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Ivan Krastev : « Poutine pense que ce n’est pas une guerre »

« La seule chose que le monde a appris ces dernières semaines, c’est que les Russes et les Ukrainiens ne sont pas le même peuple », déclare le politologue bulgare Ivan Krastev, le penseur d’Europe de l’Est le plus important du moment. « C’est un paradoxe terrible pour Poutine ».

Il n’a jamais été au Kremlin, et pourtant Ivan Krastev (57 ans) connaît bien la personnalité de Vladimir Poutine. Le Bulgare est président du Centre for Liberal Strategies à Sofia et est lié à l’Institut des sciences humaines à Vienne. Cela fait de lui un conseiller politique très recherché et un chroniqueur pointu pour le New York Times.

« Peu après l’annexion de la Crimée en 2014, j’ai rencontré Poutine à Sotchi », se souvient Krastev. « Le président nous avait invités à dîner. J’étais là avec un collègue américain, le chancelier autrichien était également présent, ainsi que les ministres des Affaires étrangères de France et d’Israël. Il est vite apparu que Poutine se sentait complètement mésestimé. Il parlait de la rancoeur et de l’hypocrisie de l’Occident. Que l’on ne comprenait pas que la Crimée est russe. Aujourd’hui aussi, nous entendons ces arguments, mais le messianisme actuel n’était pas présent dans l’esprit de Poutine à l’époque ».

Pourquoi est-ce le cas maintenant?

Ivan Krastev : Lorsque vous êtes au pouvoir depuis 20 ans dans un État autoritaire, personne n’ose vous contredire. Vous avez créé un système, vous êtes devenu le système, et vous ne pouvez pas imaginer que tout le pays n’est pas comme ça. Vous ne pouvez pas non plus imaginer qu’il y ait quelqu’un qui puisse prendre votre place. Donc, tant que vous êtes là, vous devez résoudre tous les problèmes vous-même. Pour Poutine, la Russie n’est plus depuis longtemps un pays au sens classique du terme, mais une sorte de corps historique millénaire.

Quelle était votre impression sur Poutine?

Il est très intelligent et rapide. Il est très direct et lance beaucoup de sarcasmes lorsqu’il parle aux Occidentaux. Mais ce sont les petites choses qui en disent le plus sur le caractère d’une personne. Il a parlé de la situation dans le Donbass comme un agent de terrain qui sait combien de personnes vivent dans chaque village et quelle est la situation. Il considérait le fait que, dans l’administration Obama, c’était principalement des femmes qui étaient responsables de la politique russe comme une tentative délibérée de l’humilier. L’hypocrisie de l’Occident est devenue son obsession, et cela se reflète dans une grande partie des actions du gouvernement russe. Saviez-vous que dans sa déclaration sur l’annexion de la Crimée, il a copié presque mot pour mot la déclaration d’indépendance du Kosovo soutenue par l’Occident ? Ou que l’attaque contre Kiev a commencé par la destruction de la tour de télévision, tout comme l’OTAN a attaqué la tour de télévision de Belgrade en 1999.

Pourquoi fait-il cela?

Parce qu’il veut nous donner une leçon. Parce qu’il veut nous montrer qu’il a appris. Même s’il fait les mêmes choses pour lesquelles il nous déteste tant. Cette nuit-là à Sotchi, il était très en colère que l’annexion de la Crimée soit comparée à l’annexion des Sudètes par Hitler en 1938. Poutine vit dans les analogies et les métaphores historiques. Pour lui, tous les ennemis de la Russie éternelle sont des nazis. Alors, les conflits dans le Donbass se transforment rapidement en génocide. Poutine parle en exagérations tellement énormes qu’elles n’ont plus rien à voir avec la réalité. Il est devenu l’otage de sa langue.

Poutine est-il colérique ?

Il parle constamment de trahison et de tromperie. Par l’Occident. Par les anciennes républiques soviétiques. En 2008, lors de la guerre contre la Géorgie, il a rencontré Alexeï Venediktov, rédacteur en chef d’Echo Moskovy, l’une des dernières chaînes de radio critiques du pays, jusqu’à sa fermeture la semaine dernière. Poutine a demandé si Venediktov savait quel genre de travail lui, Poutine, avait fait dans le passé. Monsieur le président, a répondu Venediktov, nous savons tous d’où vous venez. Et savez-vous ce que nous faisions des traîtres, a demandé Poutine. Oui, a dit Venediktov, il savait. Et savez-vous pourquoi je vous parle ? Parce que vous êtes un ennemi et non un traître ! Du point de vue de Poutine, l’Ukraine a commis le plus grand crime : elle a trahi la Russie.

