’UN EXTRE?ME L’AUTRE

TRADUIT PAR JEAN DESCAT

GALAADE, 2013

– ZIYAN

PRIX FRANCE-TURQUIE 2014 TRADUIT PAR PIERRE BASTIN GALAADE, 2014

– ENCORE

PRIX ME?DICIS E?TRANGER 2015

TOPAZ

TRADUIT PAR JEAN DESCAT GALAADE, 2016

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