Parmi les oiseaux protégés en Wallonie, on trouve le martin-pêcheur. © belga image

Préjudice écologique: vers la fin de l’impunité?

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Absente du Code civil belge, la réparation des dommages causés à la nature donne souvent lieu à de faibles sanctions pour les auteurs d’infractions. Un non-sens, estiment les experts, en marge d’un jugement très attendu de la cour d’appel de Liège.

Au total, il s’agirait d’au moins 1 350 oiseaux, dont plusieurs espèces menacées. Détention, commercialisation après capture illégale dans la nature, y compris à quelques mètres de réserves, falsification de bagues d’élevage… Telles sont les préventions accumulées à l’encontre de huit amateurs de tenderie de la région verviétoise, soupçonnés d’avoir agi de la sorte pendant dix ans. C’est à la cour d’appel de Liège qu’il reviendra de rendre, en ce mois d’avril, un jugement dans cette affaire pour laquelle la Région wallonne, l’asbl Natagora et la Ligue royale belge pour la protection des oiseaux se sont constituées parties civiles. En mars 2020, le jugement de première instance s’était essentiellement soldé par la confiscation de matériels de capture et par l’acquittement de sommes forfaitaires allant de quelques dizaines d’euros à maximum 6 000 euros par prévenu. Des montants infimes par rapport au dommage écologique global, évalué par la Région wallonne à 202 500 euros – en plus d’un préjudice matériel estimé à 107 168 euros, lié aux interventions de terrain.

Cette affaire des tendeurs est une occasion de faire jurisprudence. Ce pourrait être notre affaire Erika.

Les plaidoiries en appel ont eu lieu le 15 mars dernier. La Région wallonne, représentée par Mes Alfred Tasseroul et Charles Devillers, a cette fois procédé à une ventilation du dommage causé pour chaque prévenu, en fonction du nombre d’oiseaux capturés et des espèces concernées. « Ce qui nous intéresse, ce n’est pas d’obtenir une somme d’argent en soi, mais plutôt de pouvoir rétablir le milieu et de mettre en oeuvre des mesures compensatoires de restauration de l’habitat, pour ce qui ne peut être réparé », commente Me Tasseroul. De ce fait, la Région réclame une réparation en nature du préjudice écologique causé par les tendeurs. C’est la voie la plus évidente pour s’assurer que les sommes éventuellement perçues ne seront pas affectées à d’autres dépenses.

Cette affaire pourrait constituer un tournant inédit à l’échelle de la Belgique. Il est fréquent qu’un organisme ou une association perçoive un euro symbolique, à titre de dommage moral, dans le cadre d’atteintes à l’environnement et à la biodiversité. Il est beaucoup plus rare, en revanche, de demander, au civil, une réparation qui soit à la hauteur du dommage écologique intrinsèque, lui-même difficile à transposer en montants financiers. D’autant plus quand la nature, dans le cas présent, n’appartient à personne – contrairement à un étang ou à une forêt privée, par exemple. Quelle est, ainsi, la valeur d’un oiseau sauvage pour la société ou la collectivité? Et que perdent précisément la Wallonie et ses citoyens quand des atteintes sont portées à la biodiversité? Ces questions recouvrent en fait un seul et même enjeu, à savoir la reconnaissance, par la loi belge, de la notion de préjudice écologique.

Une possible jurisprudence

Il y a trois ans déjà, vingt-huit professeurs, avocats ou magistrats avaient cosigné une déclaration commune, déposée auprès de Koen Geens (CD&V), alors ministre de la Justice, pour que cette notion soit inscrite dans la réforme du Code civil. Sans succès. A l’heure actuelle, le préjudice écologique n’est donc toujours pas reconnu en Belgique, ce qui complique toute tentative visant à obtenir une réparation conséquente sur ce terrain. « Chez nous, cette affaire des tendeurs est une occasion de faire jurisprudence, souligne Charles-Hubert Born, avocat, professeur à l’UCLouvain et cosignataire de la déclaration commune. En fonction de la décision qui sera rendue, ce pourrait être notre affaire Erika (NDLR: du nom du pétrolier qui avait fait naufrage au large de la Bretagne en 1999, lire encadré en fin d’article). En France, les articles 1246 et suivants du Code civil organisent désormais la réparation des préjudices causés à l’environnement. Que ce soient des atteintes aux services écosystémiques, aux espèces ou à leur cadre de vie, indépendamment des retombées pour les humains. Comme ce mécanisme n’existe pas en Belgique, nous devons nous en tenir à l’article 1382 du Code civil. »

Celui-ci indique que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Une définition large, évidente dans le cas de dommages causés à une personne ou même à une collectivité (une association de pêcheurs, par exemple), mais jusqu’ici insuffisante pour réparer un préjudice écologique qui n’affecte pas l’activité humaine en tant que telle. « Toute la difficulté est de savoir ce que l’on considère par « autrui », ce que l’on met dans « dommage » et dans « réparer »« , résume Charles-Hubert Born. Garante du respect des lois sur la protection de l’environnement, la Région wallonne pourrait être condamnée par la justice si certaines espèces d’oiseaux venaient à disparaître ou à décliner brutalement sur son territoire. Elle était déjà parvenue à convaincre le tribunal de première instance que sa constitution de partie civile était recevable, puisque personnellement concernée par le dommage subi.

