Camille Kouchner, héritière, sous bénéfice d'inventaire. © isopix

Affaire Duhamel: la fin de la permissivité sexuelle de Mai 68

La gauche caviar sort ébranlée du scandale Olivier Duhamel, abuseur de son beau-fils de 14 ans, un secret de famille connu des initiés mais éventé par Camille Kouchner dans La Familia grande. Parmi les dégâts collatéraux, une méfiance accrue à l’égard des élites issues de Mai 68.

Le Consentement, de Vanessa Springora, (Grasset, 2019) avait préparé le terrain, récit subtil de l’emprise d’un quinquagénaire, Gabriel Matzneff, sur une adolescente de 14 ans, livrée sans protection à l’écrivain dont nul dans le milieu littéraire parisien n’ignorait le penchant pour le « troisième sexe »: les très jeunes filles ou garçons. « Depuis tant d’années, mes rêves sont peuplés de meurtres et de vengeance. Jusqu’au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence: prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre », écrivait Vanessa Springora en préambule de son livre événement, qui a privé le prédateur d’une allocation pour écrivains nécessiteux, entraîné l’ouverture de deux procédures judiciaires et jeté le discrédit sur l’époque révolue qui avait permis ça. En bref, Mai 68.

Prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre.

Vanessa Springora

Elle s’était fait oublier, « l’époque », quand, début 2020, la pandémie emporta tout sur son passage, y compris Un si long silence (Plon, 2020), dans lequel la patineuse Sarah Abitbol attirait l’attention sur les violences sexuelles dans le monde du sport. Il y aura encore, en septembre dernier, la sortie de la brique de Raphaël Enthoven, Le Temps gagné (L’Observatoire). Drôle et écoeurant, le médiatique philosophe réglait ses comptes avec son milieu germanopratin, dont un beau-père psychanalyste à la main lourde. Rien de comparable, toutefois, avec la déflagration provoquée par La Familia grande (Seuil) signée Camille Kouchner, qui révèle l’abus de son frère jumeau par leur beau-père, le célèbre politologue Olivier Duhamel.

« Maintenant, c’est comme s’il était en prison dans votre livre. » François Busnel, l’animateur de La Grande librairie (France 5), a emprunté les mots de Vanessa Springora pour clôturer son entretien avec la fille de l’ancien ministre de la Santé, Bernard Kouchner, et de la juriste féministe, Evelyne Pisier. La statue jupitérienne de l’homme de 70 ans est bien plus représentative d’une caste dominante que le pédant Gabriel Matzneff, défendu par un petit cercle complaisant, voire éventuellement complice. Combien de pages du Nouvel Observateur, pendant trois décennies, furent consacrées à la galaxie Duhamel-Pisier-Kouchner? Fort opportunément, l’enquête portant sur les fellations imposées par Olivier Duhamel à son beau-fils, alors âgé de 13 ou 14 ans, a été classée sans suite en 2011, peu après la mort énigmatique de l’actrice Marie-France Pisier, qui s’évertuait à dénoncer l’inceste sur son neveu. Le témoignage de la victime présumée a été conservé par la police judiciaire. La disparition d’Evelyne Pisier, en 2017, a libéré la parole de sa fille, avocate et maîtresse de conférences à l’université, en couple depuis peu avec Louis Dreyfus, président du directoire du Monde et vice-président de L’Obs. La campagne médiatique de La Familia grande a été réglée au millimètre près, sans altérer la sincérité de l’autrice. La nouvelle génération s’est donc résolue à donner un grand coup de pied dans la fourmilière.

Olivier Duhamel, symbole et mouton noir de sa génération.
Olivier Duhamel, symbole et mouton noir de sa génération.© belgaimage

Démissionnaire de tout, muet et absent, Olivier Duhamel est mort socialement. Député européen PS de 1997 à 2004, le constitutionnaliste qui se targuait d’avoir inspiré plusieurs réformes de l’Etat était encore, début 2021, le président du club Le Siècle, lieu de rencontre des décideurs politiques et économiques, du barreau et des médias. Président, aussi, de la Fondation nationale des sciences politiques qui pilote Sciences Po, creuset des élites politiques et médiatiques françaises. Toujours directeur de la revue Pouvoirs (Seuil), qu’il a fondée. Débatteur régulier sur Europe 1 et LCI. Ses réseaux occupaient une surface considérable, rongée par le non-dit. Sa chute abyssale éclabousse la Macronie à laquelle il s’était rallié.

Marc Guillaume, préfet d’Ile-de-France, « faiseur de rois » et « coupeur de têtes », selon Le Monde, a démissionné des trois institutions précitées où il siégeait avec Olivier Duhamel, en s’estimant « trahi ». Il s’en remettra. Autre privilégiée du régime ayant survécu à l’ère Mitterrand dont elle fut garde des Sceaux, Elisabeth Guigou a dû renoncer à présider la commission indépendante sur l’inceste qui venait d’être installée. Elle était une familière de l’ancien professeur de droit constitutionnel. Pas crédible. L’avocat Jean Veil, fils de Simone Veil, a fini par reconnaître qu’il était au courant des agissements de son ami d’enfance, mais que ses confidences, même s’il n’était plus son avocat, étaient toujours couvertes par le secret professionnel. La plupart jurent n’avoir été au courant de rien, ce qui n’est certainement pas le cas du directeur de Sciences Po Paris, Frédéric Mion. Celui-ci a été obligé de rétropédaler quand Le Monde a révélé que, contrairement à ses affirmations précédentes, il avait été averti par l’ancienne ministre Aurélie Filippetti du comportement déviant d’Olivier Duhamel. Les appels à la démission de ses étudiants, « contre le patriarcat, pour la fin de l’omerta » se multiplient. C’est le moment de lire ou relire Richie, de Raphaëlle Bacqué (Grasset, 2015), qui livrait un tableau saisissant des mécanismes secrets du pouvoir à travers la figure de l’ancien directeur de Sciences Po, Richard Descoings. Transparente, mais pas trop, la prestigieuse école a fait disparaître de son site la leçon inaugurale donnée en septembre dernier par un certain Olivier Duhamel, où il appelait « au devoir d’exemplarité » des futures « élites ». Son titre: « Vous allez apprendre à penser par vous-même. »

« Liberté, j’écris ton nom… »

Licence. Liberté. Libertinage. Tout au long de son récit, Camille Kouchner s’interroge sur le sens du mot qui servait de mantra à sa mère: la liberté. En quelques coups de plume efficaces, elle fait revivre l’atmosphère de Sanary-sur-Mer, en bordure de Méditerranée. Chaque été, la familia grande s’y transportait. Une petite coterie de gauche ayant troqué ses idéaux révolutionnaires pour le pouvoir et l’argent, souvent d’origine familiale. L’argent lui permettait de vivre hors-sol, entre domestiques et toquades. Qui, dans ces années-là, n’a pas vécu en communauté une forme d’utopie?

La liberté peut se transformer en prédation.

Guy Haarscher

L’écrivain et théoricien des médias, Michel Gheude, se hérisse quand, sur les réseaux sociaux, se déroule le énième procès de Mai 68, qu’il a vécu de près à l’ULB. « Si La Familia grande était un roman, on serait emporté par le récit de cette famille toxique, avec les deux suicides des grands-parents, la mort inexpliquée de la tante, dont l’un des membres, comme dans Festen (NDLR: film danois de Thomas Vinterberg sorti en 1998), décide de crever l’abcès. Cela pose le problème de l’autofiction, où il n’y a plus de débat contradictoire, mais, en termes de libération de la parole, c’est formidable. » Depuis le week-end dernier, des dizaines de milliers de témoignages traumatiques remontent à la surface via le hashtag #MeTooInceste lancé par le mouvement féministe Nous Toutes. D’après un sondage Ipsos, l’inceste toucherait une personne sur dix en France.

L'ancienne garde des Sceaux de François Mitterrand, Elisabeth Guigou, paie sa proximité avec le beau-père accusé d'inceste.
L’ancienne garde des Sceaux de François Mitterrand, Elisabeth Guigou, paie sa proximité avec le beau-père accusé d’inceste.© isopix

L’inconcevable affaire de La Louvière, passée récemment devant le tribunal correctionnel de Mons, rappelle que les cas d’inceste ne sont pas propres à un milieu particulier. Les parents lourdement condamnés, dont le père, membre d’un gang de motards, avaient imposé des relations incestueuses à leurs enfants pendant dix ans. « Mai 68 a promu le rejet de toute forme d’autorité, plaidé pour la liberté sexuelle, le féminisme et le refus de la discrimination des homosexuels, mais dans le consentement mutuel entre adultes, insiste Michel Gheude. Ce consentement, c’est exactement l’inverse du viol et c’est dans cet esprit que le viol dans le mariage, jusque-là assimilé au devoir conjugal, a été reconnu et pénalisé. Accepter que les jeunes puissent exprimer leur sexualité, ça n’a rien à voir avec l’abus sexuel sur des enfants ou des adolescents. Ce qui m’effraie dans cette histoire Duhamel-Pisier, c’est qu’on associe à Mai 68 ces parents totalement irresponsables, alors qu’ils représentent la perversion d’un idéal de liberté. »

Les théories freudiennes faisant de l’enfant un « être sexué » ont aussi offert une licence à certains pour en abuser. En 1977, de grands noms (dont Jack Lang, qui a reconnu que c’était une « connerie ») s’étaient ralliés à une tribune secrètement écrite par Gabriel Matzneff et publiée par Le Monde. Elle réclamait la clémence à l’égard de trois prédateurs d’enfants car, à 13 ans, ceux-ci auraient été en âge de décider. Le quotidien Libération s’est excusé à plusieurs reprises d’avoir longtemps défendu ce courant, au nom de la rupture avec l’ordre ancien.

Pour Guy Haarscher, philosophe, professeur émérite de l’ULB, l’affaire Duhamel force à s’interroger sur les avatars de l’émancipation sexuelle: « La liberté peut se transformer en prédation. Telle que nous la défendions en Mai 68, elle s’arrêtait là où commençait celle d’autrui. Mais il existait aussi une version plus radicale, celle que prônait Sade à la fin du XVIIIe siècle. Il exigeait que l’on se débarrasse de la limite à la liberté que constitue le consentement d’autrui. On retombait alors dans la domination ou la loi du plus fort. L’omerta sur les agissements d’Olivier Duhamel, qui n’ont rien à voir avec le libre accord des libertés prôné en Mai 68, a été quasi aussi forte que dans l’Eglise à propos des prêtres pédophiles, alors que celle-ci interdisait les relations sexuelles hors mariage et l’homosexualité, c’est-à-dire des relations librement consenties entre adultes. Evitons que le bel idéal de liberté se transforme en cauchemar prédateur, comme la belle idée d’égalité a pu se transformer en cauchemar totalitaire. »

Témoignage

Catherine Denis, directrice de Paroles d’enfants (Liège), n’a pas constaté dans sa pratique de psychologue et de thérapeute familiale un impact de l’affaire Duhamel, qui « touche un petit monde de privilégiés parisiens fort éloigné de notre public « aide à la jeunesse ». Pourtant, les facteurs de risque, le manque de protection et d’attention de la part d’adultes centrés sur leur propres besoins, sont du même ordre que dans les familles que nous rencontrons. »

Alain Finkielkraut, touché-coulé

Devenu la bête noire de la jeunesse intersectionnelle, apprécié de ses pairs pour sa gentillesse et sa liberté d’esprit, Alain Finkielkraut vient de commettre une fatal error dans le cadre de l’affaire Duhamel . Viré de LCI sur la base d’un échange avec le journaliste David Pujadas. Finkielkraut: « Y a-t-il eu consentement, à quel âge ça a commencé? Y a-t-il eu une forme de réciprocité? Quand vous posez ces questions on vous tombe immédiatement dessus. » Pujadas: « Parce que l’on parle d’un enfant de 14 ans! » Finkielkraut: « Et alors? D’abord on parle d’un adolescent, ce n’est pas la même chose. Même pour spécifier le crime il faut savoir s’il y a eu consentement ou non. A chaque fois que vous voulez faire une distinction, ça apparaît comme une absolution. » Peu importe qu’il ait condamné l’acte sans ambiguïté, son semblant d’escamotage des rapports réels de domination ne pardonne pas.

Affaire Duhamel: la fin de la permissivité sexuelle de Mai 68
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L’âge du consentement

Les lois française et belge diffèrent.

La loi française autorise ce distinguo sur l’âge du consentement, laissé à l’appréciation du juge. En 2017, l’affaire Sarah, du nom fictif d’une adolescente de 11 ans dont la plainte pour viol à l’encontre d’un homme de 28 ans avait été requalifiée en « atteinte sexuelle sur une mineure de moins de 15 ans », avait choqué l’opinion publique. Le parquet avait considéré que Sarah était consentante. Depuis, deux propositions de loi ont été déposées à l’Assemblée nationale pour faire en sorte qu’il y ait une présomption de non-consentement en-dessous d’un seuil d’âge fixé par la loi.

En Belgique, toute relation sexuelle est interdite avant 16 ans. Dans le cas d’un attentat à la pudeur, il suffit de prouver qu’au moment des faits, la victime avait moins de 16 ans. Avant 14 ans, tout acte de pénétration sexuelle est considéré comme un viol. Depuis le 29 octobre 2009, la Cour constitutionnelle considère toutefois qu’à partir de 14 ans, il n’y aura plus viol si la personne concernée consent volontairement et consciemment à la pénétration sexuelle. Entre 14 et 16 ans, l’acte sexuel peut aussi être requalifié en attentat à la pudeur.

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