Les romans d’espionnage de John Le Carré parlent tous de trahison.

Il faut aussi dire que les médias occidentaux font leur part pour donner une fausse image de Poutine. Tout d’abord, on dit de Poutine qu’il est corrompu. C’est vrai. Mais cela explique-t-il sa politique ? Poutine est à la tête d’une puissance nucléaire depuis 20 ans. Il pense en termes d’histoire, de haine et de trahison. Pour lui, la corruption n’est qu’un instrument de pouvoir. Pour le jeune Poutine, l’argent était peut-être important, mais plus maintenant. Deuxièmement, on dit de Poutine qu’il est un joueur cynique, un faux jeton. En 2011, Poutine déclarait que les manifestations contre lui étaient organisées par l’ambassade des États-Unis. Pour les analystes occidentaux, c’était de la propagande, car il savait que ce n’était pas vrai. Mais à ce dîner, j’ai réalisé qu’il y croyait vraiment. Dans sa compréhension de l’histoire, les choses n’arrivent jamais par hasard. Lorsque les gens manifestent, il ne se demande pas pourquoi ils descendent dans la rue. Il se demande qui les a envoyés. Si nous le prenons au pied de la lettre, il ne nous surprendra plus. Quiconque a lu son essai de juillet dernier, où il écrit que les Ukrainiens et les Russes ne forment qu’un seul peuple et qu’il n’autorisera jamais une Ukraine anti-russe, comprend ce qu’il prépare. Et troisièmement, on dit de Poutine qu’il est un grand stratège et tacticien.

Vous ne pensez pas qu’il agit de façon rationnelle ?

On dit que Poutine a passé des heures à regarder la fin du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi à la télévision. Sa décision de reprendre la présidence à Dmitri Medvedev, contrairement de ce qui était prévu, en découlait, car il ne voulait pas finir comme ça, exécuté par son propre peuple. Il y a moyen de négocier avec des personnes cyniques, car elles savent qu’elles aussi peuvent tirer profit. Mais Poutine semble s’être radicalisé, peut-être même pendant son isolement du coronavirus. Il est en mission, éviter le risque n’est plus une option. Cela peut sembler trop psychologisant, mais Poutine appartient à la dernière génération soviétique. Son travail en tant qu’agent du KGB était de défendre et de protéger l’Union soviétique. Mais lui et ses collègues n’ont pas pu la défendre. L’Union soviétique s’est effondrée, sans guerre, sans invasion, du jour au lendemain. Poutine et le KGB n’ont pas compris ce qui se passait. Ils ont échoué. Je pense qu’il y a un fort sentiment de culpabilité.

À l’époque, Poutine était en poste en RDA.

Cela rend la chose encore plus intéressante. Il est difficile de comprendre les changements radicaux survenus dans votre pays lorsque vous vivez à l’étranger. De l’extérieur, les événements semblent mystérieux, une sorte de conspiration, impossible à comprendre. Mais ce qu’il y a vu, c’est l’euphorie des Allemands à la chute du Mur. Dans cet essai, il écrit qu’un mur avait été érigé entre l’Ukraine et la Russie et qu’il devait être démoli. Ce qui se passe actuellement en Ukraine peut être considéré comme la version de Poutine d’une réunification pacifique.

Cela semble terrible.

Ce qui est terrible, c’est que nous avons affaire à une recolonisation agressive de l’Ukraine, et non à une réunification pacifique. Cette incompréhension du fonctionnement du monde est fatale pour Poutine. Il pense vraiment que ce n’est pas une guerre, mais une opération spéciale, car on ne peut pas être en guerre avec un même peuple. Et si quelqu’un lui dit que ce n’est pas vrai, il ne le croira jamais. Poutine se considère comme le père du peuple russe. Qu’il le soit ou non, Poutine est en tout cas devenu, sans le vouloir, le père du peuple ukrainien. L’annexion de la Crimée et du Donbass a créé une identité ukrainienne fondée sur deux principes : anti-russe et anti-Poutine. Il se retrouve dans une situation que nous connaissons dans la littérature russe, où le père dit au fils : « Je t’ai engendré, mais je dois te tuer ». Dans le même temps, Poutine détruit l’identité russe dont il ne cesse de parler. En 2014, une grande partie des Russes ont soutenu l’annexion de la Crimée. Mais ce n’étaient que des spectateurs enthousiastes. Désormais, les soldats russes doivent non seulement mourir, mais aussi tuer les personnes que Poutine a appelées leurs frères. Et la population souffre sous le joug des sanctions.

