Carte blanche

Quand les maisons de retraite deviennent des maisons de la mort (carte blanche)

Six questions douloureuses, mais fondamentales adressées à Christie Morreale, ministre wallonne de la santé et Alain Maron, ministre bruxellois de la Santé à propos de leur gestion de la crise sanitaire au sein des maisons de repos.

« C’était la guerre, mais nous n’avions pas de munitions. » Le personnel s’est battu corps et âme, mais dans les maisons de repos, la bataille a été perdue contre le Covid-19. En Wallonie, au 16 juin, plus de 2100 résidents de maisons de repos sont décédés. Dans les maisons de repos bruxelloises, plus de 1000 résidents sont morts. Soit 70% des personnes décédées du covid à Bruxelles.

Début mars déjà, Femarbel interpelle les autorités régionales en expliquant n’avoir reçu aucune recommandation. Au mois d’avril ensuite, des experts comme Marius Gilbert déploreront le fait que les autorités aient laissé les maisons de repos livrées à elles-mêmes en ne prenant pas les mesures nécessaires.

Ce ne sont évidemment pas les héros du personnel qui sont responsables du drame dans les centres de soins résidentiels. Par contre, les gouvernements wallons et bruxellois auraient pu éviter des décès si la crise du Covid-19 avait été abordée plus rapidement et plus résolument. C’est la raison pour laquelle nous voulons la mise en place de commissions d’enquête parlementaires : pour évaluer la gestion de la crise sanitaire en maison de repos par les pouvoirs publics. Une commission d’enquête pour avoir accès à tous les documents, que les différents acteurs puissent être auditionnés, et qu’ils témoignent sous serment avec donc aussi des sanctions s’ils ne disent pas la vérité.

Car nous devons rapidement tirer des leçons de cette crise sanitaire. Nous ne voulons pas revivre cela une deuxième fois.

Tout au long de la crise sanitaire, Alain Maron et Christie Morreale ont tenté de nous convaincre de deux idées. D’une part le job était fait comme ça devait l’être. D’autre part, tout ce qui ne fonctionne pas est de la responsabilité des instances fédérales.

Si c’est tout à fait vrai qu’une série de problèmes devaient être réglés à ce niveau, un certain nombre de questions se posent tout de même dans le cadre de leur responsabilité de ministres régionaux:

1. Pourquoi les Régions wallonne et bruxelloise n’ont pas appliqué des recommandations qui existent déjà depuis 14 ans pour protéger les maisons de repos?

Pourquoi les maisons de repos wallonnes et bruxelloises ne disposaient-elles pas d’un stock stratégique de masques et de matériel de protection? Le covid 19 n’est pas la première épidémie provoquée par un coronavirus dans notre pays même si c’est la plus importante. Nous avons connu le SRAS en 2003 et le MERS en 2012. Pourtant il apparaît qu’il n’existe aucun plan de protection contre les épidémies au sein des maisons de repos alors qu’il y en a dans les hôpitaux depuis 2009. Comment est-ce possible?

Pourtant en 2006 déjà, un certain nombre d’universitaires et de représentants du secteur des soins aux personnes âgées ont rédigé un document intitulé « Proposition d’initiative législative pour la lutte contre les infections associées aux soins dans les centres d’hébergement et de soins ». Dans ce document, ils ont élaboré une proposition budgétée et dans le cadre des règlements existants, à préparer pour de telles crises. Il s’agissait de soutenir l’hygiène hospitalière, les équipements de protection individuelle tels que le gel à l’alcool, les gants, les tabliers et les masques, la formation du personnel et de toutes les personnes concernées. Pourquoi ne pas avoir simplement appliqué ces recommandations?Et au vu de cette situation de pénurie, comment expliquer des décisions comme celle de la ministre wallonne de la Santé Christie Morreale, qui, d’après le secrétaire d’État Philippe De Backer, a refusé à deux reprises la proposition du Gouvernement fédéral d’envoyer des masques directement aux maisons de repos wallonnes?

Au niveau bruxellois, en commission santé du 12 mars, il est annoncé une commande de 500 000 masques par la Région, mais la livraison ne devrait arriver que le 20 mars. Soit 20 jours après le premier cas dépisté en Belgique. Le 14 avril, le ministre de la Santé confesse: « C’est vrai, il y a eu une période pendant laquelle les personnels des maisons de repos ont été insuffisamment protégés. »

2. Pourquoi un tel retard et une telle cacophonie dans l’organisation du dépistage dans les maisons de repos?

Les maisons de repos tirent la sonnette d’alarme depuis le 02 mars. Dès le 17 mars, Femarbel et l’ensemble des maisons de repos relevant des CPAS bruxellois avaient demandé d’être prioritaires pour le testing. Finalement, le testing généralisé ne débute que le 9 avril à Bruxelles et le 13 avril en Wallonie. Il aura donc fallu attendre 6 longues semaines alors que les décès se succèdent. Pourquoi?

Et pourquoi celui-ci se déroule-t-il à vitesse réduite malgré l’urgence ? En effet alors que le 16 avril, seulement 149 personnes auront été testées en Wallonie, 6000 l’auront déjà été en Flandre. D’où vient une telle différence? A Bruxelles, les tests seront seulement terminés autour du 10 mai alors que d’après le planning annoncé, toutes les maisons de repos auraient dû être testées pour le 30 avril. Pourquoi tant de temps perdu dans la mise en place et l’exécution de ces plans de testing ?

De plus, la ministre Morreale choisit de ne tester au début que les membres du personnel au lieu de faire comme dans d’autres régions et tester résidents et membre du personnel en parallèle. Un choix politique qui suscite l’incompréhension sur le terrain comme Unessa, la fédération des hôpitaux privés et associatifs wallons, le fera remarquer. Pourquoi avoir fait ce choix?

3. Pourquoi ne pas avoir résolument soutenu le personnel des maisons de repos?

Le taux d’absentéisme au sein des maisons de repos a été très élevé. Le 1er avril, le président du CPAS d’Evere déclare que le secteur des maisons de repos a demandé aux régions à la mi-mars de recevoir une priorité pour la mobilisation de personnel et que rien n’a bougé.

C’est d’autant plus compliqué que les maisons de repos partaient déjà d’une situation très difficile en la matière. En effet, les normes d’encadrement sont tellement basses que toutes les maisons de repos les dépassent et sont déjà obligées d’engager du personnel sur fonds propres et non sur fonds subsidiés.

Des réserves de personnel médical et de bénévoles ont été constituées dans les deux Régions. En Wallonie, l’application « Plateforme solidaire wallonne » a été lancée le 2 avril, soit presque un mois après qu’une initiative similaire ait été mise en place en Flandre. Pourquoi une telle attente? 1200 volontaires y étaient inscrits le 23 avril. A Bruxelles, une plateforme a été lancée plus tôt, le 19 mars, et a compté jusqu’à 900 bénévoles, mais il est impossible de savoir combien de bénévoles ont effectivement été mis au travail ni ce qu’ils ont réellement fait.

Au plus fort de la crise, le personnel des maisons de repos a eu peur de la contamination, est tombé malade ou a refusé – à raison- de travailler sans protection.

A Bruxelles, l’absentéisme du personnel a été si élevé dans certaines maisons de repos qu’il a fallu faire appel à l’armée pour prendre le relais.

Dans les deux cas, la question est la suivante : cette aide a-t-elle été vraiment utile aux maisons de repos et n’aurait-elle pas pu être organisée de manière plus efficace? Est-ce que les Gouvernements, par exemple, n’auraient-ils pas pu demander à leurs services ou aux organismes de tutelle de contacter tous les volontaires et de les envoyer dans les maisons de repos dans lesquelles il y avait des besoins?

4. Pourquoi les task-forces régionales ont-elles été si peu efficaces?

Le Gouvernement bruxellois a mis en place une task force le 10 mars, mais la première réunion avec les représentants des maisons de repos n’a eu lieu que le 16 mars (soit 5 jours après les premiers décès à Watermael) et les réunions ne sont devenues hebdomadaires qu’à partir du 27 mars.

