© Nasa-lockheed martin

Cet avion supersonique et supersilencieux que veut développer la Nasa

Le Vif

Quinze ans après l’arrêt du Concorde, l’Agence spatiale américaine (Nasa) relance la bataille d’un aéronef de transport qui dépassera la vitesse du son. Un défi technologique réaliste, à condition de réduire le fameux  » bang « .

Sa silhouette et sa vitesse lui valurent le surnom de  » bel oiseau blanc « . Le Concorde, fleuron de l’aéronautique franco-britannique développé dans les années 1960, seul avion supersonique de transport de passagers, n’en demeure pas moins un  » Vietnam industriel « , selon les mots de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Raison première : le fameux  » bang  » sonore, si caractéristique et si bruyant, qui lui a notamment interdit le survol du territoire américain. Ironie du sort, quinze ans après sa disparition, c’est au pays de l’Oncle Sam que se dessine son potentiel successeur. L’agence spatiale américaine (Nasa) vient de signer un contrat de 247 millions de dollars (207 millions d’euros) avec Lockheed Martin, le concepteur des avions de chasse F-35, pour la construction d’un prototype non seulement supersonique, mais surtout super silencieux. Le bang de ce nouvel appareil sera comparable au  » bruit d’une portière de voiture qui claque « , promet la Nasa, le tout en volant à 1 728 kilomètres-heure (Mach 1,4) et à 16 800 mètres d’altitude. Les premiers décollages pourraient commencer en 2021 et plusieurs villes américaines seraient survolées entre 2023 et 2025 afin de recueillir l’avis des populations.

Un bang comparable à celui d’une explosion

 » L’objectif consiste à autoriser les vols à vitesse supersonique au-dessus des zones civiles sans occasionner de dommages ni de gêne « , explique Thierry Michal, le directeur technique général de l’Onera, l’Office national d’études et de recherches aérospatiales en France. Car lorsqu’un avion dépasse la vitesse du son, il produit un bang d’un ou deux dixièmes de seconde comparable à celui d’une explosion… Qui peut d’ailleurs provoquer des dégâts, en brisant des vitres, par exemple. Un ciel rempli d’avions supersoniques de la génération du Concorde serait un véritable enfer pour les habitants.  » Surtout qu’un bang se propage très loin dans toutes les directions « , ajoute Gérald Carrier, ingénieur spécialiste à l’Onera. Un seul aéronef de ce type peut donc potentiellement toucher des milliers, voire des millions de personnes.

A la traîne, L’Union européenne a lancé, en 2017, un programme commun avec la Russie

 » En 1973, le bruit et l’environnement avaient été invoqués par les Etats-Unis – imités par de nombreux pays – pour interdire les vols supersoniques, mais il s’agissait surtout d’une décision politique pour tuer le Concorde, estime Daniel Juvé, chercheur en acoustique au CNRS et professeur à l’Ecole centrale de Lyon. Les Américains se sont tiré une balle dans le pied, car s’ils veulent rouvrir ce marché prometteur, ils devront trouver un moyen de lever cette interdiction.  » Pour élaborer une nouvelle réglementation, ils auront à prouver que les avions supersoniques peuvent survoler leur territoire sans incommoder les populations.

 » Notre partenariat avec la Nasa va dans ce sens, confirme Peter Losifidis, l’ingénieur chargé de la conception du prototype chez Lockheed Martin. Nous construisons le démonstrateur, la Nasa s’occupera de mener des tests au-dessus des villes afin de quantifier la pollution sonore, et il reviendra aux autorités de régulation de donner leur feu vert.  » Pour mesurer l’impact du bruit, la Nasa va utiliser la métrique PLdB, une unité de mesure qui reproduit le niveau de gêne perçue à une échelle équivalente à celle des décibels.  » Mais est-ce vraiment la méthode la plus adaptée pour évaluer la nuisance ?, interroge Daniel Juvé. Les Américains estiment que oui, les Européens en doutent.  » Les tests auprès des populations devraient apporter une première réponse.Avant cela, il faudra encore concevoir le fameux prototype.  » Ce sera un énorme challenge « , admet Peter Losifidis, qui se veut confiant. Après tout, Lockheed Martin a déjà effectué des calculs en 2011, toujours en partenariat avec la Nasa, démontrant qu’il était possible de prédire la signature sonore d’un appareil à partir d’un modèle numérique, puis de la vérifier sur des maquettes en soufflerie. Surtout, de nombreuses technologies sont arrivées à maturité depuis la conception du Concorde, il y a plus de cinquante ans.  » Les matériaux composites qui résistent aux très hautes températures sont désormais monnaie courante dans le monde aéronautique, constate l’ingénieur américain. De même, la miniaturisation permet d’améliorer l’intégration des systèmes électroniques, sans oublier les progrès en matière de propulsion et de consommation.  »

Cet avion supersonique et supersilencieux que veut développer la Nasa

Optimiser les trajectoires empruntées par les avions

Construire un avion supersonique n’est donc plus aussi compliqué qu’avant. Pour y parvenir, Lockheed Martin mise sur un design aérodynamique innovant. A en croire la première vidéo et les images distribuées par la Nasa, le prototype sera ultrafin, avec un nez extrêmement allongé, des ailettes disposées devant le cockpit et deux grandes ailes delta (en triangle). Le premier modèle sera petit – il disposera d’une seule place – mais conçu pour imiter la signature sonique d’un jet d’affaires de 10 à 20 places.

 » Notre design vise à séparer les ondes de choc et les dilatations provoquées par le vol supersonique, ce qui diminuera drastiquement l’intensité du bang « , détaille Peter Losifidis.  » Cette stratégie ambitionne de réduire le caractère impulsif de l’onde, traduit Gerald Carrier. Il s’agit de créer une montée en pression plus douce, plus étalée dans le temps afin d' »écraser » l’onde sonore.  »

Une autre piste consiste à optimiser les trajectoires empruntées par les avions.  » La diffusion du bang dépend de l’état de l’atmosphère, des différences de température de l’air, des turbulences, etc., explique Daniel Juvé. Dans certaines conditions et en ne dépassant pas Mach 1,2 (1 482 kilomètres-heure), il est possible d’éviter que le bruit atteigne le sol.  » Le passage de la théorie à la pratique ne sera pas une mince affaire, mais les 247,5 millions de dollars investis par la Nasa et l’expérience de Lockheed Martin donnent bon espoir.

Tous les acteurs du monde aéronautique scruteront les résultats avec la plus grande attention. Et en particulier les sociétés qui, comme Aerion, Spike Aerospace, Gulfstream ou encore Boom, ont déjà annoncé des projets de supersoniques.  » Il pourrait y avoir un marché pour des petits jets privés à destination de quelques milliardaires « , estime Thierry Michal. Une chose est sûre, les gros avions commerciaux de type Concorde (100 places, Mach 2,2) ne verront pas le jour tout de suite. Et pour cause,  » plus la masse de l’avion est forte, plus il voyage vite, et plus son bang est important « , relève Daniel Juvé.

D’ailleurs, seule Boom, la start-up soutenue par le milliardaire britannique Richard Branson, prétend vouloir développer un appareil de 55 places voyageant à Mach 2,2. Si son programme a séduit Japan Airlines, qui a précommandé 20 avions à 200 millions de dollars l’unité, les spécialistes du secteur restent sceptiques.  » Cela reste utopique « , tranche poliment le professeur de l’Ecole centrale de Lyon.

Les autres entreprises, elles, travaillent toutes sur des jets d’affaires de 12 à 24 passagers voyageant entre Mach 1,4 et Mach 1,6. Sont-elles pour autant plus crédibles ? Aerion, par exemple, développe bien un jet triréacteur très légèrement supersonique (Mach 1,15), à 120 millions de dollars l’unité, mais la société fondée par un milliardaire texan n’a pas encore de prototype.  » Si je devais miser sur un acteur capable de produire un avion supersonique dans les prochaines années, ce serait Gulfstream Aerospace, avance un expert. Quand les autres en sont encore au stade de la planche à dessin, eux fabriquent déjà leur propre avion.  » Sans compter que le constructeur de Géorgie travaille sur la réduction du bang supersonique depuis plus de dix ans.  » Ce sont ceux qui en parlent le plus qui en font le moins, renchérit le spécialiste. Et, en la matière, Gulfstream se fait très discret.  » De là à y voir un signe qui dirait que l’entreprise approche du but… Joint par Le Vif/L’Express, l’avionneur américain confesse du bout des lèvres avoir  » une petite équipe dédiée à la recherche de l’atténuation du bang « . L’entreprise reconnaît être  » en contact avec les agences de régulation « , bien consciente que  » le principal challenge sera de déterminer le moment où le « bang silencieux » est considéré comme… suffisamment silencieux.  » Gulfstream Aerospace affirme aussi suivre de près le projet de la Nasa, estimant que si les vols au- dessus du mur du son étaient autorisés, cela constituerait  » une véritable révolution dans le domaine aérien « .

Pendant ce temps-là, l’Union européenne tente de rattraper son retard. En 2017, elle a lancé en partenariat avec la Russie le programme Rumble : des études psycho-acoustiques visant à déterminer la gêne provoquée par le bruit. A terme, le consortium espère mettre au point et construire un avion expérimental qui devrait voler au-dessus de la Russie, moins regardante en matière de réglementation sonore et disposant de vastes étendues inhabitées. Si les Etats-Unis ont clairement une longueur d’avance, l’Europe n’a pas dit son dernier mot. La bataille pour trouver un successeur au Concorde ne fait que commencer.

Par Victor Garcia.

L’avion de tous les records

247 millions de dollars. Montant du contrat de la Nasa confié à Lockheed Martin pour créer ce nouvel avion.

1 728 kilomètres-heure. Vitesse de croisière (soit 1,4 Mach).

2021 Date prévue pour le vol inaugural.

L’I-Plane, l’avion-missile chinois

Dans la catégorie  » projets très ambitieux « , le champion toutes catégories est l’I-Plane chinois. Une équipe de chercheurs de l’Académie des sciences de Beijing (Pékin) planche sur un avion qui pourrait atteindre une vitesse comprise entre 6 115 et 8 642 kilomètres-heure (soit Mach 5 et Mach 7).

De quoi faire un Paris – New York en une heure au lieu de sept actuellement. Selon leur étude parue dans la revue d’ingénierie Science China Physics, Mechanics & Astronomy, les premiers tests en soufflerie auraient été très concluants. Le bang sonique, lui, risque d’être important.

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