L’ultra-traileur Kilian Jornet continue de dompter les montagnes du monde entier. Cette fois, l’Espagnol veut mettre les sommets des Etats-Unis à ses pieds. © AFP via Getty Images

Kilian Jornet (ultra-trail): «Maman nous laissait dans la forêt et on devait retrouver notre chemin»

Près de 1.000 kilomètres de course et d’escalade, et 4.000 kilomètres à vélo en un mois? C’est le nouveau défi de Kilian Jornet. L’extraterrestre de l’ultra-trail repousse une fois de plus les limites du possible.

Kilian Jornet est un enfant des montagnes. Il est de ceux qui ont grandi dans un refuge, niché dans les Pyrénées, et qui ont donc appris à grimper avant de courir. Aujourd’hui, c’est donc presque sans surprise qu’il est devenu l’icône mondiale du trail, avec 1,8 million d’abonnés sur Instagram. Hors-piste, le Catalan a battu des records dans les Alpes, les Pyrénées et l’Himalaya avec des courses monstrueuses à une vitesse fulgurante. Il a remporté à plusieurs reprises des épreuves de trail renommées telles que la Sierre-Zinal, l’Ultra-Trail du Mont-Blanc et la Hardrock Hundred Mile Endurance Run.

Sa dernière aventure, States of Elevation, est toutefois son projet le plus audacieux: relier plus de soixante fourteeners, c’est-à-dire des montagnes des Etats-Unis qui culminent à plus de 14.000 pieds (environ 4.267 mètres d’altitude). Cela représente 965 kilomètres de course, de marche et d’escalade, plus environ 3.900 kilomètres à vélo, soit une distance plus importante qu’un Tour de France cycliste.

Le 3 septembre, Jornet a pris le départ dans le Colorado, après s’être fixé un objectif d’un mois pour atteindre sa ligne d’arrivée. «Toute ma carrière m’a préparé à cela», déclare-t-il avec détermination. Ce n’est pas l’effort qui lui fait peur, mais plutôt les imprévus qui pourraient se présenter sur son chemin: croiser des camions, traverser des orages et côtoyer des pumas.

Comment expliquer qu’une personne puisse relever sans cesse des défis aussi impossibles? Pour Jornet, cela repose sur cinq piliers. Ils sont les fondements de sa vie, de son entraînement et de sa réussite.

1. Les montagnes comme professeures

«Les montagnes vous enseignent l’humilité et la patience», explique Kilian Jornet. Il en a fait l’expérience dès son plus jeune âge, lorsqu’il a grandi dans le refuge Cap del Rec à Lles de Cerdanya, à 2.000 mètres d’altitude, dans les Pyrénées catalanes. Ses parents, qui géraient le refuge, lui ont inculqué, ainsi qu’à sa sœur Naila, le respect des montagnes et de la nature. Leur mère les laissait même parfois seuls dans la forêt afin qu’ils trouvent eux-mêmes le chemin du retour. «De manière naturelle, presque inconsciente, ils nous ont appris à faire partie de la montagne», a ainsi déclaré Jornet en racontant son enfance. Un poster du Cervin, la célèbre montagne suisse, a nourri ses rêves depuis sa chambre à coucher.

Sa sœur Naila se souvient que, déjà enfant, son frère organisait des «jeux de montagne»: il mettait ses amis au défi de courir sur des pentes, puis leur distribuait des médailles faites de cailloux. C’est ainsi qu’il s’est initié très tôt à l’art de l’escalade et de la descente sur les rochers. A l’âge de 3 ans, le Catalan a gravi le sommet du Tossa Plana de Lles, haut de 2.916 mètres. «Il sautillait, comme si la montagne l’appelait», raconte sa mère. Trois ans plus tard, à 6 ans, Jornet a gravi le Pico de Aneto, le plus haut sommet des Pyrénées (3.404 mètres). Evidemment épuisé, il a obstinément refusé d’être porté pendant la descente.

«Les montagnes vous enseignent l’humilité et la patience.»

Après tout, il n’avait encore que 4 ans la nuit où il s’est échappé de son refuge montagnard pour escalader une colline au clair de lune. Lorsque ses parents l’ont retrouvé, le petit Kilian était assis sur un rocher, fasciné par les étoiles. Plus tard, adolescent, il campait seul dans les bois autour du Cap del Rec. Il se sentait libre, comme s’il faisait partie de la montagne.