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Le président ukrainien Volodymyr Zelensky est-il une sorte d’anti-Poutine ?

Poutine incarne la Russie, mais jusqu’à présent, personne n’a jamais incarné l’Ukraine. Pendant quinze jours, le conflit a été une bataille entre deux hommes. Tout le monde a vu les images de gardes-frontières ukrainiens sur la minuscule île des Serpents, dans la mer Noire, menacés par un navire russe et criant « Allez-vous faire foutre ! ». Cela me rappelle la bataille pour la forteresse de Brest, en Biélorussie, pendant la Grande Guerre patriotique de l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie. Pendant 40 jours, la forteresse a été assiégée par les Allemands, mais les soldats soviétiques n’abandonnaient pas, tandis que les troupes d’Hitler se tenaient devant Moscou. Maintenant, c’est Zelensky qui dit : « Nous résistons. Nous défendons Kiev. Et nous gagnerons parce que nous sommes du bon côté ». Le mythe soviétique de la lutte héroïque contre les nazis est en fait incarné non pas par Poutine, mais par Zelensky.

Les rôles sont inversés?

En effet. Poutine a voulu légitimer l’invasion de l’Ukraine en disant que la Russie devait à nouveau se défendre contre les nazis. C’est pourquoi il parle constamment de la dénazification de l’Ukraine. Mais en fait, c’est le président juif Zelensky qui résiste.

Pensez-vous que le peuple russe applaudit l’invasion, comme il l’avait fait à l’époque?

Il y a beaucoup de Russes qui n’aiment pas ce qui se passe et qui souffrent de la corruption et des politiques répressives, mais jusqu’à présent, ils sont se adaptés parce que les choses sont ce qu’elles sont. Ils vivent leur vie et ne s’intéressent pas à la politique. Quelle alternative y a-t-il d’ailleurs à Poutine ? Est-ce que tout serait tellement mieux ? Mais il est juste de dire que ces Russes ne sont pas toujours heureux de la façon dont l’Occident les traite non plus, et qu’ils ne veulent pas que l’Ukraine rejoigne l’OTAN. C’est la Russie. Mais ce n’est pas une guerre des Russes, c’est une guerre de Poutine. Pour la première fois, tous ces Russes qui ne s’intéressent pas à la politique et qui se sont sentis interpellés lorsque Poutine a déclaré que la Russie devait se redresser se posent la question la plus douloureuse pour un dirigeant autoritaire : sait-il ce qu’il fait ? A-t-il encore toute sa tête ?

Les photos de Poutine assis à une longue table, avec ses conseillers au Kremlin à distance, ne sont probablement pas une coïncidence. Qu’est-ce que Poutine essaie de dire ?

Il semble y avoir une grande obsession du Covid dans son entourage. En outre, Poutine a toujours été considéré comme quelqu’un d’éloigné de ses conseillers, de l’élite politique. Il y a une certaine solitude autour de lui, qui reflète en quelque sorte la solitude de la Russie. Il ne se soucie pas de la solitude de la Russie, car il est lui-même seul. Il a également le sentiment d’être le seul à comprendre réellement ce qui se passe. J’ai été choqué par les images de sa réunion avec le Conseil de sécurité russe. Toutes ces personnalités importantes qui ne savaient manifestement pas ce que l’on attendait d’elles et qui se sentaient mal à l’aise parce qu’elles n’étaient certainement pas autorisées à exprimer une opinion dissidente, même si certaines ont pu s’inquiéter que la Russie s’engage dans une voie autodestructrice. Et puis il y a cette attitude agressive et humiliante de Poutine, qui a ouvertement montré qu’il ne se soucie pas de leur opinion.

Mais quel était le but de cette réunion ?

Il voulait montrer au monde que ces gens ne sont pas innocents. Il voulait qu’ils partagent la responsabilité. Et c’est ce que j’ai retenu de tout cela : que l’élite russe a peut-être été plus surprise que nous ne le sommes en Occident. Et je pense que la politique du gouvernement américain consistant à rendre les informations de ses services entièrement publics a contribué à saper le discours de Poutine.

Quel discours?

Que la Russie est une victime. Vous pouvez critiquer le gouvernement ukrainien et rejeter l’Occident, mais dire que Zelensky est un nazi est non seulement absurde, mais va également à l’encontre du fondement intellectuel et moral du monde d’après 1945. L’une des règles de base, c’est de ne pas banaliser le nazisme. Et depuis la fin de la Guerre froide, il existe également une règle selon laquelle on ne met pas les armes nucléaires sur le tapis. Il y a des armes nucléaires. Nous savons que la Russie les a. Nous savons que l’Amérique en a. Mais depuis 30 ans, les hommes politiques se sont mis d’accord pour ne pas y faire référence, et encore moins pour proférer des menaces. Et c’est ce que Poutine a fait le troisième jour de la guerre, lorsque son avancée a été stoppée. Et puis il continue en disant que l’Ukraine a des armes nucléaires qu’elle peut utiliser. C’est cruel et plutôt stupide : si vous espérez un apaisement de la part de l’Occident, vous devez proposer un récit crédible.

Poutine est-il si seul qu’il pourrait lancer une attaque nucléaire tout seul ?

Sa solitude le rend capable de tout. Mais il se pourrait aussi qu’il applique la théorie du fou, comme l’a fait Nixon.

Pendant la guerre du Vietnam, Richard Nixon se serait donné l’image d’un fou imprévisible, capable de déployer des armes nucléaires afin de persuader le Nord-Vietnam de se rendre. Comme nous le savons, cette tactique n’a pas fonctionné. Peut-être que Nixon avait perdu le nord, suite aux dépressions, aux insomnies et à l’alcool.

Je ne sais pas si Poutine déploierait des armes nucléaires. J’ai entendu à la conférence sur la sécurité de Munich le général américain David Petraeus, qui a dirigé plusieurs invasions. Je sais comment le faire, a-t-il dit. Les chefs de l’armée ne s’intéressent qu’aux capacités militaires. C’est une ligne de conduite assez rationnelle, même si elle va à l’encontre de mes opinions. Petraeus a déclaré que Poutine disposait des capacités nécessaires pour une invasion et qu’il y avait donc de fortes chances qu’il la réalise. L’historienne Fiona Hill, qui a écrit un livre brillant sur Poutine, a récemment déclaré lors d’une interview: « Poutine fera ce qu’il dit qu’il fera ». C’est un autre message que Poutine veut envoyer avec les images du Conseil de sécurité russe : pensez-vous vraiment que ces personnes vont m’arrêter ? Des gens que l’on ne peut d’ailleurs pas soupçonner de sympathies occidentales, mais qui pensent seulement qu’il doit y avoir de meilleures façons de gérer l’Ukraine que de la détruire et de tuer Zelensky.

Les analystes pensent que Poutine est surpris que ses plans n’aient pas abouti.

Parce que les Ukrainiens se défendent et que Zelensky est resté à Kiev. Poutine doit réaliser qu’il ne suffira pas de tuer Zelensky. Les Ukrainiens ordinaires, dans n’importe quel village, affrontent les soldats russes et crient : « Faites demi-tour ! Que faites-vous ici? » Les soldats ne savent pas quoi dire. Il n’aura pas non plus prévu les sanctions. Poutine a une vision caricaturale de l’Occident. Comme si la situation de l’Occident lui rappelait les derniers jours de l’Union soviétique : cela nous est arrivé à l’époque, et leur arrive maintenant. C’est leur fin. Poutine pensait que l’Europe n’oserait pas prendre de décisions difficiles. Les sanctions ont tout changé. Elles changent la vie quotidienne de la classe moyenne russe. Avant, elle était spectatrice, maintenant elle sent la politique de Poutine.

La classe moyenne russe pourrait se radicaliser. Contre Poutine ou pour Poutine.

J’ai également beaucoup voyagé pendant la pandémie. Rien n’était plus déprimant que tous ces aéroports où l’on ne voyait personne. Maintenant, la guerre ramène les gens dans les rues. Les Ukrainiens fuient. Les Européens manifestent. Et il y a des photos de Moscou montrant une foule immense faisant ses courses chez Ikea la veille de la fermeture. Faire ses courses chez Ikea fait partie de leur mode de vie. Cela leur permet de s’échapper momentanément à la réalité autoritaire, tout comme un week-end à Paris, des sports d’hiver en Autriche ou des vacances en Méditerranée.

Ils appartenaient à une classe moyenne mondiale, ils voulaient vivre aussi bien que les autres.

