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« Sur la laïcité, le PS risque une erreur stratégique »

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Le débat sur la laïcité de l’Etat, relancé par le MR et appuyé par Défi, à Bruxelles, divise les socialistes. Pour Pascal Delwit, politologue au Centre d’étude de la vie politique de l’ULB, le PS a tout à y perdre. Politiquement et électoralement.

Le Vif/L’Express : La revendication de laïcité de l’Etat se droitise-t-elle, après avoir historiquement été portée par les « gauches », libérale et socialiste ?

Pascal Delwit : La vraie nouveauté, c’est le jeu politique autour de ce concept. Aujourd’hui, de nombreux responsables politiques s’y réfèrent, mais sans en donner une définition claire. Certains, même, s’en revendiquent en se situant aux antipodes de ce que cette notion recouvre. En France par exemple, des têtes de listes régionales du Front national ont explicitement fait référence à la laïcité… Le terme acquiert un statut proche de celui de « populisme » : beaucoup l’utilisent dans des acceptions parfois totalement différentes et de plus en plus souvent à mauvais escient.

Et en Belgique?

De 1830 à nos jours, la laïcité a été perçue comme la revendication des tenants de la séparation de l’Eglise et de l’Etat contre le monde catholique, promoteur d’une forme de confusion entre l’Etat et l’Eglise. Les questions scolaire et sanitaire – tout ce qui a trait à la vie et à la mort – ont fixé cette opposition. L’idée fondamentale de la laïcité, c’est d’accepter dans la société des gens aux convictions différentes, et même de faciliter l’exercice de ces convictions. Ce qui justifie que l’Etat puisse les subsidier, mais sans interférence entre la religion et la sphère publique. La Belgique n’a pas pleinement concrétisé cette aspiration : il suffit de regarder la place du nonce apostolique dans le protocole, l’enseignement confessionnel, etc. Mais on a tendu vers cette configuration, dans le sens d’une laïcité ouverte et positive. Ce combat de la laïcité a été une lutte pour l’extension des droits de la personne : le droit à disposer de son corps, le droit à la différence, le droit à mourir dans la dignité, etc. Aujourd’hui, ce qui est frappant c’est que le combat laïque de certains se veut privatif de différents droits, principalement pour les femmes musulmanes. Egalement frappant : le fait que des partis peu enclins au progressisme sur les questions éthiques mettent la laïcité en avant.

A qui ce débat profite-t-il dans la configuration politique actuelle ?

Aux partis de droite. C’est intimement lié à l’agenda sécuritaire. Ce n’est pas un hasard si le MR est en pointe.

A Bruxelles, c’est DéFI, l’ex-FDF, qui pousse… Ce n’est pas un parti de droite.

Le FDF a longtemps été transversal sur les questions socioéconomiques tout autant que sur les questions philosophiques. Mais aujourd’hui, DéFI se situe face au MR dans une compétition à la droite du prisme politique. Au plan socioéconomique, il attaque le rôle des syndicats, et sur la question philosophique, il présente une vision ambivalente de la laïcité qui conteste au MR sa position de pointe. Il faut lire cela comme une tentative d’attaquer son corps électoral.

Un électorat blanc et aisé ?

Oui. A Bruxelles, DéFI est surtout implanté dans les communes du sud-est, où le MR est fort. Néanmoins, c’est un peu surprenant : beaucoup plus que les libéraux bruxellois, le FDF a su accueillir des personnalités issues de l’immigration. Schaerbeek, qui est une commune très diverse, est dirigée par un bourgmestre de DéFI, Bernard Clerfayt. Il a de bons contacts avec les populations d’origines maghrébine ou turque. Je ne suis pas certain qu’il apprécie beaucoup les sorties très dures d’Olivier Maingain, son président.

A gauche, le PTB comme Ecolo sont très clairs. Le PS, lui, est plus divisé…

Il est divisé, de deux points de vue. D’une part, sur une question d’opportunité politique : comment se positionner par rapport aux autres partis ? Les ignore-t-on, s’y oppose-t-on, les accompagne-t-on ? Le débat au sein du PS démontre qu’au fond, ce n’est pas de laïcité qu’on discute. Nous ne sommes plus dans le clivage philosophique traditionnel, mais plutôt dans une fracture entre ethnocentristes et universalistes, ce qui permet aussi de comprendre pourquoi cela profite davantage à la droite qu’à la gauche. D’autre part, le PS se divise sur l’essence de la laïcité. Dans ces débats actuels, si l’on admet que la laïcité n’est qu’une pièce rapportée contre la confession musulmane et contre les citoyens de cette confession, cela créera une forte tension au sein du parti, et pas seulement à Bruxelles.

Est-ce un piège tendu par les partis de droite ou de centre-droit ?

Pas un piège, mais la droite joue sur son terrain. Chaque parti essaie d’amener les thèmes sur lesquels il est identifié comme le plus fort. C’est la règle du jeu. Ici, la droite joue son jeu, et ça n’a rien de surprenant…

Quand Laurette Onkelinx se dit favorable à l’inscription de la laïcité dans la Constitution, elle entre dans le jeu de la droite ?

Dans une perspective logique, tous les progressistes et toute la gauche devraient y être favorables, c’est évident. Mais qu’entend-t-on par « laïcité » ? Et tel que le débat est mené, mal mené et malmené, la gauche court un grand risque. A mon estime, ce serait une erreur stratégique. C’est toujours plus simple de jouer sur son terrain que sur celui de son adversaire. La gauche joue à l’extérieur, dans un contexte très défavorable.

Que pèsent ces questions, électoralement ?

Historiquement, le clivage philosophique a toujours été très important dans l’orientation des choix électoraux et politiques. Pendant très longtemps, les athées ne votaient pas pour les sociaux-chrétiens, et les croyants ne votaient ni pour les libéraux ni pour les socialistes. Mais, ce clivage est devenu moins saillant. Désormais, le MR est un parti transversal, qui rassemble croyants et non croyants. Le PS, qui a toujours été anticlérical, est resté le grand parti des classes populaires salariées. Or, et c’est valable pour les chrétiens et pour les musulmans, les vagues migratoires que la Belgique a connues – italienne, turque et maghrébine -, ont amené des classes populaires salariées à opter pour la gauche politique et syndicale. A Bruxelles, un citoyen sur deux se disant musulman ou d’origine étrangère vote socialiste. Parce que, dans une large mesure, ce parti est perçu comme défendant les classes populaires salariées. Est-ce pour autant un vote communautaire musulman ? Tendanciellement, la réponse est négative : les plus pratiquants des citoyens de confession musulmane votent CDH. Le PS récolte avant tout les suffrages des musulmans peu ou pas pratiquants. Et il y en a beaucoup.

Ces personnes pourraient-elles se sentir agressées par le parti pour lequel elles votent ?

Bien sûr ! La gauche fait face à deux dangers. D’abord, perdre un segment électoral important. Ensuite, suivre l’agenda des autres partis, un agenda ethnocentriste. Je vois ce que le PS et la gauche peuvent y perdre, je ne vois pas ce qu’ils peuvent y gagner. ●

A la Chambre aussi, la laïcité divise les socialistes

Le groupe socialiste à la Chambre, dirigé par Laurette Onkelinx, s’agite depuis quelques semaines autour de la question de la laïcité de l’Etat. La dernière réunion de groupe, le jeudi 14 janvier, suivait une assemblée tendue de la Fédération bruxelloise du PS. Elle a opposé assez vivement – « c’était très agressif », nous dit même un des participants – ceux qui estiment qu’interdire le voile dans les administrations publiques prolonge le vieux combat anticlérical socialiste (entre autres les Hennuyers Massin et Blanchart, le Luxembourgeois Pirlot, et Laurette Onkelinx elle-même), et ceux qui trouvent que cela vexerait inutilement des musulmans déjà assez pointés du doigt (les Bruxellois Kir et Laaouej). Absent, le député Di Rupo n’a pas participé à la discussion. Va-t-il l’arbitrer ? « Ce n’est pas notre priorité, mais on en discute », a-t-il déclaré à nos confrères de L’Echo, conscient du risque de division que court son parti sur le dossier.

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