© Belga

L’ubuesque tracing du coronavirus

Muriel Lefevre

Deux mois après son lancement, le traçage de contacts de personne infectée semble encore connaître de nombreux ratés. Pierre angulaire du suivi de l’épidémie, le traçage et ses couacs donnent des sueurs froides aux épidémiologistes. D’autant plus quand les traceurs s’épanchent dans la presse avec des témoignages édifiants sur l’absurdité de leurs conditions de travail.

« Certains jours, nous appelons et d’autres jours, nous ne faisons rien. Aujourd’hui, par exemple, je ne dois pas téléphoner de toute la journée. Je dois juste être là ». Depuis quelques jours les témoignages de certains des 300 traceurs covid apparaissent dans différents médias. Ils y racontent leurs journées à regarder netflix ou à attendre, pendant trois jours, un mot de passe pour pouvoir se connecter au système. Un constat confirmé par Marc Van Ranst lors de son exposé cette semaine au Parlement flamand : « Il y a des traceurs de contacts, oui, mais ils se tournent régulièrement les pouces ».

Certains occupent leur journée à regarder Netflix

Comment se fait-il qu’autant de traceurs n’aient pas grand-chose à faire ? « Au début de la crise, on a engagé beaucoup de traceurs de contact, mais il y a peu d’infections pour le moment. De plus, les personnes que nous appelons ne donnent pas beaucoup de contacts » selon Karine Moykens, la présidente du Comité interfédéral « Testing & Tracing » qui stipule qu’ils ont déjà « réduit le nombre de chercheurs de contact, car il y avait trop peu d’appels téléphoniques à passer. D’un autre côté, nous devons nous assurer qu’il y a suffisamment de personnes au moment où l’on en a besoin ».

L'ubuesque tracing du coronavirus
© Belga

Le problème est donc à double tranchant : lorsqu’on a trop d’enquêteurs, certains passent leur journée à regarder Netflix. Mais une semaine plus tard, la situation peut complément basculer et l’on se retrouve alors face à une pénurie cruelle de personnel. Ce qui fait dire au biostatisticien Geert Molenberghs (UHasselt et KU Leuven) que réduire les troupes n’est pas une bonne idée. « Il est vrai que ces personnes n’ont pas toujours la même quantité de travail, mais il vaut mieux avoir une base stable et qualifiée. Je pense que le vrai problème est que le système ne fonctionne pas correctement. La recherche des contacts n’a pas été faite de manière professionnelle ».

43% des personnes dont le test est positif ne sont pas appelées.

L’épidémiologue Pierre Van Damme (U Antwerpen) s’est ainsi plaint dans l’émission Terzake que les traceurs n’arrivaient pas à joindre 40 % des personnes infectées. Des chiffres confirmés par le Standaard qui précise que 43 % des personnes dont le test est positif ne sont pas appelées et qu’une sur trois ne donne pas de coordonnées.

Et même lorsque les informations finissent par être récoltées, elles ne sont pas correctement transmises à Sciensano ou encore l’Agence flamande pour les soins et la santé.

Beke et Jambon
Beke et Jambon © Belga

Enfin, lorsque les données recueillies lors de la recherche des contacts aboutissent dans des bases de données, celles-ci semblent caduques par manque de flexibilité. Ainsi « Vous ne pouvez pas relier le dossier d’un patient infecté aux dossiers des personnes avec lesquelles il a été en contact. Vous ne pouvez pas non plus relier les fichiers de ces contacts. Cependant, c’est le seul moyen de se faire une idée des groupes d’infections » dit encore Pierre Van Damme (UAntwerpen) à la VRT.

C’est d’autant plus inquiétant que pour endiguer l’épidémie il est primordial de cartographier les groupes d’infection. « Nous le demandons depuis des semaines », explique le professeur de biostatistique Niel Hens (UHasselt et UAntwerp), membre de GEES, à De Standaard. « Quand je vois à quel point la détection des contacts est mauvaise, je me demande pourquoi nous nous donnons tant de mal ».

Selon Molenberghs, le fait que le tracing ne se déroule pas comme cela devrait l’être est aussi dû à la complexité de notre structure étatique. « Ces flux d’information sont très complexes en eux-mêmes, mais la complexité parfois kafkaïenne de notre pays la rend encore plus compliquée.

« Si rien ne change, je m’en vais »

Une autre personne très critique est le pneumologue Wouter Arrazola de Oñate, qui est étroitement impliqué dans la recherche des contacts. Compte tenu de son expérience de la tuberculose, il fait partie du groupe de travail qui supervise le comité inter-fédéral de dépistage et de traçage. « Si rien ne change, je m’en vais », dit-il. Il insiste sur l’importance d’interroger non seulement la personne infectée, mais aussi tous les contacts de ce patient spécifique.

Aujourd’hui ces contacts sont, officiellement pour des raisons de confidentialité, contactés par d’autres traceurs ce qui empêche d’avoir une vue d’ensemble pourtant essentielle pour identifier les foyers. « De toute façon, le fait que nous ne sommes pas censés demander où les gens travaillent, pour des raisons de protection de la vie privée, est une connerie » dit encore Arrazola de Oñate dans De Morgen.

L'ubuesque tracing du coronavirus
© Belga

La recherche de contacts n’est en effet utile que si vous pouvez poser les bonnes questions. Du genre Où étiez-vous ces derniers jours ? À qui avez-vous parlé lorsque vous avez été boire ce verre ? Avec quelles personnes avez-vous eu des contacts étroits ?

Mensonges et législation stricte

Sauf que ce sont là des questions très personnelles, auxquelles tout le monde n’aime pas répondre. Du coup les gens refusent de répondre ou mentent. Un enquêteur anonyme le confirme à la VRT: « Il y a beaucoup de gens qui ne veulent pas coopérer. Certains disent qu’ils n’ont vu personne ces derniers jours. En soi, bien sûr, c’est possible. Mais il est également possible qu’ils mentent. Il nous est impossible de le savoir. « 

Le problème n’est pas seulement les personnes contactées. Il y a des obstacles juridiques. Il existe des règles pour protéger notre vie privée et ces règles doivent être respectées, même pendant une pandémie. Cela concerne principalement le règlement général sur la protection des données, mieux connu sous son titre anglais : General Data Protection Regulation (GDPR). Ce règlement européen régit le traitement des données personnelles par les entreprises et les organismes publics. Elle détermine donc également les données qui peuvent être conservées à des fins de recherche des contacts. « Le GDPR est très strict en ce qui concerne les données médicales », déclare le professeur Bart Preneel (KU Leuven) à la VRT. « Il existe des exceptions à ces règles strictes, par exemple si cela est nécessaire pour la santé publique. C’est donc un peu un exercice d’équilibre ». Et apparemment, c’est là que se situe le problème. Certains veulent plus d’exceptions, d’autres sont moins disposés à le faire.

D’après Preneel, c’est une honte. « Nous avons un énorme problème et la vie des gens est en jeu. Je pense donc que nous devrions aller un peu plus loin dans la direction de la santé ». Le biostatisticien Niel Hens (UHasselt et KU Leuven) est tout à fait d’accord. « Je ne comprends pas pourquoi il n’est pas possible en Belgique ce qui est apparemment possible dans d’autres pays. »

Il poursuit, toujours dans De Morgen, « on a accordé beaucoup trop peu d’attention aux experts ayant l’expérience de la recherche de contacts et trop aux spécialistes des technologies de l’information ».

On pourrait en rire, sauf que c’est dangereux

C’est précisément pour cette raison que le microbiologiste Emmanuel André a quitté en juin la tête du Comité interfédéral « Testing & Tracing ». Il ne pouvait plus supporter l’attitude dominante de Frank Robben, le haut fonctionnaire fédéral qui a conçu les systèmes informatiques pour le gouvernement, tels que la base de données Crossroads. Robben dit maintenant que le système de suivi sera ajusté d’ici la fin du mois d’août, mais la question est de savoir si les chiffres permettront d’autres retards.

Niel Hens ne laisse lui que peu de place au doute : « une bonne recherche des contacts est extrêmement importante si vous voulez garder la courbe basse. Elle réduit considérablement le nombre de nouvelles infections ». Geert Molenberghs confirme. « Dans certains modèles, vous voyez une immense différence entre une situation avec ou sans bonne recherche de contacts. Sans une bonne détection des contacts, la courbe monte de nouveau en flèche ». La détection des contacts est également cruciale lorsque vous assouplissez d’autres mesures.

Pierre Van Damme plaide lui en faveur de la recherche de contacts à travers des systèmes alternatifs : « Attendre jusqu’à la fin du mois d’août est irresponsable ». Une des pistes à explorer serait de passer par les médecins généralistes soutenus par des bénévoles.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire