Quelle sera la marge de manoeuvre budgétaire de la ministre de la Défense Ludivine Dedonder, qui a fait de la "recapitalisation" du personnel sa priorité? © BELGAIMAGE

Politique de la défense: les fausses notes de la partition

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Pas d’éclaircie pour la Défense en 2021: les remboursements d’achats militaires amputent les moyens prévus pour le personnel et les opérations à l’étranger, la hausse du budget global est absorbée par les investissements en infrastructures. Où va l’armée belge?

Ite missa est. Discutée durant quatre semaines en commission de la Chambre, la note de politique générale de la ministre de la Défense, Ludivine Dedonder (PS), a été approuvée le 2 décembre, majorité contre opposition. En général, ce type d’exercice est plus bref: les députés se contentent de surligner l’un ou l’autre point de l’exposé et de poser quelques questions à l’auteur du texte. Cette fois, chacun a tenu à marquer sa différence, à exprimer ses doutes ou sa satisfaction sur les priorités fixées par la socialiste tournaisienne, première femme à obtenir le portefeuille de la Défense en Belgique. Car la commission de la Défense nationale ne manque pas de tribuns aux idées bien arrêtées, dont les ex-ministres Denis Ducarme (MR) et André Flahaut (PS) et les anciens secrétaires d’Etat Theo Francken (N-VA) et Hendrik Bogaert (CD&V). Surtout, la commission avait du pain sur la planche, avec l’actualisation en cours de la « vision stratégique », ce plan approuvé en juin 2016 qui dessine les contours de l’armée belge à l’horizon 2030.

On engage sans définir d’abord les besoins de chaque corps.

En commission parlementaire « Relex » (Relations extérieures), deux séances ont suffi pour boucler les débats sur les grandes orientations défendues par la ministre libérale Sophie Wilmès. Les questions de défense seraient-elles plus complexes et plus controversées? « En politique étrangère, tous les partis partagent grosso modo les mêmes préoccupations, explique le député fédéral CDH Georges Dallemagne. Il y a peu de clivages entre groupes car on est plus dans la philosophie politique, alors que les dossiers Défense, eux, sont très concrets: ils concernent des hommes et des femmes, des capacités militaires, des infrastructures. Instrument de projection internationale de la Belgique, l’armée assure la sécurité du pays. Les moyens budgétaires du secteur de la Défense sont tout de même conséquents: pas moins de 3,7 milliards d’euros pour 2021. »

La Défense veut recruter plus de 10 000 militaires et civils sous cette législature.
La Défense veut recruter plus de 10 000 militaires et civils sous cette législature.© BELGAIMAGE

Pas de quoi faire la fiesta dans les casernes

Le budget global de la Défense atteignait 3,2 milliards en 2020. Il bénéficie donc d’un bonus l’an prochain. Pas de quoi pour autant faire la fiesta à l’état-major et dans les casernes: cette rallonge ne permettra pas d’accorder plus de moyens au fonctionnement de l’armée et aux opérations à l’étranger, bien au contraire. Car les 500 millions d’euros supplémentaires obtenus par la Défense en 2021 seront entièrement absorbés par les coûts de rénovation et de construction de bases, casernes et QG: le budget infrastructures passe de 75 millions d’euros en 2020 à 691 millions en 2021. Et ce n’est qu’un début. « La Défense prévoit pour cette législature plus d’1,5 milliard d’euros de dépenses d’infrastructures », indique la ministre Ludivine Dedonder. D’ici à 2024, les bases aériennes de Florennes et Kleine-Brogel, qui accueilleront chacune dix-sept nouveaux avions de chasse F-35, doivent être modernisées. Parallèlement, la rénovation totale de Melsbroek a commencé. L’aéroport militaire sera doté d’un terminal pour les passagers et le fret ainsi que d’un simulateur de vol. Ils compléteront le hangar en construction destiné à accueillir les gros avions de transport Airbus A400M.

La Défense va également financer les études de faisabilité et d’incidence préalables à la construction de deux nouvelles casernes, en Flandre-Orientale et en Hainaut (sans doute à Charleroi). « Ces quartiers militaires du futur s’inspireront de l’écosystème imaginé pour la base d’Ostende, nous explique l’amiral Michel Hofman, chef de la Défense. L’idée est de faire cohabiter et collaborer les militaires avec des organismes de recherche universitaires et privés. » A Evere, le Quartier Reine Elisabeth, qui abrite l’état-major, sera rasé. La vingtaine de bâtiments existants sera remplacée par un seul grand immeuble (ou peut-être deux), à édifier juste à côté des anciens locaux du siège de l’Otan. Il centralisera tous les départements afin de réduire les frais d’entretien et de sécurisation. « Nous finalisons le cahier des charges, signale le patron de l’armée. L’appel d’offres sera lancé début 2021 et le chantier commencera en 2022 ou 2023. La vente des terrains libérés aidera à financer ce futur quartier général. »

Politique de la défense: les fausses notes de la partition
© Getty Images

Premiers remboursements d’achats de matériel

Autre poste qui bénéficie d’une hausse de crédits (d’environ 20%): le cabinet ministériel, ce qui a fait tiquer sur les bancs de la N-VA. A tous ces frais s’ajoutent les premières tranches de remboursement du matériel acheté lors de la précédente législature. La Belgique investit pas moins de 9,4 milliards d’euros dans l’acquisition de 34 chasseurs furtifs américains F-35A (les premiers sont attendus en Belgique en 2025), de quatre drones américains de reconnaissance MQ-9B Sky Guardian, de 442 véhicules blindés français Griffon et Jaguar, de six navires de lutte antimines et de deux frégates, achetées en partenariat avec les Pays-Bas.

Les opérations militaires font les frais de ces nouvelles dépenses: les moyens tomberont à 67 milliards d’euros en 2021, contre 94 milliards d’euros en 2019. « Cette diminution risque d’être peu apprécié par nos alliés », s’inquiète un officier. De même, le budget affecté au personnel stagne, voire régresse (compte tenu de l’inflation): 1,270 milliard d’euros en 2020, 1,269 milliard en 2021. Dès lors, on peut se demander quelle sera la marge de manoeuvre de Ludivine Dedonder, qui a fait de la « recapitalisation » du personnel sa priorité. Non sans raison: la pénurie d’effectifs va s’aggraver avec le départ à la retraite de la génération des baby-boomers. « Avec un effectif actuel de 21.000 militaires, plusieurs départements de l’armée ont déjà atteint le point de rupture, assure Michel Hofman. Des tâches sont reportées ou supprimées. » Le patron de l’armée nous montre les prévisions d’évolution du personnel. A politique inchangée, la chute va se poursuivre au moins jusqu’en 2026. L’armée comptera alors à peine plus de 19 000 miliaires et 2.000 civils, alors que la « vision stratégique » adoptée en 2016 prévoyait un total de 25.000 équivalents temps plein.

La Belgique a acheté quatre drones américains MQ-9B Sky Guardian, l'un des investissements qui pèseront sur le fonctionnement de l'armée.
La Belgique a acheté quatre drones américains MQ-9B Sky Guardian, l’un des investissements qui pèseront sur le fonctionnement de l’armée.© BELGAIMAGE

Quel argent pour recruter massivement et augmenter les salaires?

La ministre veut donc accroître le recrutement avec, pour objectif, l’engagement de 10 000 personnes sous cette législature. L’une des pistes envisagées pour que l’armée soit plus attractive est l’amélioration des salaires. Ludivine Dedonder espère aussi pouvoir augmenter le nombre de civils au sein de la Défense. Ils ne sont que 5% dans les forces belges, contre plus de 20% dans celles des pays voisins. Autre projet: engager des jeunes cyber-spécialistes afin de constituer, vers 2025, une cinquième composante (en plus des composantes Terre, Air, Marine et médicale) dédiée aux activités cybernétiques. Mais ces profils sont captés par le secteur privé, où les rémunérations sont plus alléchantes qu’à l’armée.

Ces inflexions en faveur des ressources humaines, qui surviennent après les gros investissements en matériel décidés à l’époque où Steven Vandeputte (N-VA) gérait la Défense, ont été saluées par la plupart des formations politiques. Un bémol tout de même formulé dans l’opposition: « Curieuse entreprise que cette Défense qui recrute sans que soient définis préalablement les objectifs à atteindre, remarque le député CDH Georges Dallemagne. On engage pour faire quoi, au juste? De combien d’hommes et de femmes chaque corps d’armée a-t-il besoin pour bien fonctionner? Tout cela n’a pas été chiffré. Voilà pourquoi l’enveloppe de la Défense risque de rester longtemps une variable d’ajustement budgétaire. » Dans le contexte actuel de pandémie, il y a peu de chances que le budget de l’armée puisse augmenter. La ministre confirme l’intention du gouvernement d’arriver un effort de Défense de 1,24% du PIB pré-Covid en 2024, mais ce but semble très hypothétique. Pour 2021, il a été décidé de participer à une « économie linéaire de 0,89% » sur le budget dans le cadre de l’effort de l’Etat lié à la crise sanitaire.

La Recherche, parent pauvre de la Défense belge

« Dans les années à venir, le ministère de la Défense continuera à se concentrer sur l’innovation, la recherche scientifique et le développement technologique pour contribuer non seulement à la sécurité de notre pays et de l’Europe, mais aussi à la relance économique de la Belgique. » Cet engagement de la ministre de la Défense Ludivine Dedonder cache mal une réalité: la recherche et développement (R&D) tient peu de place dans la politique de défense belge. La Belgique a promis, dans le cadre de la coopération au sein de l’Union européenne, de faire passer progressivement la contribution R&D à 2% de l’effort de défense belge d’ici à 2030. Sur un budget global de 3,7 milliards d’euros, 74 millions par an devraient donc être consacrés à ce secteur. On en est loin. La Défense investit moins du dixième de ce montant! En grattant beaucoup, la Cour des comptes évalue l’effort actuel à 0,23% du budget. Conséquence: la Belgique est de plus en plus dépendante de technologies militaires de pointe étrangères (américaines, israéliennes…). « Cette carence retient peu l’attention, déplore le député fédéral Georges Dallemagne. Il faudrait un plan stratégique pour la recherche associant industrie de sécurité et de défense, secteurs informatique, électronique, optique… D’autant que l’agressivité de certaines puissances devient préoccupante et que plusieurs d’entre elles sont en train de développer les armes du futur. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire