In Godfather we trust

Le Vif

Plongée dans les coulisses du Parrain, le film qui, il y a cinquante ans, allait changer l’histoire de Hollywood et imposer la figure de Francis Ford Coppola.

Le 14 mars 1972 se tient au Loew’s State Theater de Times Square, à New York, la première de The Godfather, adaptation par Francis Ford Coppola et Mario Puzo du roman de ce dernier. Le début d’une success story comme l’Amérique et Hollywood en raffolent, le film ne se contentant pas d’affoler le box-office, mais influençant aussi durablement l’histoire du cinéma, pour rester, à cinquante ans de distance, la référence ultime en matière de film de gangsters, et plus encore. Toutes choses inimaginables à peine quelques mois plus tôt. La sortie du Parrain est en effet l’aboutissement d’un processus chaotique, qui aura vu le projet tanguer dangereusement à diverses reprises, miné par les conflits internes à la production et menacé par les pressions extérieures. Une entreprise à ce point mouvementée qu’elle a fait récemment l’objet d’une minisérie, The Offer, qui en retrace les coulisses du point de vue du producteur Al Ruddy (1).

Il y avait une forte atmosphère de complot sur le tournage du Parrain, je n’avais jamais vu ça – des tentatives pour que Francis soit viré…

Un choix par défaut

A l’origine du projet, il y a donc un roman, publié en 1969 chez Putnam, et best-seller instantané. Mario Puzo y raconte avec un luxe de détails l’histoire (fictive) de l’une des familles les plus puissantes de la mafia américaine, les Corleone, s’attachant plus particulièrement au passage de témoin entre Don Vito Corleone, un «parrain» vieillissant, et Michael, l’un de ses fils, appelé à prendre sa succession, sur arrière-plan de lutte impitoyable entre gangs rivaux. En ayant acquis les droits avant même sa parution sur foi d’une ébauche, la Paramount entend en tirer un film au budget confortable – le devis initial est fixé à 2,5 millions de dollars de l’époque (environ 19 millions d’aujourd’hui). Plusieurs réalisateurs sont approchés: Sergio Leone qui décline, guère emballé par l’histoire (il tournera, au début des années 1980, son propre film de gangsters, magistral, Il était une fois en Amérique), Peter Bogdanovich, et jusqu’à Costa-Gavras. Avant que le choix ne se porte finalement sur Francis Ford Coppola, Robert Evans, alors vice-président de la Paramount en charge de la production, souhaitant engager un réalisateur italo-américain – «Il existe une raison pour laquelle ce genre de film n’a jamais marché, écrit-il dans ses mémoires (2). Il doit être totalement ethnologique, il faut qu’on sente les spaghettis.»

Peu connu du grand public, Coppola a déjà à son actif une poignée de films dont La Vallée du bonheur, avec Fred Astaire, et Les Gens de la pluie (avec James Caan et Robert Duvall, qui seront tous deux au générique du Parrain). Il a par ailleurs signé le scénario de Patton, de Franklin J. Schaffner, qui lui vaudra un Oscar en 1971. Si le studio l’engage sans grand enthousiasme – craignant qu’il ne soit pas fiable, et ne respecte ni les délais ni le budget –, le cinéaste le lui rend bien, qui n’accepte le projet qu’à contrecœur, devant éponger une dette de 400 000 dollars à la Warner. Mais s’il ne se montre guère emballé à l’idée de tourner un film sur la mafia, il se ravise toutefois quand il découvre que The Godfather lui donnera l’opportunité de forger une métaphore du capitalisme américain, en plus d’une histoire de famille. Autant dire qu’il y a là, suivant la terminologie idoine, une offre qui ne se refuse pas. Et de s’atteler à l’écriture en compagnie de Mario Puzo, le film devant beaucoup au roman. Au point que Coppola, scrupuleux, veillera à ce qu’il sorte sous le titre Mario Puzo’s The Godfather.

