Nedim Gürsel © ASTRID DI CROLLALANZA

« La Turquie est en train de se poutiniser »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Attentats à répétition, guerre ouverte avec les rebelles kurdes par-delà les frontières, lutte contre l’Etat islamique, conflit larvé avec la Russie… La Turquie vit des temps pour le moins troublés.

Partagé entre Paris et sa terre natale, l’écrivain Nedim Gürsel pose un regard acéré sur la transformation du premier Etat musulman laïque en laboratoire de l’ « islamisme modéré » du président Recep Tayyip Erdogan. Avec quel résultat ? Un recul des « valeurs européennes », une politique syrienne qui vire au fiasco, un autoritarisme de plus en plus exacerbé… Ses romans, jugés subversifs ou blasphématoires, ont valu à Nedim Gürsel des démêlés avec la censure et la justice. Son dernier ouvrage, Le Fils du capitaine, égrène le parcours initiatique d’un adolescent, qui passe par l’absence d’un père militaire et putschiste, la vie en internat et l’éclat d’un amour interdit. Nedim Gürsel démontre que s’affranchir des contraintes éducatives, sociales et politiques était plus aisé dans sa jeunesse que dans la Turquie d’aujourd’hui.

Le Vif/L’Express : Vous avez été élevé par un grand-père pieux. Qu’avez-vous retenu du coran ? Pensez-vous « qu’un livre peut causer la mort d’un homme », comme l’assène l’un des personnages de votre roman ?

Nedim Gürsel : Mon grand-père maternel est une figure importante de mon enfance. Juriste, très pratiquant, il m’a initié à l’islam. Ensuite, j’ai eu une période athée. A la cinquantaine, j’ai renoué avec mon enfance musulmane en écrivant Les filles d’Allah (Seuil, 2009) qui interroge la foi. J’ai été accusé de dénigrer les valeurs religieuses de la population. Pour les croyants, le coran représente la parole d’Allah. Pour le musulman sceptique que je suis, il s’agit d’un texte intéressant et poétique. J’aime le lire, mais on doit le démythifier. Oui, un livre peut tuer. On assassine aujourd’hui au nom du coran. Je ne suis pas d’accord avec l’approche de la plupart de mes collègues d’origine musulmane selon laquelle le terrorisme islamiste n’a rien à voir avec l’islam. Lorsque des terroristes tuent les meilleurs dessinateurs de France pour « venger le Prophète », nous devons poser la question du coran. On peut faire dire au coran une chose et son contraire. Certains versets prêchent la paix, la fraternité et l’amour ; d’autres se montrent très durs envers « les mécréants ». Prendre un livre qui date d’il y a plus de 1 500 ans pour en faire un guide au XXIe siècle ne me semble pas un bon choix. J’ai beaucoup de respect pour les croyants. Mais j’estime que la religion ne doit pas se mêler de politique. Je suis un écrivain laïque qui croit aux valeurs de la démocratie. Nous vivons une époque où les utopies politiques, dont le communisme, se sont effondrées. Et c’est la religion qui tient lieu d’idéologie. L’Histoire nous a révélé que cela nous conduit toujours au pire. Certains rejettent la laïcité, mais c’est pour moi une valeur essentielle à la démocratie.

Le problème actuel de l’islam ne réside-t-il pas dans l’absence d’interprétation du livre sacré ?

L’islam aurait besoin d’une réforme. Mais ce ne sera pas aisé. Adapter le dogme à notre période contemporaine n’est pas possible si le texte sacré est considéré comme la parole de Dieu et si on ne peut pas en changer une virgule. Or le coran recèle deux types de versets. Ceux de la période médinoise traitent de la vie sociale commune. Ceux de la période mecquoise ont, eux, une dimension mystique. Les premiers sont le produit de l’époque du Prophète. Il faudrait les réviser. Perspective impossible jusqu’à aujourd’hui. Le président turc Recep Tayyip Erdogan, interrogé récemment sur la nécessité d’une réforme de l’islam, a répondu : « Surtout pas ! » Il est pourtant le président d’un Etat laïque dont l’article 4 de la Constitution, qui institue la laïcité, est déclaré intangible. On ne peut même pas proposer de le changer. Mais on peut le contourner. C’est ce qui se passe en Turquie aujourd’hui.

Dans ce roman d’apprentissage, votre héros se doit de grandir. Cela implique-t-il de voir son père et son pays avec un regard plus critique ?

C’est un roman de « règlements de comptes ». Primo, à l’égard de l’autorité, celle de l’armée ou celle d’un père putschiste. Secundo, envers l’enseignement à travers mon expérience à l’internat. Tertio, en parlant des tabous sexuels et des interdits de la société turque, si conservatrice. Il s’agit enfin d’un règlement de comptes politique. Je suis en colère contre ce président Erdogan qui refuse les valeurs laïques et démocratiques. Ce pays s’est développé sur le plan économique, mais du côté des valeurs et de la démocratie, il n’y a pas de progrès. On m’a souvent reproché de trahir ma terre natale. Or je la critique précisément parce que je l’aime.

Liez-vous directement le raidissement de la société turque en matière de moeurs à l’émergence de l’islam politique ?

Un exemple. La municipalité d’Istanbul, dans les mains du Parti de la Justice et du Développement (NDLR : AKP, formation islamiste de Recep Erdogan) depuis plus de vingt ans, a connu une restriction, étape par étape, de la liberté de consommer des boissons alcoolisées. Aujourd’hui, ce sont cependant les menaces sur la liberté d’expression qui suscitent les plus vives inquiétudes. Une trentaine de journalistes sont en prison, dont le rédacteur en chef du journal Cumhuriyet, Can Dündar, alors qu’il n’a fait que son travail en dénonçant l’aide du gouvernement turc, via les services secrets, aux combattants djihadistes radicaux de Syrie Il est accusé d’espionnage. Connaissez-vous un espion qui publie dans son journal les secrets qu’ils auraient débusqués ? Il n’y a plus d’état de droit en Turquie.

S’agit-il d’un pouvoir autoritaire ou d’une dictature ?

Un pouvoir autoritaire. Dès l’avènement de l’AKP, j’ai averti qu’une approche religieuse n’était pas compatible avec la démocratie et donnerait lieu à des dérives. Recep Erdogan contrôle les médias, la justice… Et le peu d’espace de liberté qu’il nous laisse reste très marginal. L’autoritarisme est un mal récurrent en Turquie, à toutes les périodes de son histoire. Certes le pluralisme existe. Et les élections sont libres. Mais la plupart des citoyens ont peur de contredire les projets du président. Il ne cesse de poursuivre en justice. Il a intenté jusqu’à 1 000 procès. C’est de la folie. Maintenant que l’Union européenne s’est entendue avec la Turquie pour retenir les réfugiés syriens sur son territoire, elle se montre très discrète sur les restrictions des libertés individuelles.

Une majorité de la population n’aspire-t-elle pas à un pouvoir fort qui restaure la puissance du pays, comme en Russie ?

Oui. J’ai écrit que la Turquie était en train de « se poutiniser ». Cela se vérifie. Conjoncturellement, Turquie et Russie sont en confrontation à cause du conflit syrien. Mais pendant longtemps, Recep Erdogan s’est très bien entendu avec Poutine. Peut-on pour autant restaurer la grandeur de l’Empire ottoman ? C’est le rêve de beaucoup. Pour moi, c’est un rêve impossible et dangereux. Pour preuve, la politique syrienne d’Erdogan est un échec total.

Au début des « printemps arabes », la Turquie était présentée comme un modèle possible pour ces futures démocraties. Aujourd’hui, on en est loin. Comment expliquez-vous ce changement ?

La dérive autoritaire du pouvoir turc s’est réalisée progressivement. Quand, en octobre 2005, les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ont véritablement commencé, j’ai écrit un essai, La Turquie, une idée neuve en Europe (éd. Empreinte temps présent), parce que je pensais que cette perspective allait lui permettre de se démocratiser. C’est le contraire qui s’est produit. Elle s’est éloignée de plus en plus de l’Europe pour établir des liens étroits avec l’Arabie saoudite et, à l’époque, avec la Syrie de Bachar al-Assad.

Votre héros ne croit plus vraiment à l’adhésion de la Turquie. Est-ce aussi votre sentiment aujourd’hui ?

Oui. En contrepartie de la gestion des réfugiés, l’Union européenne feint d’ouvrir un chapitre des négociations ou d’en fermer un autre… Mais pour une adhésion, il faudrait que la Turquie respecte les valeurs européennes. Or elle n’en respecte aucune. La liberté d’expression ? Non. L’indépendance de la justice ? Non. La laïcité ? Très peu…

Le premier ennemi du pouvoir turc, sont-ce les Kurdes ou les terroristes de l’Etat islamique ?