La Région va, entre autres, devoir convaincre la cour d’appel que tel oiseau vaut autant d’euros.

Un calcul complexe

Tout se complique quand il s’agit de traduire les dommages en montants financiers. Dans le procès des tendeurs, le même tribunal avait estimé qu’il n’y avait « pas lieu d’accorder les sommes provisionnelles réclamées », dont les 202 500 euros liés au dommage écologique. « Les exemples cités par la Région wallonne en termes de coûts budgétaires (plantation de haies, bandes herbeuses, etc.) visent la biodiversité en général et pas uniquement la protection des oiseaux qui est spécifique à ce dossier », indiquait le jugement, illustrant la difficulté à définir l’ampleur du dommage et sa juste réparation.

Ce n’est pourtant pas une fatalité, comme le prouve la jurisprudence dans d’autres pays. En mars 2020, le tribunal de grande instance de Marseille avait par exemple condamné quatre braconniers à payer plus de 385 000 euros de dommages-intérêts, notamment au titre du préjudice écologique causé à l’écosystème du parc national des Calanques. Pendant quatre ans, ceux-ci y avaient chassé illégalement au harpon des mérous, des oursins et des poulpes. Le président du tribunal avait précisé que les montants réclamés ne correspondaient pas « au prix dans la balance du poissonnier, mais à la valeur de ces poissons dans l’écosystème », fixée à deux fois le prix au marché des espèces détruites.

Le calcul pourrait cependant s’avérer plus complexe pour la capture d’oiseaux, par nature interdite. « La Région va, entre autres, devoir convaincre la cour d’appel que tel oiseau vaut autant d’euros », analyse Nicolas de Sadeleer, professeur de droit à l’Université Saint-Louis, lui aussi partisan de l’inscription de la réparation du préjudice écologique dans le Code civil. « Des calculs sont toujours possibles, mais ce serait à partir de prix sur un marché illicite. Dans un monde idéal, il faudrait que le législateur confère une habilitation au gouvernement pour élaborer des critères d’indemnisation, qui puissent ensuite être pris en compte par le juge. Disposer d’une grille de calcul mettrait les tribunaux plus à l’aise. »

La possible reconnaissance du préjudice écologique, par le Code civil ou une emblématique décision de justice, pourrait radicalement changer la donne dans d’autres dossiers. En avril 2020, une pollution organique sans précédent avait anéanti la biodiversité dans l’Escaut sur des dizaines de kilomètres, à la suite de la rupture, en amont, d’un bassin de décantation de la sucrerie Tereos d’Escaudoeuvres, en France. Là aussi, la Région wallonne compte invoquer le préjudice écologique, si la responsabilité de la sucrerie devait être établie, outre le remboursement des frais liés aux mesures mises en place pour faire face à la pollution. Au-delà de la restauration des milieux naturels dans leur état d’origine, frapper plus fort au portefeuille reviendrait inévitablement à dissuader d’autant plus les infractions ou les négligences affectant l’environnement. Aussi inestimable soit-il.

Erika: le choc puis le tournant

Le 12 décembre 1999, le pétrolier vieillissant Erika, du groupe Total, fait naufrage à 50 kilomètres au large de la Bretagne. Malgré les opérations de pompage, 20 000 tonnes de mazout lourd se répandent dans l’océan Atlantique, avant d’atteindre les côtes sur 400 kilomètres. Des centaines de milliers d’oiseaux périssent lors de cette marée noire sans précédent. S’en suivront treize années de procédures, au cours desquelles la responsabilité de Total est clairement établie. En 2010, la cour d’appel de Paris accorde aux parties civiles 200 millions d’euros de dommages-intérêts. Mais c’est le 25 septembre 2012 que la reconnaissance du préjudice écologique pur, à savoir des dommages causés à la nature indépendamment de ses retombées humaines, se voit confortée par la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Préjudice écologique: vers la fin de l'impunité?
© belga image

Ainsi reconnue par la jurisprudence, la notion est intégrée quatre ans plus tard dans le Code civil français: « Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer », indique l’article 1246. Une phrase succincte, mais lourde de sens. Pour la première fois, la nature peut, elle aussi, être reconnue comme une victime. Ce préjudice « consiste en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement », précise encore l’article 1247. De quoi inspirer une réforme du code civil belge?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire