© ESA-CNES-ARIANESPACE-ArianeGroup / Optique vidéo du CSG

Ariane 6 clouée au sol, l’Europe spatiale se retrouve privée d’autonomie

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

A nouveau reporté, le vol inaugural d’Ariane 6 n’aura pas lieu avant la mi-2024, selon nos sources. Privée de lanceur à la suite de la retraite d’Ariane 5, l’Europe spatiale voit son ambition d’autonomie remise en cause.

Les astres ne sont pas favorables à l’Europe spatiale: un énième report de plusieurs mois du vol initial d’Ariane 6 compromet la souveraineté spatiale européenne et plombe la volonté des Européens de peser dans l’espace face aux Américains et aux Chinois. Les coulisses de ces déboires et leurs conséquences.

1. Nouvel ajournement

L’Agence spatiale européenne (ESA) n’a pas encore acté ce contretemps, mais il nous est confirmé de sources internes: le premier tir du lanceur lourd produit par ArianeGroup (coentreprise entre Airbus et Safran) n’aura pas lieu comme prévu en fin d’année, mais au deuxième trimestre 2024 au plus tôt. Cet ajournement porte à près de quatre ans le décalage sur le calendrier originel: le tir initial d’Ariane 6, fusée en développement depuis 2014, était prévu en juillet 2020, pour coïncider avec le 51e anniversaire des premiers pas de l’homme sur la Lune.

2. Encore des tests décisifs

Plusieurs étapes clés restent à franchir avant le premier tir. Au Centre spatial européen de Kourou, en Guyane française, une Ariane 6 complètement assemblée trône dans son portique (notre photo), mais c’est un modèle de test et non de vol. A partir de la fin juin, des essais de remplissage des réservoirs et de simulations de compte à rebours jusqu’à l’allumage moteur sont prévus sur ce prototype. Parallèlement, deux tests capitaux sont attendus en juillet sur le banc d’essai de Lampoldshausen, en Allemagne, avec les mises à feu du moteur Vinci de l’étage supérieur. Compte tenu d’une période de latence de plusieurs mois entre l’achèvement des tests et le vol inaugural, ce dernier se fera encore attendre longtemps.

L’ambition des Européens de peser dans l’espace face aux Américains et aux Chinois est compromise.

3. Imprévus et lourdeurs

Le carnet de commandes d’Ariane 6 est déjà bien rempli. Une trentaine de lancements sont prévus, dont 18 pour Kuiper, la constellation satellitaire du fondateur d’Amazon, Jeff Bezos. Les déboires du lanceur lourd européen sont donc embarrassants. En cause: la pandémie, qui a perturbé et ralenti le fonctionnement de plusieurs usines et centres de la chaîne industrielle. Les équipes ont aussi été confrontées à des obstacles imprévus dans le développement des bras cryotechniques qui relient le lanceur au pas de tir et du générateur de puissance auxiliaire de l’étage supérieur du lanceur. De plus, ArianeGroup, les agences spatiales et l’ESA peinent à travailler ensemble, ce qui se traduit par du temps perdu en rapports et contre-rapports.

© ESA – M. Pedoussaut

4. Les atouts de Space X

A ce stade, le coût de développement d’Ariane 6 et de son nouveau pas de tir est évalué à plus de quatre milliards d’euros. Or, on sait déjà que le lanceur sera moins compétitif que la fusée Falcon 9 de SpaceX, dont le premier étage est réutilisable. La firme d’Elon Musk s’appuie sur ses contrats lucratifs avec le département de la Défense américain et la Nasa pour faire du dumping à l’international. Face à cette percée fulgurante, la riposte européenne se fait attendre. Certes, Ariane 6 est, selon ses concepteurs, 40% moins chère à produire qu’Ariane 5 et assez puissante et modulable pour mener des missions lourdes et multiples. «C’est un joyau technologique, capable de mettre des satellites en orbite avec une précision phénoménale», assure un ingénieur qui a participé au programme. Reste que le nouveau report de la mise en service de la fusée plonge l’Europe spatiale dans le doute.

5. Ariane 5 à la retraite

L’Europe est confrontée à un trou capacitaire: Ariane 5, dont Ariane 6 est censée prendre le relais, achève sa carrière ce mois-ci, après 27 ans de service. Le dernier tir de la fusée est programmé le 16 juin. Pour cette 117e campagne, le lanceur embarquera deux satellites de télécommunications dédiés aux armées française et allemande. Ariane 5 est la fusée la plus fiable de son époque: elle affiche un taux de réussite de 95,7%, avec cinq échecs (dont trois partiels) sur 116 tirs effectués. Fin 2021, elle a envoyé le télescope spatial James Webb vers le point de Lagrange 2, à 1,5 million de kilomètres de la Terre, avec une telle précision que l’espérance de vie de l’instrument pourrait s’en voir doublée. De même, grâce à un lancement quasi parfait de la fusée, la mission de la sonde Juice, partie en avril à la découverte des lunes glacées de Jupiter (Le Vif du 14 avril), pourra durer plus longtemps. Toutefois, Ariane 5 est trop chère à produire pour rester compétitive. Le dernier lot a été annulé. Par conséquent, le Vieux Continent ne peut plus envoyer de lourdes charges sur des orbites géostationnaires éloignées de la Terre.

6. Kourou sans Soyouz

Non seulement l’Europe est désormais dépourvue de lanceur moyen-lourd «maison», mais elle ne peut plus faire appel à la Russie et à ses fusées Soyouz pour placer ses satellites en orbite basse. Dès la mi-mars 2022, toute coopération spatiale avec Moscou a cessé, à la suite de l’invasion de l’Ukraine. En réponse à la décision européenne d’interdire les exportations vers l’industrie aérospatiale russe, Roscosmos a suspendu les tirs de Soyouz au départ de Kourou et rappelé son personnel (87 Russes attachés à trois firmes étaient présents en Guyane).

7. L’échec de Vega-C

Arianespace, la société chargée de la commercialisation des lancements européens, se retrouve sans solution pour honorer les contrats d’envoi de satellites légers en orbite basse. Car la fusée Vega-C, petite sœur d’Ariane 6, produite par le groupe italien Avio, est clouée au sol depuis le crash de son premier vol commercial, en décembre dernier (c’est le troisième échec en huit tirs pour les fusées Vega et Vega-C). Un col de tuyère, acheté à un sous-traitant ukrainien pour réduire les coûts, est à l’origine de la perte du moteur du second étage du lanceur. Cette pièce critique était auparavant fournie par ArianeGroup et avait donné satisfaction. Le retour en vol de la petite fusée italienne est prévu, au mieux, à la fin 2023.

Les prochains satellites de Galileo, le GPS européen, lancés par une fusée Falcon 9 de SpaceX?
Les prochains satellites de Galileo, le GPS européen, lancés par une fusée Falcon 9 de SpaceX? © belgaimage

8. Recours à la concurrence

Faute de lanceur disponible, l’ESA se tourne vers ses concurrents pour envoyer dans l’espace plusieurs satellites institutionnels. SpaceX a été approchée, mais aussi United Launch Alliance (ULA), coentreprise entre Lockheed Martin et Boeing, dont la fusée Vulcan (appelée à remplacer les trop coûteuses Atlas V et Delta 4) n’a toutefois pas encore volé. Le télescope spatial européen Euclid, destiné à l’étude de la matière noire, embarquera à bord d’une fusée Falcon 9. Même «taxi» américain pour la sonde européenne Hera, chargée d’une mission de suivi de la sonde kamikaze Dart de la Nasa (celle qui a dévié un astéroïde en septembre dernier). «Une mesure temporaire», assure Josef Aschbacher, le DG de l’ESA.

Faire appel à Space X: une trahison envers l’industrie spatiale européenne?

9. L’affaire Galileo

Le retrait russe de Kourou oblige la Commission européenne à réfléchir à une solution alternative pour mettre en orbite des satellites du système de géolocalisation Galileo, dont elle est propriétaire. En mars 2022, on apprenait que le groupe industriel allemand OHB, actionnaire minoritaire d’Arianespace, a fait pression sur la Commission pour la convaincre de faire appel à SpaceX. Une trahison envers l’industrie spatiale européenne de la part d’un acteur engagé dans le secteur? Ce lobbying s’est en tout cas révélé efficace: le 17 avril dernier, le site d’information Politico rapporte que l’exécutif européen «cherche à négocier un accord de sécurité avec les Etats-Unis» pour que des firmes privées américaines comme SpaceX et ULA puissent placer sur orbite moyenne plusieurs satellites du futur GPS européen. Un comble pour l’Europe, alors que cet outil stratégique illustre sa quête d’indépendance envers les Etats-Unis! «Je doute qu’un tel contrat soit conclu, commente un proche du dossier. La sécurisation du système est l’une des clés de sa réussite. Le programme a principalement été conçu pour un usage civil, mais a également un potentiel militaire. Confier un lancement de satellites à une firme extraeuropéenne vous contraint à lui fournir des éléments confidentiels sur ses spécificités!» Or, le règlement du programme spatial européen 2021-2027 garantit «un renforcement de la sécurité et de l’autonomie de l’Union».

10. Course à la Lune sous l’aile américaine

L’Europe a aussi renoncé à privilégier son autonomie stratégique dans la nouvelle course à la Lune. L’ESA a conclu un accord à long terme avec la Nasa: elle fournit le module de service (ESM) qui propulse et alimente le vaisseau habité Orion du programme lunaire américain Artemis. L’agence spatiale européenne s’est aussi engagée à construire deux éléments du Lunar Gateway, la station circumlunaire américaine: le module principal d’habitation (I-Hab), qui pourra accueillir quatre astronautes, et le module de communication et de ravitaillement en carburant (Esprit). En échange, l’Europe a obtenu trois places pour ses astronautes à bord du Gateway. «Ils participeront soit aux missions Artemis 3, 4 et 5, option qui a notre préférence, soit aux missions 4, 5 et 6», indique Didier Schmitt, coordinateur du programme d’exploration humaine et robotique de l’ESA. L’agence négocie aussi avec la Nasa la présence d’un Européen sur la Lune dès le début de la décennie 2030. Afin de convaincre les Américains d’en emmener un avec eux, l’ESA développe un atterrisseur lunaire polyvalent, baptisé Argonaut (anciennement EL3), qui pourrait servir à la logistique des missions Artemis. «Embarqué sur une Ariane 64, la version la plus puissante de la fusée, dotée de quatre propulseurs latéraux, cet atterrisseur sera capable de déposer à la surface de la Lune jusqu’à 1,5 tonne de matériel et de fret, voire deux tonnes», précise Didier Schmitt.

Le lanceur superlourd SLS, développé par la Nasa.
Le lanceur superlourd SLS, développé par la Nasa. © NASA-Kim Shiflett

11. Un sursaut européen fin 2023?

Commandé par l’ESA et publié le 23 mars dernier, un rapport d’experts indépendants intitulé «La révolution de l’espace» appelle l’Europe à accroître considérablement son autonomie et ses investissements dans l’exploration spatiale humaine et robotique. Le groupe se prononce en faveur d’une présence européenne permanente et indépendante sur les orbites terrestre et lunaire et sur la Lune. Comment réagiront les chefs d’Etat et de gouvernement des pays contributeurs? L’Agence spatiale européenne espère un feu vert politique lors du sommet de l’espace qui se tiendra à Séville le 6 novembre prochain. «Les cinq pays les plus résolus à booster le spatial européen sont la France, l’Italie, l’Espagne, la Belgique et la Suisse, nous souffle une source impliquée dans les négociations. En revanche, l’Allemagne traîne les pieds, à la fois par atlantisme et par résistance au leadership spatial français.»

12. Un futur lanceur superlourd?

L’ESA appelle néanmoins les industriels européens à réfléchir à un projet de lanceur superlourd, capable de placer une charge utile de plus de cent tonnes en orbite basse. L’idée serait de concevoir, pour la prochaine décennie, une fusée récupérable qui permettrait notamment de ravitailler les véhicules spatiaux envoyés vers la Lune ou Mars. «L’indépendance spatiale européenne est à ce prix», nous assure un responsable de l’agence spatiale. Les Américains ont le SLS, qui permet d’envoyer la capsule Orion autour de la Lune. Autre mégafusée, le Starship de SpaceX, encore défaillant (il a explosé en vol peu après son premier décollage, le 20 avril), sera utilisé pour des missions lunaires et en orbite terrestre. De leur côté, les Chinois développent les lanceurs superlourds CZ-9 et CZ-10 afin de soutenir leurs futures missions lunaires avec équipage. L’Europe se dotera-t-elle d’une fusée du même genre, malgré les contraintes budgétaires? «Idéalement, il est toujours judicieux de préparer le coup d’après, répond notre insider. Mais il est peu probable que les Européens s’entendent pour lancer dès maintenant une étude sur un lanceur superlourd, alors que toute l’attention se porte sur les inquiétants retards d’Ariane 6!»

40%

Ariane 6 est, selon ses concepteurs, 40% moins chère à produire qu’Ariane 5.

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