Pour Jornet, l’essence de son sport réside dans l’environnement lui-même. Il souligne souvent qu’un lever de soleil dans un magnifique paysage montagneux ou un ciel étoilé scintillant lui donne plus d’énergie que n’importe quel gel ou complément alimentaire. «C’est ma plus grande richesse», a déclaré Jornet dans sa série documentaire Els cims de la meva vida (Les sommets de ma vie). Aujourd’hui, le Catalan vit avec sa femme Emelie Forsberg, ancienne championne du monde de skyrunning, et leurs trois filles à Andalsnes, en Norvège, entourés de fjords.

Son attachement à la nature nourrit également son engagement écologique. Celui-ci a commencé lorsqu’il était adolescent et qu’il a vu fondre un glacier dans les Pyrénées, un moment qui l’a profondément marqué. Des années plus tard, Jornet a mené une opération de nettoyage sur le mont Blanc. Cela lui a brisé le cœur de voir du plastique dans des endroits où, enfant, il se promenait encore dans un paysage intact.

Avec la Fondation Kilian Jornet, qu’il a créée en 2020, et les chaussures de trail durables de sa propre marque NNormal, l’Espagnol se bat désormais pour des montagnes propres. «Elles m’ont tout donné, a-t-il posté sur X (Twitter) en 2024. Il est de mon devoir de leur rendre la pareille.»

2. Un corps fait pour les extrêmes

Certains athlètes brillent dans l’alpinisme, le trail ou l’ultramarathon. La particularité de Jornet est qu’il excelle dans tous les domaines. Ses qualités physiques sont le fruit d’un mélange entre prédispositions génétiques et entraînement. Adolescent, il courait déjà vingt kilomètres pour rentrer chez lui après l’école, car il trouvait le bus «ennuyeux». C’était sa façon de «décompresser après la journée».

Aujourd’hui, il s’’entraîne de manière variée: des randonnées de huit à douze heures, du fractionné, de la musculation et même des courses en montée avec une poussette, son «entraînement de force ultime». Les scientifiques ont mesuré chez lui une capacité d’absorption d’oxygène exceptionnellement élevée qui lui permet de performer à haute intensité pendant des heures. Lors d’un test, l’Espagnol a couru sur un tapis roulant avec une inclinaison de 15% jusqu’à ce que la machine surchauffe.

Kilian Jornet considère ses expéditions comme un moyen d’explorer les limites humaines et d’inspirer les autres.

Jornet récupère également très rapidement, une qualité qui l’a aidé à établir plusieurs records. En mai 2017, il a réalisé ce que personne n’avait jamais fait avant lui ni égalé depuis: gravir deux fois l’Everest en cinq jours, sans oxygène supplémentaire ni cordes fixes. La première fois, il lui a fallu 26 heures, la deuxième fois, quelques jours plus tard, 17 heures, à chaque fois depuis le camp de base avancé (6.500 mètres) jusqu’au sommet (8.848 mètres).

Son faible poids –58 kg pour 1,71 m– est non seulement idéal pour les ascensions, mais aussi pour les descentes. Lors du Hardrock Hundred Mile dans le Colorado, Jornet a couru si vite dans les descentes que ses concurrents l’ont surnommé «la chèvre de montagne». Il insiste toutefois sur le fait qu’il n’est pas un super-héros: «J’ai surtout appris à comprendre mon corps.»

3. Des rêves sans limites

A l’école, l’Espagnol avait déjà écrit une rédaction sur son désir de gravir «toutes les montagnes du monde». En réponse à son professeur, qui avait qualifié cela d’irréaliste, il avait couru jusqu’au sommet d’une montagne pour prouver que son rêve était possible. «Les véritables limites ne dépendent pas de notre corps, mais de notre esprit et de notre désir de réaliser nos rêves», a écrit Jornet plus tard dans son premier livre, Correr o morir (Courir ou mourir).

Aujourd’hui, Kilian considère ses expéditions comme un moyen d’explorer les limites humaines et d’inspirer les autres. Dans une récente interview accordée au New York Times, il a critiqué le «mode de vie sédentaire» de nombreuses personnes, qui, selon lui, «désactive leur expression génétique». Ces dernières années, il participe ainsi moins souvent à des compétitions. Le Catalan se concentre plutôt sur des projets personnels, qu’il présente comme un exemple pour inciter d’autres personnes à rêver, ou du moins à bouger.

Ce changement s’est produit en 2023, lorsque Jornet a été pris dans une avalanche lors d’une ascension de l’Everest et s’est cassé plusieurs côtes. Son impatience pendant la rééducation a aggravé sa blessure, lui faisant perdre sa saison d’ultramarathon. Ce contre-temps lui a donné une nouvelle idée. De retour aux affaires, il a décidé de relier les 177 sommets des Pyrénées de plus de 3.000 mètres en une seule tentative. Il a réussi son pari en seulement huit jours, parcourant 485 kilomètres et 43.000 mètres de dénivelé.

Un an plus tard, en août 2024, il a mis la barre encore plus haut avec son «Alpine Connections». Il a gravi les 82 sommets alpins de plus de 4.000 mètres, soit environ 1.200 kilomètres et 75.000 mètres de dénivelé. En raison du manque de préparation, certaines ascensions ont duré trois fois plus longtemps que prévu. Il a perdu six kilos, n’a vu son équipe qu’une fois par jour au maximum et a dû se contenter de peu de repos et de nourriture. Il a néanmoins mené à bien son projet en 19 jours. Une fois de plus, un rêve était devenu réalité.

4. Le présent comme boussole

Jornet ne s’attarde pourtant pas longtemps sur ces performances. Il ne conserve même pas ses trophées ou ses médailles. «Le meilleur moment, c’est maintenant, et le meilleur souvenir, c’est toujours demain», est d’ailleurs l’une de ses citations célèbres. La philosophie de Jornet est centrée sur le processus: selon lui, l’obsession des chiffres ne mène qu’au burnout et à la perte de plaisir.

Il a également abandonné depuis longtemps son ancienne devise, «gagner ou mourir». «Quand on est jeune, il est motivant d’avoir des objectifs ambitieux, mais j’ai eu la chance de les atteindre. Cela ne signifie pas que je suis moins motivé, bien au contraire. Au départ, je veux gagner, mais ce n’est pas une nécessité», a-t-il déclaré dans une interview accordée à El País en juin 2025.

Cette idée s’est implantée très tôt dans son esprit. Lorsque Jornet a remporté sa première compétition de ski à l’âge de 8 ans, il a donné sa médaille au dernier, car selon lui, celui-ci avait tout donné. Parce que «le succès, ce n’est pas gagner, mais grandir», Jornet considère donc l’échec comme un élément essentiel: «C’est la seule façon d’apprendre.»

5. Repousser ses limites grâce à la discipline mentale

Maite Hernández, l’ancienne coach de Jornet, l’a un jour résumé ainsi: «Kilian est très talentueux, mais c’est son éthique de travail qui le rend exceptionnel.» La discipline est son mantra. Selon Jornet, il est important de créer une dynamique afin que l’entraînement devienne aussi naturel que respirer. En Norvège, il s’entraîne tous les jours, même lorsqu’il pleut ou qu’il neige. «Il y a des jours où l’on préfère rester chez soi, mais l’entraînement exige de la persévérance. Cela n’est possible qu’avec de la passion, pas avec le besoin de se mettre en valeur», détaille ainsi Jornet dans le podcast Untapped.

Bouger quinze heures par jour sur un terrain où une seule erreur peut être fatale exige plus qu’un corps exceptionnel.

Selon lui, la charge mentale de ses entraînements et de ses randonnées est souvent plus lourde que l’effort physique. Bouger quinze heures par jour sur un terrain où une seule erreur peut être fatale exige plus qu’un corps exceptionnel. Une attitude qui explique pourquoi il ne considère pas la douleur comme une ennemie, mais comme «une professeure», avec laquelle il dialogue dans les moments difficiles. Lors de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc de 2017, alors que son corps menaçait de lâcher après 100 kilomètres, il s’est motivé en se fixant de petits objectifs: encore une colline, encore un pas. Cette méthode lui a finalement permis de remporter la victoire. Dans le cadre de son projet «Alpine Connections» en 2024, le Catalan a également retrouvé des forces après 36 heures sans sommeil en utilisant sa respiration comme point d’ancrage: «Je sentais mon corps se briser, mais mon esprit m’a permis de tenir bon.»

Son expérience visant à tester les limites de l’endurance était encore plus extrême. Pendant quatre jours, il a suivi son programme d’entraînement habituel –deux à quatre heures de course à pied le matin, une heure supplémentaire l’après-midi– sans rien manger. Jusqu’à ce qu’il s’effondre complètement le cinquième jour. Pour Jornet, ce genre de «masochisme» –selon ses propres termes– montre que les limites ne sont pas absolues. Elles peuvent être repoussées tant que le corps et l’esprit travaillent ensemble. Dans cette étroite coopération, il est probablement le meilleur du monde.

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