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Frédéric Claisse (ULiège): « Il est temps de faire revenir le risque en démocratie » (entretien)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour le sociologue du risque Frédéric Claisse, attaché à l’Iweps (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique) et à l’ULiège, le gouvernement a bien fait d’informer la population pour motiver ses décisions dans la lutte contre le coronavirus. Mais prendre en compte le point de vue des destinataires des mesures était tout aussi essentiel. Et cela n’a pas été fait.

Elle ne fait pas son âge, la notion de calcul des risques, malgré ses trois siècles d’existence! Il faut en effet remonter au XVIIe siècle pour la voir apparaître. A l’époque, les armateurs, fâchés de constater que des tempêtes envoient une partie de leurs cargaisons par le fond, commencent à s’assurer: ils ont compris qu’ils pourront optimiser leurs coûts s’ils s’assurent contre le risque de perdre leurs bateaux ou leurs marchandises. Ce raisonnement marque l’avènement d’une gestion assurantielle du risque, concomitant avec la naissance du calcul probabiliste. C’est un événement majeur de l’histoire de l’humanité: les hommes cessent de voir les catastrophes comme une fatalité et commencent à appréhender ces phénomènes comme des risques maîtrisables, qui peuvent faire l’objet de décisions rationnelles. Depuis lors, et singulièrement depuis un peu plus d’un an, le risque est partout et multiforme: sanitaire, social, économique, politique, culturel. Humain, à vrai dire.

Bio express

  • 1973: Naissance à Rocourt.
  • 1998: Chercheur au Spiral (ULiège), centre de recherche interdisciplinaire sur le risque et la gouvernance.
  • 2012: Docteur en sciences politiques et sociales à l’ULiège.
  • 2014: Attaché scientifique en prospective (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique).
  • 2020: Publie Covid-19: Quatre scénarios pour l’après-crise, une note de veille prospective de L’Iweps.

Le risque est-il inhérent au fait de voir venir les menaces? Autrement dit, le coronavirus constituait-il un risque alors qu’une épidémie passée, comme la grippe espagnole, n’en était pas un puisque les humains ne l’avaient pas pressentie?

On distingue traditionnellement deux dimensions du risque: la probabilité qu’un événement survienne et la gravité des dommages qu’il entraîne. La difficulté avec les dangers posés par les nouveaux coronavirus, c’est qu’ils relèvent de risques émergents, pour lesquels il n’existe pas de précédent, sinon très lointain, comme la grippe espagnole. Il était donc tentant de dire, comme on l’a parfois entendu, que personne n’aurait pu voir venir ce type de menace, comme s’il s’agissait d’un « cygne noir » (1). Or, cela fait près de vingt ans que le risque pandémique fait l’objet d’une surveillance étroite. La Covid-19 intervient après une série d’alertes sanitaires mondiales, qui ont commencé avec la première épidémie de Sras en 2003, et s’est poursuivie avec les épisodes de grippes aviaires qui ont marqué les années 2000. Paradoxalement, les Etats étaient beaucoup mieux préparés à ce type d’événement il y a dix ans. En 2009, lors de l’épidémie de grippe H1N1, il y avait des plans pour la gestion de crise, des stocks de masques, et les administrations étaient prêtes. Mais la catastrophe sanitaire tant redoutée ne s’est pas produite. On a alors reproché aux décideurs d’en avoir trop fait. De sorte que la décennie suivante a été celle de l’oubli. Il aurait fallu continuer à nous préparer, à inscrire la pandémie dans le registre du probable, voire du certain. Pour réagir efficacement à la crise, il faut se donner de puissants moyens d’anticipation et d’imagination.

La décision de privilégier certaines disciplines scientifiques plutôt que d’autres est en soi un geste politique.

Comment, idéalement, cette crise aurait-elle dû être gérée?

On peut voir la gestion publique du risque comme une fusée à trois étages: très en amont, l’Etat doit assurer une veille sanitaire continue, via des dispositifs pour détecter et diffuser le plus tôt possible des signaux d’émergence d’un danger. Ensuite, la phase de planification d’urgence doit permettre d’imaginer les réponses à la crise, en matière de mesures, de moyens humains et matériels, mais aussi de procédures et de coordination. Enfin, la gestion de crise elle-même déploie les plans d’urgence. Il faudrait ajouter un quatrième étage à la fusée: l’apprentissage des crises antérieures, qui devrait nous amener à réviser en permanence nos dispositifs d’alerte et de planification. Nous semblons mieux préparés à certains risques, comme les catastrophes naturelles, les accidents industriels, les attentats terroristes, qu’à d’autres. Les dangers qui nous paraissent plus diffus, les pandémies par exemple, nous mettent davantage en difficulté. La nature de ces nouveaux risques pandémiques est telle qu’on ne peut les éradiquer avec les moyens classiques de la prévention, tels la vaccination ou les antibiotiques. D’où l’importance de l’attention portée à la détection précoce, aux lanceurs d’alerte, qui vivent près des lieux d’émergence. Cette fonction de « sentinelles » incombe aux scientifiques mais aussi aux artistes: tous deux nous proposent des outils, sous la forme de scénarios ou de simulations, pour anticiper la catastrophe. En 2001, l’armée américaine a ainsi utilisé le roman de science-fiction L’Affaire Cobra, de Richard Preston, pour élaborer un exercice sur le risque bioterroriste. La fiction, au sens large, est un bon laboratoire pour imaginer le pire. Il en va de même pour la prospective, pour sa capacité à détecter des signaux faibles et à élaborer des scénarios.

La société occidentale vit-elle de plus en plus dans un monde de risques? Dans la foulée, vit-elle aussi de plus en plus dans un monde d’assurances?

Selon certains sociologues, nous serions entrés dans la « société du risque » depuis une quarantaine d’années. Jusqu’alors, les risques étaient essentiellement naturels, liés à des raz-de-marée, à des éruptions volcaniques ou à un virus comme celui de la grippe espagnole. L’humain n’était pas impliqué dans l’irruption de ces événements. La question majeure à laquelle nos sociétés sont aujourd’hui confrontées est celle des conséquences négatives de leurs propres activités industrielles et technologiques, ce qui est inédit. Ces activités entraînent naturellement de nouvelles demandes d’assurances, mais le processus est plus profond: il force à réévaluer notre rapport à la modernité. D’un côté, nous sommes invités à considérer ces risques comme maîtrisables ; de l’autre, nous savons que les effets environnementaux de nos activités sont irréversibles et dépassent toute capacité d’assurance. En cas d’accident nucléaire grave, par exemple, les pertes seraient très largement supérieures à ce que n’importe quelle compagnie pourrait assurer. Les préoccupations en matière de développement durable et de principe de précaution seraient la conséquence de cette prise de conscience récente. On peut se demander si cela ne témoigne pas d’une confiance excessive dans notre capacité de maîtrise… Parler de développement durable, voire de transition écologique, serait juste une autre manière de minimiser le risque, de continuer à faire comme s’il était une simple variable à gérer. Ces formules nous empêchent peut-être de passer à un autre rapport au risque qui ne soit pas celui du déni.

Pour Frédéric Claisse,
Pour Frédéric Claisse, « trop souvent, les pouvoirs publics croient qu’un peu de pédagogie suffit pour obtenir le soutien de la population ». Alors qu’ « il faut également prendre en compte le point de vue des destinataires de la décision ».© BELGA IMAGE

Les risques ne sont-ils pas plus difficiles à cerner dès lors que les experts ne partagent pas tous la même analyse?

La controverse entre experts est l’état normal de la science, a fortiori pour un virus nouvellement détecté dont on ne connaissait à peu près rien. On a l’air de penser que les rôles sont bien répartis entre experts et politiques: les experts informent le politique, qui prend les décisions. Mais ce n’est pas le cas. La décision de privilégier certaines disciplines scientifiques plutôt que d’autres est en soi un geste politique, puisque vous vous coupez de connaissances qui pourraient être utiles. Je pense aux sciences sociales, qui ont été très peu consultées, mais aussi aux pédiatres et aux psychiatres, qui essaient d’avertir depuis un an des conséquences du confinement. D’un autre côté, pour le décideur, le fait d’avoir adopté un cadrage strictement sanitaire a sans doute eu l’avantage de réduire l’incertitude. Le récit politique est resté remarquablement stable depuis un an: nous devons tout faire pour aplatir les courbes, éviter que les hôpitaux ne soient débordés, protéger les personnes vulnérables. Tous les outils de gestion de crise, du confinement au port du masque, n’ont visé qu’à temporiser jusqu’à la découverte d’un vaccin. Avec la lassitude d’une année de crise, ce récit commence aujourd’hui à se fissurer et, avec lui, la confiance dans la parole des experts, dont les projections alarmistes ne convainquent plus toujours. Le besoin d’un autre cadrage se fait cruellement sentir. Il est temps de rouvrir le processus de décision à d’autres acteurs, notamment en redonnant la parole à ceux qui ont été empêchés de créer durant le confinement.

Les gouvernements doivent gérer parallèlement plusieurs risques: sanitaire, économique, psycho-social et politique. Que dit, de notre société et de ses valeurs, la hiérarchie de la prise en compte de ces risques?

Dans l’urgence de la première phase de la crise, la santé publique représentait l’absolue priorité. Il s’agissait d’agir sans tarder, au nom du principe de précaution, qui a ainsi marqué son grand retour politique après une relative éclipse. D’abord expérimenté par la Chine, puis adopté par mimétisme, le confinement s’est imposé comme la mesure providentielle qui devait stopper la propagation du virus, en attendant de disposer de masques, de réactifs pour les tests, de capacités de détection et de traçage des nouveaux cas. Un an après, le gouvernement ne semble pas avoir revu l’ordre de ses priorités, alors qu’il va bientôt devoir faire face aux conséquences psychosociales, économiques, mais aussi sanitaires, des mesures qu’il a prises. Mais on ne comprend plus guère aujourd’hui pourquoi certains types de dégâts collatéraux sont toujours systématiquement exclus de la réflexion.

Le modèle de l’Etat social actif, qui rend l’individu responsable de sa santé et le stigmatise quand son comportement est jugé inadapté, ne convient pas pour une pandémie.

La société a-t-elle évolué, depuis le XXe siècle, vers une plus grande prise en charge des risques par l’individu et non plus par le collectif?

Les risques émergents requièrent des capacités que seuls les Etats ou de grandes organisations internationales peuvent mobiliser. En même temps, ils reposent sur une vigilance et une discipline au niveau local et individuel. Les gouvernements ont encore accentué cette responsabilisation. Ce serait audible si l’Etat s’était lui-même montré exemplaire dans sa gestion de la crise. Or, il n’a pas particulièrement brillé par sa cohérence ou son efficacité. On peut penser au scandale des masques Avrox, à l’échec de l’application Coronalert, aux cafouillages en matière de communication, à la quasi-suspension de l’Etat de droit. Le modèle de l’Etat social actif, qui rend l’individu responsable de sa trajectoire pour son emploi ou sa santé et le stigmatise quand son comportement est jugé inadapté, ne convient pas non plus pour une pandémie. C’est d’autant plus vrai que la crise a eu pour effet de révéler les vulnérabilités et les inégalités de notre système. On peut se demander si un gouvernement qui se présenterait « en faiblesse » devant ses concitoyens n’augmenterait pas ses chances d’être entendu et de mener à bien ses politiques. L’urgence n’est-elle pas aussi de réduire la dissonance, pourtant très visible, entre les postures martiales des responsables politiques et les conditions dans lesquelles le pays se trouve, vu son niveau de préparation et d’équipement pour faire face à la crise? Il y a là un enjeu majeur pour l’après-crise, car la confiance, tacite ou explicite, envers les gouvernants est une condition de l’exercice du pouvoir dans les démocraties libérales.

Les risques humains, liés par exemple à la production nucléaire, ne sont-ils pas moins faciles à combattre du fait que cette technologie présente aussi des avantages?

Dans un modèle strictement assurantiel, les risques font effectivement l’objet d’un arbitrage: on accepte d’en supporter les coûts si les bénéfices attendus les compensent. Mais d’autres décisions sont possibles: on peut remettre en question les bénéfices, pondérer autrement les coûts en fonction de nos priorités, accorder plus de valeur à certaines conséquences plutôt qu’à d’autres. C’est ce qui s’est produit pour le nucléaire: si l’on s’en était tenu à un raisonnement d’économiste ou d’ingénieur, la décision d’en sortir n’aurait jamais été prise. Il devrait y avoir une place pour une délibération publique sur le risque et les conséquences de nos choix technologiques.

Frédéric Claisse (ULiège):
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La perception du risque varie-t-elle selon les niveaux de diplômes?

C’est à nuancer car il y a aussi de l’incrédulité chez des personnes surdiplômées. De manière générale, nos cerveaux sont mal équipés pour décider sur une base probabiliste: nous prenons des raccourcis trompeurs, tombons dans toutes sortes de biais cognitifs. La sous-estimation du risque semble plutôt corrélée avec la défiance envers les institutions, comme on le voit avec les antivaccins. Pour le meilleur et pour le pire, nos sociétés sont devenues plus critiques et réflexives. Cela devrait être une ressource et non un obstacle pour la gestion des risques et des crises à venir.

Comment l’individu jongle-t-il avec les différents risques qu’il prend, sanitaires, judiciaires, sociaux?

Les conséquences dommageables du risque sont moins perceptibles après un an. La discipline est de plus en plus difficile à tenir, pour des bénéfices de moins en moins tangibles. On a donc tendance à rationaliser davantage, en ajustant ses croyances à ses comportements, quitte à minimiser le danger. Il y a un an, on se moquait des trumpistes qui défilaient sans masques et criaient aux atteintes aux libertés. A présent, beaucoup ne croient plus en la dangerosité du virus. Le clivage est aujourd’hui marqué entre les « rassuristes », qui jugent les mesures exagérées et craignent pour les libertés publiques, et les « hygiénistes », qui veillent à maintenir un haut niveau d’alerte. On ne devrait pas avoir à choisir son camp.

Comment établir une stratégie commune dès lors que les réactions des individus ne sont pas forcément celles qu’escomptaient les pouvoirs publics?

C’est souvent le seul rôle dévolu aux sciences sociales dans ce genre de crises: garantir l’acceptabilité sociale du risque ou des mesures. Trop souvent, les pouvoirs publics pensent qu’il suffit d’un peu de pédagogie pour avoir le soutien de la population. Il faut en finir avec ce modèle asymétrique: croire qu’il suffit d’informer, que tout écart serait irrationnel. Informer est essentiel pour motiver les décisions, mais prendre en compte le point de vue des destinataires de la décision l’est tout autant. On l’a clairement oublié. La mutualisation du risque et la régulation collective sont des enjeux cruciaux pour l’avenir de la gestion de ces crises, de manière à concilier au mieux liberté et sécurité. Il est temps de faire revenir le risque en démocratie.

(1) Dans la théorie développée par le statisticien Nassim Nicholas Taleb, on appelle cygne noir un événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler et qui, s’il survient, a des conséquences considérables et exceptionnelles.

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