Le président russe évite de valoriser la figure emblématique de Lénine, synonyme pour lui de mise en cause d'un pouvoir établi. © DR

Les fantômes de la révolution russe

Le Vif

Pour la Russie de Poutine, la Révolution de 1917 et la période soviétique constituent encore un héritage explosif difficile à gérer. Plutôt que de l’affronter par un indispensable travail de mémoire, le pouvoir russe s’évertue à vanter l’unité et le patriotisme russes incarnés par … Staline. Analyse avec Aude Merlin, chargée de cours en sciences politiques à l’ULB.

Les fantômes de la révolution d’octobre 1917, et des 70 années d’Union soviétique hantent encore fortement la Russie actuelle. Un héritage que la nation de Poutine, le nouveau  » tsar « , a énormément de difficultés à gérer. La révolution et ses lourdes conséquences imprègnent l’imaginaire collectif mais sans qu’un indispensable travail de mémoire et d’inventaire du siècle soviétique n’ait été enclenché, voire toléré, par le pouvoir officiel, et cela au nom de l’unité nationale et du sacro-saint patriotisme. Aude Merlin, spécialiste de la Russie et chargée de cours en sciences politiques à l’ ULB nous livre quelques clés de compréhension de ces tourments de l’âme russe contemporaine.

Aude Merlin
Aude Merlin© © DR

Cent ans plus tard, faut-il considérer la Révolution russe comme une révolution ratée ou réussie ?

AUDE MERLIN : Cela dépend du point de vue où l’on se place… A la veille de la Première guerre mondiale, le pays était dans un état économique et social ultrafragile : la paysannerie sortait de plusieurs famines et vivait dans la pauvreté ; une classe ouvrière émergeait sur fond d’industrialisation naissante, et le pouvoir tsariste vivait coupé des réalités, sourd aux problèmes criants. L’avènement de la guerre a exacerbé les colères, plongeant le pays dans une crise économique sans issue et dans une incompréhension du pourquoi de cette guerre. La mémoire de la révolution de 1905 sur fond de conflit russo-japonais, la naissance d’un timide parlementarisme et la vigueur des mouvances marxistes révolutionnaires forment un contexte favorable à une nouvelle tentative révolutionnaire. Les acteurs de la révolution de février, qui conduit à la chute du tsar Nicolas II, n’étaient pas porteurs d’un programme violent : par les grèves et les manifestations, ouvriers, chômeurs, soldats exprimaient leur exaspération et leurs doléances. En octobre, la prise du pouvoir par les bolcheviks change la donne et installe, par et dans la violence, un pouvoir autoritaire. Selon l’historien Marc Ferro, spécialiste de 1917, octobre est à la fois une révolution et un coup d’Etat. Pour la poignée de bolcheviks, Lénine en tête, qui prend le Palais d’hiver et instaure le régime communiste pendant 70 ans, il s’agit en effet d’une révolution  » réussie « . Et inédite puisqu’elle est la première incarnation politique du projet marxiste dans la réalité.

En quoi la bascule de 1917 a-t-elle radicalement changé le cours de l’histoire du 20e siècle ? N’a-t-elle pas seulement ouvert une parenthèse de 70 ans dans l’histoire russe ?

C’est loin d’être une simple parenthèse ! Cette révolution marque l’avènement d’un nouveau régime qui change en profondeur les cadres sociaux, politiques, économiques et religieux de la Russie et transforme radicalement la société issue de feu l’Empire russe, qu’il s’agisse du rapport de l’individu à l’Etat et réciproquement, de la tutelle de l’Etat sur l’économie et l’étatisation des moyens de production, des structures politiques et du système de parti unique fusionné avec l’Etat. La logique et le système d’épuration politique deviennent un viatique, activé plus ou moins vigoureusement selon les périodes, au nom de la Révolution et de sa sauvegarde. Comme le souligne l’historien Nicolas Werth, la notion d’  » ennemi du peuple  » est forgée par les bolcheviks dès 1917 pour justifier les répressions tout au long de la période soviétique. Cette bascule a donc bouleversé le cours de l’histoire russe mais aussi le cours de l’histoire mondiale du 20e siècle. Elle va cliver le monde en deux blocs sur le plan idéologique. Même si la Guerre froide ne prend corps qu’après la Seconde guerre mondiale, la révolution bolchevique produit des effets considérables avant. Par exemple, le mythe d’un Etat-société, sous-tendu par un parti puissant, caractérise les expériences politiques extrêmes du 20e siècle. A cet égard, suggère Marcel Gauchet, on observe une complémentarité entre communisme et fascisme, les deux n’étant pas par hasard  » enfants du même siècle « .