Et soudain, c’est comme si une île se détachait du continent et flottait au loin sur l’océan. Et personne ne sait s’il y a un moyen de revenir en arrière. Les changements qu’ils subissent ne sont pas anodins. Ils savent que la route sera longue et difficile. C’est la différence entre une pandémie et une guerre. Il y avait l’espoir justifié qu’après la pandémie, il y aurait un retour à la normale. Mais après cette guerre, ce ne sera plus le cas. Et les Russes ne diront pas: ce n’est pas si grave ce qui s’est passé. Même s’il y a un cessez-le-feu, ou même un accord de paix, l’Occident lèvera-t-il ses sanctions ? Les Européens oublieront-ils que les comprimés d’iode n’étaient pas disponibles dans les pharmacies pendant plusieurs jours ? Notre monde a changé. Nous avions un monde d’après-guerre, maintenant nous avons un monde d’avant-guerre. Voilà le changement, et il se produit dans l’esprit des gens.

L’Ukraine mène-t-elle une guerre qu’elle ne peut pas gagner ?

Des études ont été menées à Harvard sur l’issue de guerres inégales. À la fin du 19e siècle, le plus fort militairement l’emportait presque toujours, mais dans la seconde moitié du 20e siècle, dans 55 % des cas, ce sont les États militairement plus faibles qui l’emportaient. Quelqu’un s’attendait-il à ce que l’Afghanistan soit capable de résister à l’Amérique ? Je pense qu’en fin de compte l’Ukraine ne tiendra pas, mais je pense aussi qu’une occupation permanente de l’Ukraine est impossible. En raison des soulèvements attendus et des coûts économiques d’une telle occupation. Pour Poutine, c’est le terrible paradoxe de cette guerre : la seule chose que le monde a appris ces dernières semaines, c’est que les Russes et les Ukrainiens ne sont pas le même peuple. D’une certaine manière, les Ukrainiens sont même prêts à voir leur État détruit afin d’acquérir leur propre identité.

Une conception qui semble romantique.

C’est une situation comme au 19e siècle, avec la Russie en tant que puissance impériale traditionnelle et l’Ukraine qui résiste à la domination coloniale. Et ça, bien sûr, c’est une constellation romantique. Encore une fois, si vous suivez le récit russe de la guerre, il n’y a pas d’Ukrainiens, car ce sont des Russes. Les ennemis sont les nazis et l’Amérique. Il n’y a donc que des Russes et des anti-Russes.

Vous étudiez la relation entre la politique et la démographie depuis longtemps. Cela joue-t-il un rôle?

Certainement. Poutine fait une fixation sur la démographie. Depuis la publication de son essai l’été dernier, il a déclaré à plusieurs reprises que la Russie compterait 500 millions d’habitants si l’Union soviétique ne s’était pas désintégrée. Il pense que la Russie a besoin d’hommes et de femmes ukrainiens pour survivre dans un monde nouveau. En outre, la pandémie aurait tué un million de Russes et, en même temps, le taux de natalité a chuté. La Russie est un territoire très vaste qui se dépeuple de plus en plus. Il y a beaucoup de travailleurs migrants, principalement d’Asie centrale, mais le noyau slave du pays se réduit, et le Belarus et l’Ukraine pourraient représenter une consolidation démographique. Ce n’est pas le territoire de l’Ukraine qui est en jeu, mais les Ukrainiens.

Poutine pense-t-il en nationalités?

Poutine pense que la Russie est sa propre civilisation. Il a commencé sa carrière comme agent soviétique. Il n’était pas un nationaliste au sens classique du terme. On dit qu’il a été fortement influencé par les mémoires du général Anton Denikin, l’un des plus importants officiers de l’Armée blanche, qui a été vaincu dans la guerre civile contre les bolcheviks dans les années 1920. Dans le discours dans lequel il a déclaré la guerre à l’Ukraine, il a également attaqué pour la première fois l’héritage soviétique de la Russie. Lénine, disait-il, avait créé l’Ukraine. C’était le discours d’un nationaliste, d’un anti-bolchévique.

Comment une guerre chaude peut-elle devenir une guerre froide ?

