Le Premier ministre António Costa et le président Marcelo Rebelo de Sousa sont réputés bien s'entendre. Au point que le second, issu du PSD de centre-droit, puisse oeuvrer pour le premier, socialiste? © getty images

Comprendre la crise politique au Portugal en 5 points (analyse)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le Portugal vivra des élections anticipées, le 30 janvier prochain. Comment le pays en est-il arrivé là? Les partis de gauche radicale qui soutenaient de l’extérieur le gouvernement socialiste portugais ont refusé d’approuver le projet de budget jugé trop frileux en matière sociale. Fort de son bilan, le premier ministre António Costa ambitionne de continuer à gouverner. Tout seul.

Le contexte

Des élections anticipées auront lieu au Portugal le 30 janvier prochain. Telle est la conséquence du rejet du projet de budget 2022 présenté par le gouvernement du socialiste António Costa, le 27 octobre. En participant à cette curée, ses alliés du Parti communiste et du Bloc de gauche, qui le soutenaient de l’extérieur, ont mis fin à l’expérience de l’alliance des gauches en vigueur depuis 2015. La rupture a été actée en raison de divergences sur l’ampleur des mesures sociales post-Covid envisagées. Il est toutefois probable qu’elle ait été motivée aussi par des considérations électoralistes. Dans le chef des communistes et du Bloc de gauche, pour se refaire une santé. Dans celui d’ António Costa, pour briguer une majorité absolue.

Rare dans une Europe dominée par la droite, l’alliance des gauches est morte et enterrée au Portugal. Les partis de la gauche radicale, le Parti communiste et le Bloc de gauche ont refusé, le 27 octobre, d’approuver le projet de budget 2022 présenté par le gouvernement d’António Costa qu’ils soutenaient de l’extérieur depuis 2015. Soucieux de respecter les contraintes européennes, même plus lâches depuis la crise sanitaire, le Premier ministre projetait une revalorisation progressive de dispositions sociales, comme le salaire minimum, les retraites ou la gratuité des crèches. Les responsables communistes et du Bloc de gauche n’ont pas souscrit à cette modération et ont provoqué la rupture. Celle-ci était dans l’air depuis quelque temps. Après la trêve imposée par la présidence portugaise de l’Union européenne au premier semestre 2021, les tensions se sont libérées depuis l’été autour, notamment, des élections municipales du 26 septembre. Docteur en histoire, professeur à Sciences Po Paris, auteur de Histoire du Portugal contemporain de 1890 à nos jours (Chandeigne, 2016), Yves Léonard décrypte les tenants et les aboutissants de cette crise. Revue des questions qu’elle suscite.

Des élections anticipées peuvent être l’occasion pour António Costa d’obtenir enfin la majorité absolue qu’il appelle de ses voeux.

1. Quelles sont les racines de la crise?

« Les élections législatives de 2019 peuvent être considérées comme l’acte 1 du processus de disparition de la geringonça (NDLR: « le truc », nom donné en portugais à la coalition). L’ alliance a certes été reconduite mais il n’y a plus eu d’accord écrit entre le Parti socialiste et les formations de la gauche. Depuis, les accrocs se sont multipliés. Déjà, en 2020, le Bloc de gauche a voté contre le projet de budget de 2021. Il n’est passé que grâce à l’abstention du Parti communiste », rappelle Yves Léonard. A travers le rejet de celui pour 2022, ce sont les mesures sociales post-Covid, jugées insuffisantes, qui sont visées. Le salaire minimum mensuel devait passer de 665 à 705 euros en 2022, puis à 750 euros en 2023 alors que le PC réclamait une revalorisation immédiate à 850 euros. La gratuité des crèches, la hausse des retraites, la réforme du droit du travail ont constitué d’autres pierres d’achoppement entre les partenaires.

Plus généralement, la philosophie d’ António Costa différait sensiblement de celles du Parti communiste et du Bloc de gauche. « Depuis 2015, le mantra du Premier ministre socialiste est de dire que le Portugal tournera la page de l’austérité, mais en respectant un certain nombre d’engagements européens, sur lesquels il ne veut pas transiger. Cela a fonctionné plutôt bien jusqu’en 2019, souligne le spécialiste. Dans le contexte actuel, délicat au plan social comme dans beaucoup de pays d’Europe après le crise sanitaire, les communistes et les responsables du Bloc de gauche ont reproché au gouvernement de ne pas avoir été suffisamment dynamique, créatif, et entreprenant sur la remise à plat des lois adoptées dans le sens d’une flexibilité ou d’une précarisation accrue du droit du travail au moment de l’austérité sous la pression de la troïka imposée par l’Union européenne. On s’est aperçu que les uns et les autres préféraient aujourd’hui camper sur leurs positions. Il est très difficile alors d’envisager des compromis. »

L'ascension d'André Ventura, le leader du parti d'extrême droite Chega, pèse sur les choix de la droite portugaise.
L’ascension d’André Ventura, le leader du parti d’extrême droite Chega, pèse sur les choix de la droite portugaise.© belga image

2. Pourquoi la rupture a-t-elle lieu maintenant?

« Les résultats des élections municipales du 26 septembre ont montré que cette alliance à gauche profitait surtout au Parti socialiste et ni au Parti communiste ni au Bloc de gauche. Le PC a vu son assise électorale s’effriter régulièrement, à l’occasion des élections européennes de 2019, du scrutin législatif de la même année et, enfin, des municipales de septembre, avec, à chaque fois, quelque cent mille voix qui ont disparu. La perte de quelques bastions traditionnels dans le sud du pays a poussé le Parti communiste à réclamer la mise en oeuvre d’une politique différente. La même évolution s’est produite à l’échelle du Bloc de gauche. A partir de ce moment-là, l’alliance avec le Parti socialiste s’est retrouvée écornée. Elle ne pouvait pas continuer sous la même forme. Le vote sur le budget en a été l’illustration », observe le professeur à Sciences Po.

3. La crise peut-elle servir António Costa?

« Le Premier ministre a fait l’examen de la situation politique. Il a observé que la droite était en pleine recomposition. Provoquer des élections anticipées est un pari, même s’il est risqué. Elles peuvent être l’occasion pour António Costa d’obtenir enfin la majorité absolue qu’il appelle de ses voeux pour gouverner avec les mains un peu plus libres », diagnostique Yves Léonard. Le principal parti de l’opposition, le Parti social-démocrate, de centre-droit, tiendra un congrès au mois de décembre pour se choisir un nouveau chef. Plus les élections anticipées seront organisées à une date proche de cette échéance – on parle de janvier 2022 -, plus il sera difficile pour le PSD de les préparer. Cette formation est connue pour entretenir le « culte du chef ». Des personnalités comme Francisco Sá Carneiro dans les années 1970 ou Aníbal Cavaco Silva, Premier ministre entre 1985 et 1995 puis président de la république de 2006 à 2016, ont rencontré cette aspiration. Pas l’actuel leader, Rui Rio, selon Yves Léonard. L’ autre formation de la droite, le CSD-PP (Centre démocratique et social – Parti populaire) connaît également une crise de gouvernance.

A ce tableau s’ajoute l’émergence du jeune parti d’extrême droite, Chega (« Ça suffit »), fondé en avril 2019 par un ancien du PSD, André Ventura, dont le résultat à l’élection présidentielle du 24 janvier 2021 – 11,93% – a résonné comme un coup de semonce. Certes, il n’a pas réédité cette performance lors du scrutin municipal de septembre, n’engrangeant que 4,16%. Il n’empêche que ce nouvel acteur bouscule l’échiquier politique à droite.

Les élections municipales du 26 septembre ont accru les dissensions entre le Parti socialiste et les formations de la gauche radicale.
Les élections municipales du 26 septembre ont accru les dissensions entre le Parti socialiste et les formations de la gauche radicale.© belga image

Le pari des élections anticipées est néanmoins risqué pour le Premier ministre sortant. Les élections municipales en ont fourni une démonstration. « Sur un malentendu, la droite peut le faire. On l’a vu à Lisbonne aux municipales où le candidat de droite, l’ancien commissaire européen Carlos Moedas, l’a emporté avec 35,8% des voix aux dépens du maire sortant, le socialiste Fernando Medina, qui a récolté 31,7%. Celui-ci a regretté que les critiques sur sa gestion aient surtout émané du Bloc de gauche pendant la campagne », souligne Yves Léonard. Donc, une droite, même convalescente, pourrait profiter d’un scrutin anticipé. « On peut aussi imaginer la formation d’une geringonça à droite, qui allierait le PSD, le CDS, la petite Initiative libérale, et qui bénéficierait, pourquoi pas même si tout le monde jure ses grands dieux qu’il n’en est pas question, du soutien de Chega. Le jeu est assez ouvert même si António Costa peut se targuer d’une image et d’un bilan positifs », reconnaît le professeur à Sciences Po.