Certainement pas l’Etat islamique. Le ralliement de la Turquie à la coalition qui le combat est très récent. Auparavant, elle n’avait peut-être pas pris parti pour l’Etat islamique. Mais elle avait laissé faire. Recep Erdogan a commencé à négocier avec les Kurdes du PKK, puis il a adopté la stratégie de la violence armée avant les secondes élections législatives de 2015. En homme politique très habile, le président, ayant perdu le vote kurde au profit du HDP pro-kurde, a voulu récupérer les voix du parti MHP, nationaliste et antikurde. Cela explique cette offensive militaire. Les images des villes du sud-est témoignent parfois d’une situation pire qu’en Syrie. Et Recep Erdogan redoute par-dessus tout l’émergence d’un Etat kurde en Syrie. Pourtant allié traditionnel des Etats-Unis, il s’en distancie sur ce point.

Le temps viendra-t-il de la reconnaissance de l’identité kurde en Turquie ?

La reconnaissance existe, due en partie – c’est un paradoxe – à Erdogan. La langue kurde, longtemps interdite, ne l’est plus. Des livres sont publiés en kurde. Mais le PKK veut une autonomie régionale qui n’est pas compatible avec l’Etat centralisé et unitaire turc.

Vous écrivez « qu’apprendre à lire permet de surmonter le principal obstacle pour accéder à la vie. » Est-ce votre expérience ?

J’ai grandi dans une petite ville d’Anatolie. Alors, je me suis construit un monde imaginaire grâce à la lecture. Dès l’âge de 9 ans, l’écriture a suivi. Les deux vont d’ailleurs de pair. J’écris pour partager ce que je ressens. L’écrivain est seul avec les mots, mais une fois qu’il est publié, il transforme cette solitude – comparable à une forme d’exil – en multitude. Il n’y a pas toujours de lien étroit entre le réel et la fiction, mais les livres m’ont permis de découvrir l’existence des autres.

Pourquoi le turc reste-t-il la langue dans laquelle votre plume s’exprime ?

Mon père était professeur de français. Il est mort jeune dans un accident de voiture. Je suis resté très attaché à lui. Comme il rêvait de devenir écrivain, je poursuis en quelque sorte son souhait. Je suis arrivé à Paris lorsque j’avais 20 ans, une conséquence du coup d’Etat de 1971. Exilé je suis et je reste, même si je retourne souvent en Turquie. Beaucoup d’écrivains, comme Milan Kundera ou Jorge Semprun, changent de langue en s’installant dans un autre pays, je reste cependant fidèle à ma langue maternelle. Mes essais sont parfois écrits en français. Mais, pour la fiction, cela me semble impossible, peut-être parce que mon premier roman a obtenu le Prix de l’Académie de langue turque. Cela m’a donné une responsabilité et puis, il y a un rapport affectif aux sonorités. Le turc reste le lieu, où je peux m’enraciner.

L’amour d’une femme ou d’une terre se trouve au coeur de l’intrigue de votre livre. Une façon de mêler habilement les révolutions politiques et intimes ?

Une volonté, effectivement, de mélanger les changements radicaux, au niveau individuel, social et politique. L’amour interdit, que je décris, a pour but de secouer les lecteurs. Les blessures amoureuses laissent des traces… mais ici, elles resurgissent à travers une plaie initiale, l’abandon. Ce livre a failli s’appeler Exils, parce qu’il se compose de plusieurs rejets et errances. Devenu journaliste, le protagoniste parcourt le monde, afin de découvrir d’autres cultures. L’exil peut donc aussi devenir enrichissant. ●

NEDIM GÜRSEL EN 5 DATES

1951 Naissance à Gaziantep, en Anatolie. 1971 Un coup d’Etat l’oblige à s’exiler en France. Il y suit des études de lettres modernes à la Sorbonne. Son premier roman, La première fois, est « une offense à la morale ». 1976 Parution de son livre Un long été à Istanbul, Prix de l’Académie de langue turque. Mais le coup d’état de 1980 l’empêche de rentrer au pays. 2009 Tant ses articles que ses essais dérangent. Le roman Les filles d’Allah est jugé « blasphématoire ». Au cours d’un procès, en Turquie, il risque six mois de prison, mais il est acquitté grâce au soutien international. 2016 Le Fils du capitaine paraît en librairie.

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