Au niveau mondial, l’onde de choc soviétique va-elle durablement oeuvrer ?

Oui. La compétition entre monde communiste et monde capitaliste structure la vie politique internationale durant des décennies. Les autorités soviétiques continueront de revendiquer l’héritage de 1917, soutenant ici ou là des mouvements marxistes-léninistes de libération nationale (comme en Angola et au Mozambique), voire intervenant militairement comme en Afghanistan, au nom d’un devoir internationaliste. Les guerres chaudes que se livrent, par affidés interposés, les deux Grands de la Guerre froide s’inscrivent dans cette polarisation idéologique empreinte de néo-impérialisme.

La Révolution soviétique a-t-elle eu au moins une vertu ?

Si on doit lui trouver un éventuel aspect  » positif « , sur le plan de l’éducation, l’alphabétisation à grande échelle est un fait. L’urbanisation et l’industrialisation à marche forcée transforment un pays majoritairement agraire, aux techniques encore moyenâgeuses. Les conquêtes spatiales, technologiques, ont pris aussi une dimension vertigineuse. La sécularisation de la société également. Le siècle soviétique est donc celui d’une transformation en profondeur de la société. Mais à quel prix ! Dans les campagnes, on connaît le prix humain de la collectivisation forcée des années 1920, de la famine ukrainienne de 1932-1933, de la dékoulakisation. Le régime soviétique et sa matrice autoritaire – voire totalitaire sous Staline – ont éradiqué une large partie du potentiel intellectuel, technique et technologique du pays. La Terreur de 1937-1938 reste un des plus grands crimes de masse jamais commis en temps de paix au 20e siècle.

Les défaites successives lors de la guerre russojaponaise ont provoqué des manifestations qui seront matées lors du Dimanche sanglant.
Les défaites successives lors de la guerre russojaponaise ont provoqué des manifestations qui seront matées lors du Dimanche sanglant.

Que reste-t-il aujourd’hui de la Révolution russe et de ses suites dans la tête des Russes ? Est-ce un passé enterré ou toujours vivace ?

Un sondage de mars 2017 (mené par l’Institut Levada), indique que 48 % des Russes estiment que la Révolution d’octobre 1917 a été un événement positif de leur histoire. 31% la considèrent comme un événement négatif et 21% ne se prononcent pas. Cette révolution demeure une référence, vue comme un événement inéluctable. Les générations anciennes, biberon-nées à la  » gloire à la grande révolution bolchevique  » sont encore plus sensibles à cet héritage. Une courte majorité (51 %) de Russes nostalgiques considère que c’était mieux sous l’Union soviétique. Quant à Vladimir Poutine, il surfe de manière très prudente et sélective sur cet événement historique, ses acteurs et ses conséquences.

La Russie contemporaine paraît incapable de faire un vrai travail de mémoire sur la révolution et la longue période soviétique. Est-ce une réalité ?

Absolument. Un il conducteur fondamental transcende cependant la révolution de 1917 et la période soviétique : la question patriotique. Le patriotisme réunit autant les nostalgiques de l’URSS, ceux de l’Empire d’avant 1917, les nationalistes, les orthodoxes. On le voit dans la manière dont le pouvoir traite l’histoire. Par exemple, Poutine a organisé en 2013 une manifestation officielle très solennelle pour fêter les 400 ans d’instauration de la dynastie Romanov. Il invoque aussi l’héritage de Catherine II et son concept de  » Nouvelle Russie  » (Novorossia) pour justifier les agissements de la Russie en Ukraine ; en même temps, il valorise la figure de Staline. Il puise dans toutes les périodes historiques, tsariste ou soviétique, pour établir un récit national russe patriotique qui puisse flatter ses 144 millions de citoyens.

Pourquoi Poutine évite-t-il à ce point ce débat sur la révolution et ses suites ?

Il est obsédé par l’unité et le renouveau de la fierté russe après l’effondrement du bloc soviétique en 1991, un effondrement qu’il qualifie de  » plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle « . Il ajoute dans la foulée:  » Ceux qui veulent y retourner n’ont pas de tête, mais ceux qui n’ont pas de nostalgie n’ont pas de coeur « . Il sacrifie le devoir de mémoire sur l’autel de la réconciliation russe, mais cette dernière, en l’absence de travail de mémoire, ne peut être qu’une illusoire unité de façade.

Cependant, occulter une partie du passé et éviter de l’affronter, n’est-ce pas amorcer une bombe à retardement ?

Exact. Tant que la société russe n’aura pas fait un travail de mémoire et de réflexion approfondie sur son passé, elle ne pourra pas envisager un avenir à la fois pacifié et démocratique. Un énorme travail reste à accomplir autour de la mémoire de 1917, du stalinisme, des purges, des répressions, du goulag. Quiconque s’y risque est mis sous pression (comme l’historien Dmitriev). Actuellement, en Russie, l’histoire est instrumentalisée. La mémoire officielle est en dissonance avec les mémoires privées. En même temps, chaque famille russe cultive sa propre histoire et mémoire familiale.

Le Dimanche rouge du 9 janvier 1905 à Saint-Pétersbourg marque la répression sanglante d'une manifestation face au Palais d'Hiver. L'armée impériale tire sur la foule. Ce sera le début de la révolution russe de 1905.
Le Dimanche rouge du 9 janvier 1905 à Saint-Pétersbourg marque la répression sanglante d’une manifestation face au Palais d’Hiver. L’armée impériale tire sur la foule. Ce sera le début de la révolution russe de 1905.

Le pouvoir russe et Vladimir Poutine s’emploient à noircir la figure de Lénine, et il n’y a pas eu de commémoration officielle de la Révolution en Russie. Pourquoi ?

Le président actuel a peur du mot  » révolution « . Il se garde donc de valoriser 1917 et Lénine, sa figure emblématique, synonyme pour lui de déstabilisation, de mise en cause d’un pouvoir établi, qu’il s’agisse de celui du tsar Nicolas II ou de celui du gouvernement provisoire né de la première révolution de février 1917. Le président Poutine et ses proches sont fébriles quant au risque de révoltes ou contestations qui pourraient sourdre dans la société russe. Lénine reste une référence historique dangereuse. Donc pas question de valoriser une telle figure révolutionnaire.

Poutine ne reproche-t-il pas à Lénine d’avoir créé, par la structure fédéraliste de l’Union et le droit de sécession laissée à chaque Etat, les conditions de l’effondrement de l’URSS 70 ans plus tard ? En somme d’avoir dès l’origine  » placé une bombe sous l’Union soviétique  » ?

Cela me paraît incongru comme grief. D’une part, le fédéralisme était surtout formel à l’époque soviétique. Ensuite, il découlait d’une politique des nationalités conçue précisément pour attirer les peuples périphériques dans le projet soviétique. Quant à la  » bombe sous l’URSS « , il faut préciser que le droit de sécession n’était que formel tant que le pouvoir soviétique était en vigueur. Pour rappel, l’Union soviétique était formée de 15 républiques dites  » de l’Union  » qui jouissaient officiellement de ce droit de sécession : la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kirghiztan, le Kazakstan, l’Ouzbekistan, le Tadjikistan, le Turkmenistan, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Moldavie. Aujourd’hui, ces 15 républiques sont officiellement indépendantes. Par contre, des entités comme la Tchétchénie ou l’Abkhazie n’ont jamais joui de ce droit. Fin 1991, la communauté internationale a reconnu ces 15 républiques, sur base des contours de la défunte Union soviétique. Depuis, la réalité sur le terrain n’est pas vraiment congruente avec ce que le droit international a acté à l’époque : l’Ukraine a aujourd’hui perdu une partie de sa souveraineté avec l’annexion de la Crimée par Moscou tandis que l’Abkhazie ou l’Ossétie du sud ont été reconnues indépendantes par la Russie. Le tableau est  » à géométrie variable « . Quant à la Tchétchénie, devenue une dictature sous couvert de reconstruction, ses aspirations indépendantistes lui ont valu une répression massive de Moscou.

Le dossier tchétchène est-il une bombe à retardement ?

Assurément. Les agissements du Kremlin en toute impunité en Tchétchénie au cours des deux guerres (1994-1996 et 1999-2009) sont une charge explosive pour l’avenir. L’absence d’analyse par le pouvoir russe de l’héritage impérial et colonial, sous le tsarisme, à l’époque soviétique ou dans ses formes réactualisées, retarde le règlement du conflit à sa racine. Tout empire est en soi une bombe à retardement, surtout lorsque sa constitution s’est faite dans la violence.

Poutine dénigre Lénine mais encense Staline. Voit-il dans  » le Petit Père des Peuples  » la synthèse parfaite de deux mémoires, celle de la période soviétique et celle de la période pré-soviétique de grandeur impériale dont il est nostalgique ?

Poutine valorise Staline comme figure majeure du patriotisme russe, comme manager d’une efficace industrialisation à marche forcée. Et surtout comme le chef militaire qui, en situation de crise aigüe, a vaincu le fascisme. Staline est sur un piédestal comme vainqueur du nazisme, tandis qu’est passé sous silence le pacte Ribbentrop-Molotov de 1939, l’alliance initiale entre Staline et Hitler. C’est un tabou. La figure de Staline faisant appel à la nation russe et à l’Eglise orthodoxe au début de la grande guerre patriotique (1941-1945) est aussi valorisé.

Dernier empereur de Russie, le tsar Nicolas II a été forcé d'abdiquer en 1917. Assigné à résidence, il sera assassiné avec toute sa famille en 1918.
Dernier empereur de Russie, le tsar Nicolas II a été forcé d’abdiquer en 1917. Assigné à résidence, il sera assassiné avec toute sa famille en 1918.

Poutine se voit-il tsar d’un empire chrétien millénaire qui doit recoller les morceaux après la désagrégation de l’Union soviétique en 1991 ?

En tout cas, il mobilise l’appartenance de la Russie à la religion orthodoxe pour nourrir son discours de puissance. Le pouvoir actuel a surtout peur de toute forme de rébellion, de contestation, que l’on peut observer en germes dans la société russe. Il cherche donc à cimenter un maximum la population autour de lui et à empêcher que mûrisse toute forme d’opposition articulée. Il se voit comme le reconstructeur de la Russie après l’effondrement de l’URSS et le désastre des années Eltsine.

Les fantômes de la révolution russe

En quelle figure emblématique de l’histoire russe passée se rêve-t-il ?

Il n’a pas une seule référence. C’est une combination complexe entre Pierre Le Grand, Catherine II, Staline : la réactivation de la symbolique de la lutte contre le fascisme sur fond de crise ukrainienne est emblématique de cela. Plus en amont, il y a aussi Vladimir 1er dit  » le grand « , qui a baptisé la Russie en 988… Comme pour sa propagande patriotique, Poutine agrège différents éléments selon l’intérêt de la situation.

La Russie est-elle plus fragile aujourd’hui que durant la période soviétique ?

Oui, à bien des égards. La Russie contemporaine a une économie productive beaucoup plus faible que ne l’était l’industrie à l’époque soviétique. Elle fonctionne essentiellement comme un comptoir de matières premières. Elle est plus fragile démographiquement aussi. Et ses alliances géopolitiques sont devenues plus friables qu’au temps de la Guerre froide lorsque l’Union soviétique était un des deux grands sur la scène mondiale. En 2017, les choses sont beaucoup plus fragmentées et friables. L’ambition de Poutine est de garder une influence voire un contrôle par la manière forte sur  » l’étranger proche « , les territoires de l’ex-URSS encore considérés comme une chasse gardée. La Russie est ensuite montée d’un cran en se repositionnant sur la scène internationale, notamment en Syrie depuis 2015.

On parle souvent de  » l’âme russe « , existe-t-elle, et quel effet a pu avoir sur elle la période soviétique ?

Pour avoir vécu en Russie, y avoir des amis, et m’y rendre régulièrement, je peux témoigner du caractère flou de ce concept. Pour certains,  » l’âme russe  » reposerait sur plusieurs propensions des Russes. Celle de ne pas se focaliser sur le  » rationnel « , et à considérer l’histoire de leur peuple comme relevant en partie d’un fatalisme. Celle à invoquer des éléments relevant du spirituel, transcendant le matériel et le rationnel. Cette approche s’inscrirait dans une histoire longue, rappelant au passage le statut de  » troisième Rome  » de la Russie orthodoxe. Parallèlement, un discours eurasiste, présente le monde slave comme un univers différent du monde occidental, fondé sur un socle rassemblant les différentes religions monothéistes, en particulier le christianisme et l’islam. L’âme russe serait-elle le précipité impalpable de ton-nus ces ingrédients, échappant à une rationalisation occidentale ? Quant à l’impact de la Révolution et de la période soviétique sur l’âme russe : on peut en déduire un peuple russe fataliste, capable d’accepter et d’endurer un grand nombre de souffrances collectives. Mais aussi que cette hypothétique  » âme russe  » a été très malmenée !

Propos recueillis par Fernand Letist.

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