4. Quel bilan tirer de cette alliance des gauches?

« Il était difficile d’imaginer, en 2015 , que les partis de la gauche portugaise pourraient dialoguer entre eux. Cela n’était plus arrivé depuis les lendemains de la révolution des oeillets (NDLR: menée par des militaires de gauche en avril 1974 pour renverser la dictature mise en place en 1933 par António de Oliveira Salazar) puisque le Parti communiste, notamment, se retrouvait systématiquement dans l’opposition pour différentes raisons, analyse Yves Léonard. Le Bloc de gauche, depuis sa création il y a une vingtaine d’années, avait adopté sensiblement la même position. Le premier effet positif de la geringonça a donc été de renouer avec cette culture du dialogue, du compromis et de la recherche de solutions politiques acceptables techniquement et marquées par plus de solidarité et de justice sociale. Deuxième acquis, cette alliance a adopté un certain nombre de mesures qui ont, en partie, tourné la page de l’austérité et redonné de la confiance et de la fierté après la cure d’austérité qui avait été dramatique pour le peuple portugais. »

Pour ceux qui pensent que les gauches ne sont pas irréconciliables, l’expérience portugaise a été assez positive. »

Yves Leonard, professeur à Sciences Po Paris.

Le front commun a toutefois commencé à se déliter à partir des élections législatives de 2019. La préparation et le déroulement de la présidence portugaise de l’Union européenne au premier semestre 2021 ont imposé une pause dans cette dégradation. Mais une fois ce rendez-vous passé, avec succès d’ailleurs, les dissensions ont pu à nouveau s’exprimer et ont été exacerbées, comme on l’a vu, à l’occasion des élections municipales. L’été 2021 a été l’occasion d’une radicalisation des discours entre partenaires qui a abouti in fine à l’explosion de l’alliance. « António Costa a la conviction que le Portugal est un pays qui aspire à être gouverné au centre-gauche. Une social-démocratie tempérée combattant les injustices et les inégalités tout en s’inscrivant dans une dynamique européenne. C’est ce qu’il avait réussi à faire accepter. Aujourd’hui, on sent bien que ce n’est plus partagé par l’ensemble de la gauche portugaise », assure l’auteur de Histoire du Portugal contemporain.

5. L’expérience peut-elle servir de modèle en Europe?

« Pour ceux qui pensent que les gauches ne sont pas irréconciliables, l’expérience portugaise a été assez positive. La leçon à en tirer est que cela peut fonctionner si on se parle et si on consent à faire des compromis. Quand on dialogue moins, voire que l’on s’invective, on ne se met plus en capacité de forger des compromis. Si la gauche radicale obtenait une majorité des suffrages ou s’en approchait, cela changerait la donne. Pour le moment, la gauche de la gauche, au Portugal et ailleurs, est réduite à la portion congrue. La politique est aussi l’expression de rapports de force. Il y a un équilibre subtil à trouver. Peut-être que le Parti communiste et le Bloc de gauche au Portugal pensent qu’en adoptant une nouvelle posture et en n’étant plus du tout associés au gouvernement, ils reprendront quelques plumes électoralement qui leur permettront de peser à nouveau dans le jeu politique. Ils courent cependant le risque d’ouvrir la voie à un retour au pouvoir de la droite qui n’en demandait pas tant », note Yves Léonard.

Yves Leonard
Yves Leonard© DR

Et d’ajouter: « Je crois qu’à l’échelle européenne, la geringonça peut être une source d’inspiration et de réflexion. Tout en se rappelant le contexte dans lequel elle s’est imposée: un danger immense. En 2015, la gauche était majoritaire au Parlement mais son principal représentant, le Parti socialiste, n’avait pas gagné les élections législatives. Il était arrivé en deuxième position derrière le Parti social-démocrate. Or, c’est parce que ce parti a été maximaliste et que son président de l’époque s’est montré très maladroit qu’il s’est vu opposer une motion de censure. L’ alliance qui s’est constituée pour le renverser s’est dit que si elle ne réagissait pas, elle en reprendrait pour quatre ans de pouvoir de droite. C’est donc ce danger imminent qui a provoqué la constitution de la geringonça entre le Parti socialiste, la Coalition démocratique unitaire (NDLR: alliance du PC et du parti écologiste Les Verts) et le Bloc de gauche. Un choix par nécessité. Aujourd’hui, l’urgence de s’unir n’est visiblement plus présente. »

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