"Le respect et l'admiration qu'Einstein avait pour les enfants n'est pas un mythe", écrit Alice Calaprice. © DR

Les correspondances entre Einstein et des enfants rassemblées dans un livre

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Génie solitaire devenu superstar, Albert Einstein n’a cessé de recevoir des lettres. Parmi celles-ci, de nombreuses missives écrites par de jeunes épistoliers. Elles sont rassemblées dans Cher professeur Einstein, qui paraît le 4 octobre prochain. Extraits.

Albert Einstein recevait beaucoup de courrier. Chaque matin, il cherchait un moyen d’éviter le facteur. Pourtant, il était toujours le premier à lui ouvrir la porte. Rédigées à l’encre épaisse ou dictées à sa fidèle secrétaire, Helen Dukas, les lettres du célèbre savant se comptent par milliers.

Le découvreur de la relativité a légué toute sa correspondance à l’université hébraïque de Jérusalem. L’auteur américain Alice Calaprice, biographe d’Albert Einstein et jusqu’en 1997 en charge pour Princeton – où il enseigna et est décédé en 1955 – du projet de la publication de tous les écrits et de la correspondance d’Einstein, qui prévoit la sortie de trente-huit volumes en trente ans -, y a ouvert une drôle de boîte : les courriers envoyés au fil des ans par des jeunes à l’illustre physicien. La biographe les a triés. Résultat : Cher professeur Einstein. Quand les enfants écrivaient à Albert Einstein et qu’il leur répondait, qui paraîtra en octobre.

Einstein ne pouvait répondre à tous. Pourtant, des lettres, des interrogations, certains enfants eux-mêmes, ont retenu son attention. L’ouvrage contient ainsi une soixantaine de missives et les réponses, généralement assez courtes, du  » professeur « , échangées entre 1914 et 1955. Ces lettres sont écrites avec l’innocence et les fautes d’orthographe propres à cet âge. D’autres révèlent le coup de pouce d’un parent ou la rédaction scolaire imposée par un enseignant. Mais la plupart des jeunes auteurs s’intéressent réellement aux sciences et n’ont pas peur de s’adresser directement à Einstein pour obtenir des réponses à leurs questions. Le tempérament, la philosophie et surtout l’humour décapant du grand savant transparaissent alors dans chacune de ses réponses, quel qu’en soit le sujet.

Parmi elles, quelques-unes sont adressées à ses propres enfants, immanquablement signées  » Papa « . De sa première femme, Mileva Maric, épousée en 1903, Einstein eut deux fils, Hans Albert et Eduard, surnommé  » Tete  » et qui deviendra schizophrène. A son aîné, rentré en Suisse avec Mileva et  » Tete « , tandis qu’il était resté en Allemagne, Einstein enjoint de  » jouer au piano surtout les choses qui te plaisent, même si ton professeur ne te les impose pas  » :  » Ça et la menuiserie, je crois qu’à ton âge (NDLR : Hans a 11 ans) ce sont les activités les plus bénéfiques, encore plus que l’école.  » Dans une lettre datée de 1916, Einstein l’invite à ne pas se tracasser pour ses résultats scolaires.  » Arrange-toi simplement pour ne pas prendre de retard scolaire dans ton travail et ne pas redoubler. Mais tu n’as pas besoin d’avoir des bonnes notes partout.  » Exposées ainsi, ces lignes pourraient être celles de n’importe quel père. Replacées dans la bouche d’Einstein, elles prennent une toute autre dimension.

Cher professeur Einstein. Quand les enfants écrivaient à Albert Einstein et qu’il leur répondait, textes réunis et présentés par Alice Calaprice, traduit par Hélène Hinfray, Ed. Payot, 144 p.

Extraits

Note : les lettres ci-dessous, extraites de l’ouvrage, comportent des erreurs manifestes, dans un souci de coller à celles, involontaires, de leurs jeunes auteurs.

L’humour

Lettre écrite en allemand et adressée à sa nièce, le 30 septembre 1920 (NDLR : Elsa est sa seconde épouse).

 » Chère mademoiselle Ley,

Elsa me dit que tu es triste parce que tu n’as pas pu voir ton oncle Einstein. Je vais donc te dire à quoi je ressemble : j’ai le teint pâle, les cheveux longs et une petite brioche. Avec ça, la démarche empotée, un cigare à la bouche – si par hasard j’en ai un – et un stylo dans la poche ou à la main. Mais cet oncle n’a pas les jambes arquées ni de verrues, aussi est-il très beau, il n’a pas non plus de poils sur les mains, comme en ont souvent les hommes laids. Il est donc fort dommage que tu ne m’aies pas vu.

Avec les salutations bien cordiales de ton oncle Einstein.  »

Lettre écrite en anglais par Barbara, le 3 janvier 1943. Elle est suivie de la réponse d’Einstein, le 7 janvier 1943.

 » Cher Monsieur,

Il y a très longtemps que je vous admire. J’ai déjà commencé a vous écrire plusieurs fois, pour finalement déchirer la lettre en mille morceaux. Car vous êtes quelqu’un de très brillant, et d’après ce que j’ai lu vous l’avez toujours été. Moi, je suis juste une fille normale de douze ans en 5e A au collège Eliot.

La plupart des filles de ma classe ont des hérauts à qui elles envoient des courriers d’admiratrices. Mes hérauts à moi, c’est vous et mon oncle, qui est garde-côte.

Je suis un peu en dessous de la moyenne en mathématiques. Je dois y passer plus de temps que la plupart de mes camarades. Cela me tracasse (peut-être trop), mais j’imagine qu’en fin de compte tout se passera bien.

Un soir, nous écoutions la radio en famille, et j’ai entendu un court reportage sur vous et une petite fille de huit ans. Alors j’ai parlé à mère de mon envie de vous écrire. Elle a dit « Oui » et que vous répondriez peut-être. Oh, monsieur, j’espère tellement que vous m’écrirez ! Mon nom et mon adresse sont ci-dessous.

Sincères salutations,

Barbara.  »

 » Chère Barbara,

Ta gentille lettre m’a fait grand plaisir. Jusqu’ici je n’avais jamais rêvé d’être une sorte de héros. Mais depuis que tu m’as accordé ce titre, j’ai l’impression d’en être un. C’est le genre d’impression qu’on doit avoir quand on est élu président des Etats-Unis par le peuple.

Ne te tracasse pas pour tes difficultés en mathématiques ; je peux t’assurer que les miennes sont encore plus grandes.

Avec mes sincères salutations,

Professeur Albert Einstein.  »

Cette dernière phrase est passée à la postérité. Cependant, Einstein n’est pas le cancre volontiers dépeint. Il se désintéresse des langues anciennes, de l’histoire ou de la géographie, mais il excelle évidemment en physique et en mathématiques. Il se jette sur la géométrie de manière  » fébrile  » (c’est son mot). Il passe vite aux mathématiques supérieures et, à 15 ans, s’attaque au calcul différentiel et intégral. Il en va de même pour la physique et les sciences en général. Et, quand 1905, à l’âge de 26 ans, lorsqu’il réalise deux découvertes majeures : la relativité, avec son joyau, E = mc2, les quanta avec la physique quantique en point de mire, il n’est pas le meilleur mathématicien, loin de là, ni le meilleur expérimentateur, et, pour l’intelligence pure, il n’est pas sans rival. Mais sa supériorité n’est pas celle du bon élève sur le reste de la classe, elle réside dans une approche nouvelle de la science, une démarche qui lui permet de trouver ce que les autres n’osent pas chercher.

La théorie de la relativité

Lettre écrite en anglais par Arthur, le 5 décembre 1928. Elle est suivie de la réponse d’Einstein, le 26 décembre 1928.

 » Mon cher professeur,

J’ai écrit un article sur votre célèbre Théorie de la Relativité, que je joins à cette lettre, et serais très heureux d’avoir votre avis sur le document ci-joint.

J’aimerais aussi savoir si le mouvement existe réellement avec ses phénomènes associés tels que l’inertie, etc., dans un espace qui ne contient pas d’autre objet que l’individu ou le mécanisme qui essaie d’entrer en mouvement. Ne serait-il pas immobile dans la mesure où, s’il se déplaçait, il ne serait ni plus près ni plus loin de quoi que ce soit ?

Merci d’avoir la bonté de répondre à cette question concernant la Relativité de l’objet en question par rapport à un autre objet dans l’espace. La Relativité est une théorie qui m’a toujours fasciné, et j’y ai réfléchi très souvent, à l’instar du grand homme qui l’a conçue. Aimerais beaucoup avoir votre avis sur mon article.

En vous souhaitant bonne chance, santé et bonheur, je vous prie d’agréer, mon cher professeur, l’expression de mes sentiments distingués.

Arthur, 12 ans.  »

 » Cher jeune homme,

Dans ton article, tu as parfaitement raison d’affirmer que nous ne pouvons ressentir et présenter le mouvement que comme relatif. Les Anciens le savaient déjà, et les adversaires de la théorie de la relativité l’ont également reconnu. Cependant, jusqu’à ce que la théorie de la relativité générale soit exposée, on croyait que le concept de mouvement absolu était nécessaire à la formulation des lois du mouvement. Réfuter cela a été un préalable à la théorie de la relativité.

A ta question de savoir à quoi ressemblerait le monde si un seul corps s’y trouvait, on ne peut pas répondre aujourd’hui avec certitude, car on ignore s’il pourrait y avoir de l’espace autour de ce corps. Mais ce qui est sûr, c’est que parler de son mouvement n’a pas de sens.

Quant à toi, il vaudrait mieux que tu attendes d’avoir appris quelque chose d’utile avant d’enseigner aux autres.

Avec mes salutations amicales,

Albert Einstein.  »

La prière

Albert Einstein rêvait d'un gouvernement mondial, seul moyen à ses yeux d'assurer la paix.
Albert Einstein rêvait d’un gouvernement mondial, seul moyen à ses yeux d’assurer la paix.© Granger NYC/Rue des Archives

Lettre écrite en anglais par Phyllis, le 19 janvier 1936. Elle est suivie de la réponse d’Einstein, le 24 janvier 1936.

 » Mon cher docteur Einstein,

Nous avons soulevé la question « Les scientifiques prient-ils ? » au catéchisme. Au départ nous nous demandions si on pouvait croire en même temps à la science et à la religion. Nous écrivons à des scientifiques et à d’autres hommes importants pour tenter d’obtenir une réponse à notre question.

Nous serons très honorés si vous voulez bien répondre à notre question : Les scientifiques prient-ils, et pour quoi prient-ils ?

Nous sommes en sixième, la classe de Miss Ellis.

Veuillez agréer nos respectueuses salutations.

Phyllis.  »

 » Chère Phyllis,

Je vais tenter de répondre à ta question aussi simplement que possible. Voici ma réponse : Les scientifiques croient que tout ce qui se passe, y compris les affaires humaines, est soumis aux lois de la nature. Par conséquent, un scientifique n’est pas disposé à croire que le cours des événements peut être influencé par la prière, c’est-à-dire par un souhait se manifestant de manière surnaturelle.

Cependant, nous devons admettre que notre connaissance concrète de ces forces est incomplète, si bien que finalement la croyance en l’existence d’un esprit suprême repose sur une sorte de foi. Cette croyance demeure répandue malgré les progrès actuels de la science.

Mais, d’autre part, tous ceux qui s’impliquent sérieusement dans la recherche scientifique acquièrent la conviction qu’un esprit se manifeste dans les lois de l’univers, un esprit immensément supérieur à celui de l’homme.

Ainsi, la recherche scientifique conduit à un sentiment religieux particulier, qui est tout de même très différent de la religiosité de personnes plus naïves.

Bien cordialement,

A.Einstein.  »

 » Dieu ne joue pas aux dés  » : autre citation passée à la postérité, parfois mal interprétée. Einstein, qui s’est détourné du judaïsme dès son plus jeune âge, ne croit pas en un Dieu créateur ou ordonnateur de l’Univers. Le Dieu qu’il invoque, en l’appelant parfois  » le Vieux « , n’est pas celui de la tradition judéo-chrétienne, ni d’une quelconque religion. C’est, dit-il lui-même, le Dieu de Spinoza. C’est-à-dire, en réalité, la nature, comme l’explicite la définition qu’en donne le philosophe hollandais :  » Deus sive natura « , Dieu ou la nature. Einstein croit, en revanche, qu’il existe un ordre naturel, régi par des lois rationnelles qui peuvent être découvertes et qui ne laissent pas place au principe d’incertitude – le  » coup de dés  » – de la théorie quantique.

L’humanisme

Lettre rédigée en anglais et adressée à des écoliers japonais à l’automne 1930.

 » A vous, écoliers japonais, je me sens particulièrement tenu d’adresser ce salut amical. Car j’ai moi-même visité votre beau pays, ses villes, ses maisons, ses montagnes et ses forêts, où les jeunes Japonais puisent l’amour de leur patrie. Sur ma table repose un grand album plein de paysages colorés dessinés par des enfants japonais.

Si vous, vous recevez mon salut d’aussi loin, rappelez-vous que notre époque est la première où il a été possible aux gens de différentes nations de conduire leurs affaires de manière amicale et bienveillante. Autrefois, les peuples passaient leur vie à avoir peur les uns des autres et même à se haïr à cause de l’ignorance de tous. Puisse l’esprit de bienveillance fraternelle continuer à grandir entre les nations. C’est avec ce désir que, moi qui suis vieux, je vous envoie ce salut amical de loin, à vous écoliers japonais, dans l’espoir qu’un jour votre génération fera rougir la mienne.

Albert Einstein.  »

Par crainte du danger nazi, il signe en 1939 une lettre attirant l’attention du président Roosevelt sur la possibilité de réaliser l’arme atomique – un boulet qu’il traînera toute sa vie. Il se reproche plus tard ce geste, se consacrant, à partir de 1945, à lutter pour le désarmement. Il rêve d’un gouvernement mondial, seul moyen à ses yeux d’assurer la paix. Il est alors sur tous les fronts, prenant fait et cause pour les droits des Noirs et appelant à la désobéissance civile contre le maccarthysme.

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