En Wallonie, la task force n’a été mise en place que le 31 mars. Cette task force devait résoudre le problème de la disponibilité du matériel de protection pour les maisons de repos. La task force se concentrera sur la mise sur pied d’un PPP (Partenariat public privé) pour produire du matériel de protection qui ne sera disponible qu’en juin. Soit plus de 3 mois après le début de l’épidémie dans notre pays…

Pourquoi avoir autant fait traîner les choses ? Quel a été le véritable impact de ces task forces dans cette crise?

5. Pourquoi les directives de l’AVIQ et d’Iriscare ont-elles été si incohérentes?

Les directives de l’Aviq, Agence wallonne pour une vie de qualité qui est responsable du suivi de l’épidémie, en matière d’utilisation du matériel de protection ont été tardives et ont été l’objet de modifications régulières dont les motivations n’étaient pas toujours évidentes. Un directeur de centre à Verviers explique par exemple que ces directives sont arrivées tard. Que l’Aviq était « un peu paumée ».

Les maisons de repos ont aussi reçu des directives contradictoires. Fin avril un lot de masques qui a été distribué dans ces structures est jugé inefficace par l’Aviq. Mais quelques jours plus tard, l’Aviq déclare qu’une partie de ces masques est effectivement utilisable.

A la lecture des directives éditées par l’Aviq on peut se demander si la pénurie de matériel n’a pas influencé de manière dangereuse les directives quant à l’usage du masque par exemple. Ainsi, dans une directive mise à jour le 25 mars titrée « Recommandations sur l’usage du masque pour les professionnels », on peut lire que l’on ne recommande le port du masque que pour le personnel qui est directement en contact avec les résidents d’une institution. Pas de masque pour les autres membres du personnel.

Dans cette même note, on recommande aussi l’usage du masque chirurgical pendant une durée de 8 heures alors que d’autres sources comme le GERES (Groupe d’étude sur le risque d’exposition des soignants aux agents infectieux) stipulent bien que ce type de masque ne peut être utilisé que pendant 4H pour garder son efficacité.

Le même problème s’est posé chez Iriscare. Dans une circulaire du 24 mars est même indiqué qu’en cas de pénurie grave, il est indiqué de ne pas hésiter à « utiliser aussi des masques dont la date de péremption est dépassée. »

6. Pourquoi les ministres régionaux n’ont-ils pas respecté la concertation au sein du secteur?

Il est important de noter que même si les décisions concernant la gestion de la crise semblent toutes « tombées » des instances fédérales, elles sont en fait discutées avec l’implication des ministres régionaux de la santé. Soit à travers la représentation de leur parti respectif au sein du « Superkern ». Soit à travers la présence des ministres présidents Rudy Vervoort (Bruxelles) et Elio Di Rupo (Wallonie) au sein du Conseil National de Sécurité.

Il y eut la décision du CNS d’autoriser à nouveau les visites à partir du 15 avril dans les maisons de repos sans aucune concertation avec les organisations patronales du secteur ou les organisations syndicales. Et ce, même avant d’avoir testé toutes les maisons de repos à Bruxelles.

Au niveau wallon, il a fallu attendre cet énorme couac avant les premières réunions de concertation entre Christie Morreale et les organisations syndicales que la ministre avait jusqu’alors superbement ignorées. A Bruxelles, la CGSP et la CSC doivent se fendre d’une lettre le 8 avril, un mois après le début de la crise pour tenter de provoquer une première réunion de telle sorte à transmettre les observations des travailleurs sur le terrain au ministre Maron. Même au moment d’écrire ces lignes la directive wallonne qui organise le déconfinement des maisons de repos n’a pas été élaborée en concertation avec les organisations syndicales…

Germain Mugemangango, chef de groupe PTB au Parlement wallon

Françoise De Smedt, cheffe de groupe PTB au Parlement bruxellois

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