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Comment réduire l’empreinte carbone de l’e-commerce (analyse)

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

L’e-commerce est-il nécessairement une « régression écologique », comme l’a récemment qualifié Paul Magnette? Notre gouvernement semble pourtant bien décidé à l’encourager. D’autant que, si la course au prix le plus bas reste une entrave, des solutions existent pour en réduire l’empreinte carbone.

Le contexte

Le comité ministériel restreint a décidé, ce 15 février, d’une série de mesures afin de moderniser le marché du travail et mettre en place une « économie plus durable, innovante et numérique ». Alors que Paul Magnette (PS) plaidait il y a quelques jours encore pour la fin de l’e-commerce en Belgique, le gouvernement a décidé d’en faciliter le développement. Les heures de travail de 20 heures à minuit deviendront ainsi des heures de travail « classique ». Afin de « s’aligner sur les pays voisins » (lire en page 38), a indiqué le ministre des Classes moyennes et des Indépendants, David Clarinval (MR). L’ ensemble de l’accord prévoit d’atteindre un taux de 80% d’emploi d’ici à 2030.

Une Belgique « sans e-commerce, avec de vrais magasins »? La récente déclaration du président du PS, Paul Magnette, au magazine Humo a suscité de vives critiques: caricaturale, rétrograde, irréaliste, incohérente au regard de son propre rôle dans l’arrivée du géant chinois Alibaba à Liege Airport… S’il en assume le caractère provocant, cette sortie s’apparente à une vaine nage à contre-courant, davantage encore depuis la crise sanitaire et, aujourd’hui, l’accord de gouvernement qui vise à réduire les rigidités du marché du travail belge, obstacle au développement du e-commerce chez nous. D’après les données les plus récentes, compilées par Eurostat, 74% des Belges auraient effectué des achats en ligne en 2021. Un pourcentage similaire à la moyenne de l’Union européenne (75%), mais inférieur à celle de l’Europe de l’Ouest (87%). Selon le dernier rapport de l’association Ecommerce Europe, les ventes par le commerce électronique s’élèveraient dans notre pays à 2,1% du produit intérieur brut, soit 9,7 milliards d’euros. Un quart des dépenses commerciales des Belges auraient lieu en ligne, ajoute l’asbl BeCommerce.

La considération environnementale apparaît secondaire pour la majorité des consommateurs, alors qu’ils ont un rôle important à jouer.

« L’e-commerce est un fait, souligne Bernard Piette, administrateur délégué du pôle de compétitivité Logistics in Wallonia. S’y opposer revient à défendre un modèle incompatible avec l’économie moderne. L’e-commerce est davantage la conséquence que la cause du comportement d’achat des consommateurs. » Outre des critiques sur la flexibilisation du travail, Paul Magnette faisait valoir l’argument environnemental. « Quel gaspillage de carton, de carburant et d’énergie! », affirmait-il dans Humo. Pourtant, si l’histoire de l’e-commerce a bel et bien rendu ces dérives possibles, poussées par le modèle Amazon (envois express, livraisons et retours gratuits), son empreinte écologique globale – carbone, notamment – ne s’avère pas toujours plus lourde que celle d’un modèle basé sur des magasins classiques.

La croissance moyenne du marché de l'e-commerce devrait s'élever à 17% par an entre 2019 et 2025.
La croissance moyenne du marché de l’e-commerce devrait s’élever à 17% par an entre 2019 et 2025.© belga image

La plupart des études académiques que Le Vif a consultées accordent même l’avantage à l’e-commerce sur ce terrain, sous certaines conditions. L’estimation du bilan carbone dépendra évidemment de la provenance du colis, mais plus encore du consommateur. Ses leviers d’action sont connus: ne pas céder aux achats compulsifs, regrouper les produits achetés en une commande, être présent dès la première tentative de livraison, combiner le passage à un point-relais avec un autre trajet, éviter les retours de produits… « Ces dernières années, l’essor de l’e-commerce a eu pour immense défaut de faire croire que le transport était gratuit, poursuit Bernard Piette. La considération environnementale apparaît secondaire pour la majorité des consommateurs, alors qu’ils ont un rôle important à jouer. » Les acteurs de l’e-commerce aussi, désormais appelés à contribuer, comme tout le monde, à l’objectif transversal de la durabilité. D’autant que la croissance moyenne du marché du e-commerce devrait s’élever à 17% par an entre 2019 et 2025, d’après une récente étude du fournisseur de données Statista.

A l’échelle du pays, un premier levier d’action consiste à réorganiser ce qu’on appelle la « livraison sur le dernier kilomètre parcouru », ou last mile delivery. Elle désigne la dernière étape du transport d’un bien vers le consommateur final. En e-commerce, il s’agit donc du trajet qu’un colis parcourt entre un entrepôt et le domicile de l’acheteur, en amont et en aval d’un éventuel point de collecte. Une étape coûteuse, complexe et néfaste dans les villes. A politique inchangée, le nombre de véhicules de livraison pourrait croître de 36% d’ici à 2030 dans les cent plus grandes villes du monde, comme le souligne un rapport du World Economic Forum. Si les raisons sont multiples (croissance démographique, développement économique, densification urbaine…), cette tendance est également due à l’essor de l’e-commerce. Résultat: les émissions liées au transport de marchandises dans ces villes pourraient croître de 32% à cette même échéance, tandis que la congestion routière, elle, augmenterait de plus de 21%.

Pour réduire les émissions, l’une des solutions régulièrement avancées par la littérature scientifique consiste à segmenter ce « dernier kilomètre parcouru », par la création de centres de distribution urbaine, complétés si nécessaire par un réseau de petits entrepôts. Les colis peuvent ensuite être acheminés vers leurs destinataires finaux grâce à des véhicules bas ou zéro carbone (vélos-cargos, vans électriques…). D’après une étude du groupe de conseil Accenture, une telle réorganisation permettrait de réduire les émissions de CO2 due au last mile de 17 à 26% entre 2020 et 2025.

Trois obstacles freinent toutefois cette transition. Le premier est économique. « Aucune entreprise ne fera du vert si ce n’est pas rentable, résume Bernard Piette. Or, l’activité de transport est déjà hyperconcurentielle, à tel point que les marges n’atteignent que 3 à 5% dans le meilleur des cas. Cela déséquilibre le rapport de force par rapport aux clients et réduit les capacités d’investissement. Quand vous transférez des paquets d’un mode de transport à un autre, vous créez, en outre, une rupture de charge, et donc un surcoût. » Le deuxième obstacle est territorial. En Wallonie comme en Flandre, la dispersion de l’habitat ne permet pas souvent d’envisager la création de centres de distribution locaux d’une taille minimale suffisante. Enfin, le manque d’échange d’informations entre les acteurs complique l’imbrication efficace de différents modes de transport.

Aucune entreprise ne fera du vert si ce n’est pas rentable. Or, l’activité de transport est déjà hyper-concurrentielle, à tel point que les marges n’atteignent que 3 à 5%.

Aux Pays-Bas, le modèle de Binnenstadservice, lancé en 2007, serait néanmoins financièrement rentable depuis plusieurs années, comme le cite la Fédération européenne pour le transport et l’environnement (Transport & Environment). Il invite les consommateurs de certaines villes à définir l’adresse d’un centre de consolidation périurbain comme lieu de livraison. De là, les colis leur sont livrés à domicile par vélos-cargos ou vans électriques. De leur côté, les fournisseurs consentent à payer des frais pour cette dernière étape, inférieurs à ce qu’ils auraient dû débourser pour assurer un trajet similaire. En Belgique, Tri-Vizor, une spin-off de l’université d’Anvers, a lancé le projet Cult en 2021. Lui aussi vise à centraliser les marchandises de plusieurs entreprises dans des entrepôts en périphérie, avant de les distribuer dans le centre-ville anversois grâce à un mode de transport plus durable et plus efficace. Des groupes comme Danone, Telenet, Delhaize et Proximus ont déjà rejoint l’initiative.

De son côté, bpost développe des écozones. « Il s’agit de centres-villes où les courriers et colis sont livrés sans émissions de CO2, commente le groupe. Les véhicules électriques, les vélos avec remorque électriques et un réseau très dense de points de collecte se complètent dans ces zones. » Après Malines, le modèle est en cours de déploiement à Louvain, Mons et Namur. « Nous sommes en pourparlers avec plusieurs villes et d’autres suivront sans aucun doute plus tard cette année », ajoute bpost.

Comment réduire l'empreinte carbone de l'e-commerce (analyse)

S’il ne résout pas toujours les problèmes de congestion, le recours à des modes de transport plus durables constitue un levier évident pour réduire les émissions de CO2 et lutter contre la pollution urbaine. En Europe, les émissions des camionnettes auraient augmenté de 58% entre 1990 et 2020, d’après Transport & Environment – contre 20% pour les voitures classiques. Celles-ci seraient, en outre, responsables de 14% des émissions de particules fines (NOx) dans les villes. Or, seuls 2% des modèles vendus en 2020 étaient électriques, précise encore la fédération. Pour sa part, bpost s’est engagée à ce que sa flotte de camionnettes de livraison devienne 100% électrique à l’horizon 2030. Un défi immense, puisque ce n’est le cas que pour cent de ses dix mille véhicules à l’heure actuelle. D’ici à la fin de 2022, le groupe comptera toutefois « 1 200 véhicules de livraison électriques, quatre cents remorques électriques pour vélos et quarante camions au gaz naturel liquéfié (GNL) supplémentaires », énumère-t-il. A côté des grands acteurs, des coopératives comme Urbike et Dioxyde de gambettes proposent des services de livraison à vélo-cargo à partir d’un réseau de hubs centraux.

La marge de progression de l’e-commerce est tout aussi importante dans le domaine de l’optimisation des flux de transport. Créée il y a six ans, la société bruxelloise Urbantz propose un logiciel de gestion des processus du dernier kilomètre, à l’attention de groupes souhaitant avoir un droit de regard et de contrôle sur cette étape. « Dans le secteur logistique, la durabilité est souvent proche de l’efficacité, commente Jonathan Weber, cofondateur et CEO d’Urbantz. La partie software permet de faire plus avec moins. Par exemple en augmentant le taux de livraisons réussies dès la première tentative, en réduisant le nombre d’erreurs sur le terrain et de kilomètres moyens par livraison. Demain, elle pourra aussi servir à optimiser la recharge des véhicules électriques et les flux d’éventuels centres de consolidation. » Jusqu’ici peu répandue, l’option permettant de choisir un créneau de livraison plus vert, moins rapide ou hors des heures de pointe, devrait peu à peu se généraliser. Dans des proportions variables, plusieurs sondages confirment l’intérêt des consommateurs pour les acteurs du e-commerce proposant des solutions de ce type.

Faute de régulation, les acteurs les plus volontaristes pourraient se voir pénalisés par rapport à ceux qui n’intègrent pas les externalités environnementales du transport. La transition vers un e-commerce plus durable n’aboutira donc pas sans un signal fort des autorités publiques, avertissent toutes les études. Notamment en interdisant, à l’échelle des villes, voire d’une région, le recours à des motorisations jugées obsolètes pour les livraisons de colis.

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