Limiter les dégâts

L’on en est encore bien loin cependant: entre le studio ne lui accordant qu’une confiance très relative et le réalisateur, jaloux de son indépendance, les relations se détériorent rapidement. Comme l’explique Coppola dans les bonus de l’une des nombreuses rééditions collector du film, «mon expérience du Parrain a été assez douloureuse. Le premier film a été dur à tourner et à achever. J’étais un jeune réalisateur et j’avais l’occasion d’adapter ce roman. Je me considérais comme un professionnel faisant une adaptation. J’ai compris, quand le roman a connu un succès grandissant, qu’en fin de compte, le projet était trop gros pour moi et qu’on ne me l’aurait pas confié cinq mois plus tard, lorsque le livre est devenu culte. Dès le début de la production, j’ai compris qu’ils étaient déçus. Le classicisme de ma mise en scène ne les a pas impressionnés. J’ai voulu limiter les dégâts.»

La production s’avère houleuse, frictions à répétition et conflits plus ou moins larvés en devenant l’ordinaire. Le réalisateur doit ainsi ferrailler pour maintenir l’histoire dans son contexte d’origine, à New York, au mitan des années 1940, peu après la capitulation du Japon et la fin de la Seconde Guerre mondiale, le studio en ayant imaginé une version contemporaine, située à Kansas City. Le bras de fer se poursuit autour du casting. Le studio souhaite confier le rôle du parrain à Ernest Borgnine? Coppola soutient qu’il ne fera le film qu’avec Marlon Brando, dont les huiles de la Paramount ne veulent pas entendre parler – plus vraiment «bankable», et certainement pas malléable. «Chaque fois qu’il citait Brando, un dirigeant du studio lui disait: « si vous mentionnez encore ce nom, vous êtes viré »», rapporte James Caan, qui joue l’un des fils Corleone, Sonny. Coppola obtient gain de cause, moyennant certaines concessions de la star (et une audition déguisée en test de maquillage), et c’est peu dire que l’histoire du cinéma lui a donné raison (rejointe par l’Académie des Oscars, qui récompensera Brando pour sa composition, phénoménale).

Le metteur en scène n’est pas au bout de ses peines cependant, le choix de l’acteur susceptible d’interpréter Michael Corleone, l’«héritier» au parcours sinueux, se révélant non moins épineux. Tandis que le studio avance les noms de Robert Redford et Ryan O’Neal, fraîchement auréolé du succès de Love Story, le réalisateur ne dévie pas de son premier choix, Al Pacino, alors au tout début de sa carrière. Il faudra toutefois attendre les premiers jours du tournage, et la célèbre scène du double meurtre dans un restaurant du Bronx, pour que les producteurs se laissent convaincre par le talent du comédien, et admettent que ce casting n’était pas tout à fait insensé. Coppola n’est pas tiré d’affaire pour autant, la Paramount imposant la présence d’un second réalisateur sur le tournage pour reprendre le film au pied levé si, d’aventure, il venait à être débarqué. «Sur le film, j’étais dans un état d’anxiété permanente, me demandant quand je serais viré…», racontera-t-il. Une situation que Dean Tavoularis, son chef décorateur historique, décrivait en ces termes aux Cahiers du cinéma, en février dernier: «Il y avait une forte atmosphère de complot sur le tournage du Parrain, je n’avais jamais vu ça – des tentatives pour que Francis soit viré… Au bout d’une semaine, un petit groupe a soufflé à la Paramount que le matériau tourné n’était pas montable, et comme le studio ne pensait pas par lui-même, il était influençable. C’est comme les partisans de Trump, qui ne reconnaîtraient pas la vérité s’ils l’apprenaient. Les on-dit sur l’amateurisme ou l’absurdité du film étaient colportés auprès de gens qui n’avaient aucune conviction propre. Si la Paramount avait eu gain de cause, cela aurait affaibli le film: ils voulaient le tourner à Saint-Louis, avec d’autres acteurs, et ne voulaient pas aller en Sicile. Tout ce que voulait Francis allait contre le souhait du studio. Mais Le Parrain aurait été un film de gangsters de plus!»

Francis et moi formions le couple parfait: nous n’étions d’accord sur rien, pas plus sur le montage que sur la musique ou le bruitage.

De «menues» concessions

Les joies du travail pour un studio… Comme si ces problèmes ne suffisaient pas, l’équipe du Parrain doit aussi composer avec des pressions extérieures. On n’en est encore qu’au stade de la préparation du film et des repérages que la Paramount est submergée de lettres dénonçant le projet comme anti-italien, assorties de menaces de boycott et de grèves. Parmi les associations les plus actives, la Ligue de défense des droits civiques des Italos-Américains, luttant contre les préjugés dont serait l’objet cette communauté, et notamment ceux assimilant ses membres à des mafieux. A sa tête, Joseph Colombo, le chef de l’une des cinq familles contrôlant le crime organisé à New York, un homme public peu enclin à voir ses activités délictueuses faire l’objet d’une publicité tapageuse. Et bien décidé à se faire entendre, intimidations à l’appui au besoin.

Robert Evans fera ainsi écho, dans ses mémoires toujours, du coup de fil peu amène reçu un jour de 1971 au Sherry Netherland Hotel: «Ecoute un conseil. Nous ne voudrions pas amocher ta belle gueule et faire du mal à ton petit. Fous le camp de cette ville. Ne fais pas de film sur notre famille ici. Ça ne nous plaît pas. Compris?» Et la voix d’enfoncer le clou, après qu’il a suggéré de régler l’éventuel problème avec le producteur Al Ruddy: «Ecoute-moi bien, trou de balle. Je ne vais pas te le redire. Quand tu veux tuer un serpent, jolie gueule, il n’y a qu’une façon de le faire, tu attaques la tête.» Ruddy sera chargé de trouver un compromis acceptable par les deux parties, l’affaire se terminant sur une poignée de main entre l’intéressé et Colombo, et l’engagement de faire disparaître les termes «mafia» et «Cosa Nostra» d’un scénario que la Ligue pourra relire, en plus de quelques «menues» concessions. Parmi celles-ci, l’embauche de plusieurs membres de la «famille» pour faire de la figuration dans le film – ainsi, par exemple, de Lenny Montana, qui jouera Luca Brasi, le redoutable homme de main de Vito Corleone. Et les problèmes rencontrés par la production de trouver une solution comme par enchantement.

L’allure d’un marchand de glace

Mieux même, le tournage, qui débute le 29 mars 1971, bénéficie de la protection de la mafia. Le New York Times décide d’y envoyer Nicholas Pileggi, journaliste spécialisé dans le crime organisé (et futur scénariste de Goodfellas et Casino pour Martin Scorsese), qui débarque le 12 avril à Mott Street, dans Little Italy, où se tourne la scène qui voit Marlon Brando se faire mitrailler. Et d’aviser deux mafieux, chargés de superviser les opérations: «Depuis des heures, ils regardaient Brando se faire descendre, écrit-il (3). Ils avaient bu d’innombrables tasses de café et ajusté si souvent leur chemise soigneusement repassée que leur col commençait à se flétrir. Ni l’un ni l’autre n’avaient été impressionnés en apprenant que Brando incarnerait le parrain et ils suivaient sa performance d’un œil critique. Ils déclaraient spontanément aux machinistes, aux cameramen et aux figurants qu’ils auraient préféré Ernest Borgnine ou Anthony Quinn. L’un d’eux pointa un doigt vers Brando: « Un homme de cette envergure n’aurait jamais porté son chapeau de cette manière. Il ne le pincerait pas sur le devant, comme ça. Il le porterait à l’italienne. A l’italienne! » Ils n’appréciaient pas non plus qu’il ait bouclé sa ceinture en dessous des passants de son pantalon.  » On dirait un marchand de glace! C’est une erreur. Un homme de ce rang avait de la classe. Il devrait avoir une boucle de ceinture en diamants. Ils en portaient tous. Et une chevalière en diamant ainsi qu’une épingle à cravate. Comme tous les vieux chefs. Ils aimaient les diamants. Le parrain de Brando a autant d’allure qu’un marchand de glace ».»

Le parrain du Nouvel Hollywood

Leurs boss se montreront moins pointilleux. Au terme des 77 jours de tournage (contre les 83 initialement prévus), et après une postproduction homérique – «Francis et moi formions le couple parfait: nous n’étions d’accord sur rien, pas plus sur le montage que sur la musique ou le bruitage», écrira Evans – , le film s’avère une réussite sur les tableaux artistique et commercial. Avec, pour effet immédiat, un triomphe au box-office, où il engrange 250 millions de dollars dans le monde l’année de sa sortie (pour un devis final de 6,5 millions), suivi d’un autre aux Oscars, où il remporte les statuettes des meilleurs film, scénario et acteur pour Marlon Brando. Sans même parler des retombées positives pour les parties intéressées – on parlerait d’opération win-win de nos jours: la mafia qui, si elle ne s’en trouve pas légitimée, s’y voit néanmoins humanisée, le film, par-delà les activités illégales et le cortège de violences les accompagnant, mettant l’accent sur ses valeurs, son code d’honneur et son sens de la famille ; la Paramount qui fit là une opération particulièrement lucrative et lança rapidement la production du second volet de la saga ; et Francis Ford Coppola, enfin, qui réussit, tout en respectant le cahier des charges, à faire d’un film de commande une œuvre éminemment personnelle, lui imprimant tout à la fois son style et sa mélancolie, en plus d’une affaire de famille. De quoi se poser ensuite en… parrain du Nouvel Hollywood, lui qui mènera la carrière que l’on sait, enchaînant avec ce qui reste sans doute son chef-d’œuvre absolu, The Conversation, avant de donner une suite au Parrain, et de se lancer dans l’aventure Apocalypse Now – rompu désormais aux tournages compliqués. Ce que le mogul Robert Evans résumera d’une petite phrase dont il avait le secret: «J’avais gagné la bataille, mais le cher Francis avait gagné la guerre. Le Parrain l’a propulsé vers des sommets légendaires, le grand cinéaste de la décennie.» Et même au-delà…

(1) Disponible en streaming aux Etats-Unis depuis avril dernier, la série n’a pas encore de diffuseur en Belgique.

(2) L’Enfant gâté d’Hollywood, par Robert Evans, A Contrario, 1995.

(3) Extrait de l’article Une sorte de film de famille, repris dans The Godfather Family Album (Taschen, 2010).

Le Parrain et sa descendance

Le Parrain allait engendrer deux suites. Le succès du film original entériné – The Godfather sera la sortie la plus rentable de 1972 – , Francis Ford Coppola se lance dans The Godfather II, bénéficiant cette fois d’une totale liberté. Si le premier volet de la saga se concentrait sur Don Vito Corleone (Marlon Brando), le patriarche de la famille, et sa délicate succession, le second tourne autour de la gestion froide, méthodique et solitaire des affaires familiales par Michael Corleone (Al Pacino). Non sans revenir, flash-back à l’appui, sur la jeunesse de Vito (incarné par Robert De Niro) et son irrésistible montée en puissance au sein du milieu. Une articulation lumineuse qui, combinée à la maestria de Coppola et au talent des comédiens, fait du film une fresque monumentale et intime à la fois, une réussite éclatante, consacrée par six Oscars en 1975 (dont ceux de meilleurs film et réalisateur). Il faudra attendre quinze ans pour que le cinéaste s’attelle à l’épilogue de la saga, une troisième partie où l’on découvre un Michael Corleone vieillissant dans un monde du crime organisé ayant bien changé. Et soucieux désormais de respectabilité, faisant notamment affaire avec le Vatican, tout en préparant sa succession. L’ heure est au bilan, en demi-teinte pour le coup, le film ne renouant pas avec la magie des deux premiers volets ; à quoi Coppola apportera un correctif avec une version Coda en 2019.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire