Olivier Mouton

Bart De Wever est-il dangereux?

Olivier Mouton Journaliste

L’argumentation populiste du président de la N-VA à Gand aggrave les dissensions au sein de la coalition fédérale. Le MR ne peut le tolérer. Mais son discours oppose aussi les élites et une large partie du « peuple ». Le balayer d’un mot – « ridicule » – est un peu court…

C’est évidemment une vidéo qui vaut son pesant d’or. Pour tout dire, elle est absolument édifiante. En 2012, lors de la campagne électorale avant les communales à Anvers, Bart De Wever participe à une face-à-face contre Filip Dewinter, figure de proue du Vlaams Belang. Ce dernier lui expose ses visions très dures en matière d’immigration. Le président de la N-VA réplique: « Honnêtement, beaucoup de vos propositions vont à l’encontre de la Convention de Genève. Ce ne sera jamais acceptable pour nous. »

Trois ans plus tard, pour des raisons stratégiques que l’on comprend trop bien, De Wever a repris ce mardi pratiquement mot pour mot l’argumentation de Dewinter. Le leader nationaliste a il est vrai « volé » une part importante de l’électorat du Vlaams Belang, tant en 2012 qu’en 2014, et les derniers sondages indiquent que celui-ci pourrait les lui reprendre. Attention, danger. Son plaidoyer gantois, qui parachève une série de propositions allant d’un statut spécifique pour les candidats réfugiés à une suppression progressive de leurs allocations familiales, flirte donc ouvertement avec un discours populiste de droite radicale. Sous des couverts d’un pragmatisme ultra-rigoureux et avec ce cynisme qui le caractérise si bien. En substance : la Convention de Genève a été conclue en 1951, dans un contexte d’après-guerre, mais depuis le monde a changé; elle a été élargie depuis à 147 pays et il n’est plus possible d’octroyer, comme cela était généreusement prévu à l’époque, une série de droits sociaux. Limpide.

Pour le MR, cette démonstration est proprement intolérable. Les libéraux francophones ont en leur sein quelques durs – dans des registres différents, un Alain Destexhe ou un Denis Ducarme -, pour cadenasser le débat à la droite de la droite et éviter des dérives politiques comme la Flandre en a connues. Mais ici, cela va trop loin, même pour eux. Les valeurs profondes du libéralisme mettent en avant l’émancipation de l’individu comme moteur de progrès. De tous les individus, d’où qu’il viennent. Ce fut le moteur derrière l’adoption du droit de vote pour les étrangers non-Européens aux communales, voici une dizaine d’années. Et même des intellectuels plutôt conservateurs comme Corentin de Salle, aujourd’hui directeur scientifique du centre d’études Jean Gol, prônent l’ouverture de nos frontières. Tout en gérant le flux, cela va de soi…

Le président du premier parti du pays, qu’on le veuille ou non, tient des propos qui se rapprochent de ceux du Premier ministre hongrois Viktor Orban.

Jusqu’ici, le Premier ministre Charles Michel bottait en touche à chaque sortie de la N-VA, avec des accents dehaeniens: tant que la question ne se pose pas au sein de mon gouvernement, elle ne se pose pas pour moi. A son fidèle président, Olivier Chastel, l’art de démonter les idées, tantôt « inacceptables », tantôt « posées au mauvais niveau de pouvoir », tantôt « ridicules ». Et à Didier Reynders le cynisme: « Plus rien ne m’étonne en Belgique. Mais moi, je travaille pour le gouvernement fédéral ».

Comme en témoigne un climat houleux entre partenaires depuis la rentrée, le débat risque pourtant tôt ou tard d’envenimer fortement le fonctionnement de l’équipe Michel. Car la N-VA entend mettre sur la table des propositions concrètes découlant de ses sorties médiatiques. Et si le plaidoyer de De Wever à Gand concerne surtout le débat européen voire international, il n’en place pas moins la Belgique dans une position inconfortable: le président du premier parti du pays, qu’on le veuille ou non, tient des propos qui se rapprochent de ceux du Premier ministre hongrois Viktor Orban.

Mais le plus préoccupant, c’est que la ligne dure de De Wever en matière d’immigration… vise « juste ». Ce n’est pas une stratégie « populiste » pour rien: comme le soulignait hier le politologue Carl Devos, qui l’avait invité à Gand, le président de la N-VA « dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas ». En effet: lors des émission radios, dans les forums, de nombreuses voix s’élèvent pour dire qu’il a raison ou, au moins, qu’il n’a pas tout à fait tort. Par sa rhétorique, et c’est là le vrai danger, De Wever oppose nos élites bien pensantes, naïves ou idéologiquement bornées au peuple qui peine à nouer les deux bouts. Il accrédite les peurs, dont certaines sont légitimes face à ce monde en voie d’anarchie. Dit de façon plus posée: il « ouvre le débat », selon Carl Devos, qui n’est pas un excité de la droite dure.

Aussi, balayer ce long argumentaire d’un revers de la main, considérer qu’il est « ridicule » ou le ramener à un « racolage d’extrême droite » est-il un peu court. Cela repositionne Bart De Wever en « underdog » ou en « Caliméro », cette position qu’il affectionne depuis toujours, et cela tend à conforter les citoyens dans le sentiment qu’ils sont incompris. C’est ouvrir la porte à une montée en flèche des intolérances dès lors que, comme le soulignent nos responsables politiques, cette crise est appelée à durer.

Bart De Wever est-il dangereux? Oui. Parce qu’il monte les citoyens qui aident les réfugiés au coeur du parc Maximilien contre ceux qui s’alarment devant leur écran de télévision. Il polarise terriblement le débat à des fins partisanes. La quadrature du cercle, c’est qu’il représente aussi un signal d’alerte, à l’instar de celui des pays d’Europe centrale et de l’Est au niveau européen. Ses propos frisent l’intolérance et le racisme, mais ils s’enracinent aussi dans de vraies indignations. Pourquoi, par exemple, les pays du Golfe ne participent-ils pas à l’effort collectif d’accueil des migrants? Ou pourquoi ne parvient-on pas à prendre à bras-le-corps ce « problème à l’intérieur de l’islam »? « La guerre des opinions a éclaté, bien plus large que celle de la politique », dit-il. Et en cela, il a raison…

Avec son long discours de l’université de Gand, Bart De Wever a mis tout le monde sur la défensive, politiques comme médias. Au-delà de l’indignation, il est aujourd’hui grand temps de construire un vrai discours alternatif au sien, qui manipule les peurs. Le Premier ministre décide, il le fera encore au Sommet européen cette semaine, et c’est très bien. Un secrétaire d’Etat N-VA gère l’accueil de façon raisonnable, même s’il peste sur les réseaux sociaux, et c’est le moins que l’on puisse attendre. Mais voici le moment de développer un autre imaginaire pour s’opposer à De Wever: constructif, tourné sur l’avenir, courageux aussi, cynique s’il le faut en parlant de la nécessité de l’immigration pour faire face à nos défis démographiques.

C’est tout l’enjeu dans cette « guerre des opinions ». Ivan De Vadder, journaliste réputé de la VRT, publie ces jours-ci un livre sur les « gens de pouvoir » en Belgique dans lequel il décrit Bart De Wever comme étant « l’homme le plus puissant de Belgique ». Quelqu’un va-t-il se lever pour lui faire face? Et si c’était là, au fond, le destin de Charles Michel…

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