En fin de compte, par l’épuisement des deux camps. Malheureusement, personne n’a intérêt à un accord pour le moment. Si Poutine cède, il est fini. C’est pourquoi il doit intensifier le conflit, pour forcer les Ukrainiens à se rendre. Les Ukrainiens pourraient être en mesure de faire des concessions : promettre la neutralité et renoncer à l’adhésion à l’OTAN. Mais même si les Ukrainiens acceptaient les conditions de Moscou, les sanctions occidentales devraient également être levées, ce qui sera probablement problématique.

L’Occident est-il vraiment aussi inébranlable qu’il le semble aujourd’hui ?

En tout cas, il a été plus ferme dans ses décisions qu’il n’aurait jamais pu le soupçonner. Il a pu le faire parce que le peuple l’a soutenu. Mais combien de temps cela va-t-il durer ? La dynamique est là, non seulement en Pologne ou en République tchèque, mais aussi plus loin, en Italie et en Espagne. Il est clair que Poutine a mis quelque chose en marche. Quelqu’un a tweeté : Poutine a réussi à mettre fin à la neutralité suédoise et au pacifisme allemand en une journée.

Qu’est-ce que Poutine a exactement apporté à l’Occident?

De la solidarité. Et de la résilience.

L’Europe continue d’importer du pétrole et du gaz de Russie.

Le pétrole sera bientôt sanctionné. Et le gaz ? L’Occident pourrait arrêter. Poutine pourrait arrêter. L’Ukraine pourrait faire exploser le pipeline. Quoi qu’il arrive, et c’est ce qui rend tout cela si intéressant, il n’y a pas de retour en arrière possible pour nous. La résilience, c’est simplement que nous n’avons pas d’autre choix. C’est comme ça. Et nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve.

Les sanctions européennes sont probablement principalement motivées par la peur. La peur n’est-elle pas mauvaise conseillère ?

Bien sûr, la peur a joué un rôle. Il y a deux types de danger. L’un vient des gens, l’autre de la nature. La force mobilisatrice de Poutine est plus grande que celle du changement climatique.

Parce que vous avez un ennemi concret.

Cette crise a mis fin à un certain nombre de stéréotypes. Les Allemands ont abattu deux vaches sacrées : Nord Stream 2, symbole du mercantilisme allemand, et le pacifisme, symbole du moralisme allemand. Même les clichés sur l’Est ont disparu. Soudain, l’inamicale Pologne se retrouve à la frontière ukrainienne pour accueillir chaleureusement les réfugiés. Tout ça parce que soudainement il y a un ennemi identifiable. Le gouvernement polonais n’est pas soudain devenu plus démocratique au cours des deux dernières semaines. Il a compris que la véritable menace pour sa souveraineté ne vient pas de Bruxelles, mais de Moscou.

Et les Etats-Unis?

Je pense que l’objectif des sanctions américaines sévères n’est pas tant de sauver l’Ukraine. La réaction de Washington est plus stratégique qu’émotionnelle : elle veut utiliser les sanctions pour sauver Taïwan, en montrant à la Chine le coût d’une telle intervention.

Comment Poutine terminera-t-il?

Les gens meurent, et Poutine aussi. Les changements seront si importants que le régime devra s’adapter pour survivre, tout comme l’Europe. Notre économie va changer, notre compréhension de la liberté et de la démocratie va changer. La politique médiatique a déjà été modifiée pour lutter contre la désinformation de la Russie. Cela aura des conséquences.

Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Nous allons fermer des chaînes comme Russia Today. Nous serons moins tolérants.

Renonçons-nous à la liberté d’expression ?

Peut-être. Suite au coronavirus et à cette guerre, l’État joue à nouveau un rôle plus important. Pendant la pandémie, c’était l’État-providence qui s’occupait de ses citoyens et les maintenait en vie. Dans cette guerre, c’est l’État sécuritaire qui non seulement protège ses citoyens, mais peut aussi exiger quelque chose d’eux, à savoir la volonté de faire des sacrifices. Un de mes amis travaille dans une grande école de commerce. Je lui ai dit : tout ton enseignement n’a aucun sens. Aussi inutile qu’il l’était en 1990 d’enseigner le socialisme scientifique. Le monde de la mondialisation et du libre-échange, où l’économie ne se soucie pas de la politique, mais uniquement de faire de bonnes affaires, sera révolu. Nous ne savons pas ce qui se passera en Russie après Poutine, ni en Europe, qui est entré dans une phase romantique. Mais nous ne devons pas commettre la même erreur qu’en 1989. Nous pensions que l’Est allait changer radicalement, mais pas l’Ouest. A présent, la Russie va changer radicalement, mais nous aussi.

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