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Domenico Tedesco et l’héritage du Mondial

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

A l’aube de ses débuts à la tête de l’équipe belge, Domenico Tedesco doit recoller les morceaux d’une sélection taillée en lambeaux par l’échec qatari.

Il est des mots qu’on voudrait ne pas dire. Ceux où le cerveau tente de faire marche arrière mais est finalement vaincu par un cœur qui brûle les lèvres. Dans les couloirs d’un stade Al Thumama qui fête à gorge déployée la victoire sensationnelle du Maroc contre les Diables Rouges, le vétéran Jan Vertonghen finit par laisser l’incendie se propager au micro qui lui est tendu: «Peut-être que si on attaque mal, c’est parce qu’on est aussi trop vieux devant.»

Le doyen des Diables met les mots sur une image. Celle d’une équipe coupée en deux, sur le terrain comme à l’extérieur.Des défenseurs qui reculent pour amortir le poids des ans et des attaquants qui ne pensent qu’au but adverse. Roberto Martinez semble assister impuissant à l’érosion d’un plan de jeu de plus en plus dépendant de la forme de son trio offensif. A la rouille de sa machine à marquer des buts, rongée par le déclin d’Eden Hazard, le corps meurtri de Romelu Lukaku et la solitude de Kevin De Bruyne.

C’est également le constat que dresse Domenico Tedesco, présentation à l’appui, face aux membres de la task force fédérale chargée de dénicher le successeur du sélectionneur catalan. Les limites d’un collectif sectionné qu’il pointe indirectement lors de sa conférence de presse inaugurale, aspirant à «jouer de manière compacte et synchronisée, tant en possession qu’en perte de balle». Les problèmes sont soulignés sans être ouvertement verbalisés. Parce que comme l’avait dit Jan Vertonghen quelques secondes avant de s’en calciner les gencives dans l’émotion de Doha: «J’ai beaucoup de choses qui me passent par la tête, et c’est peut-être mieux que je ne les dise pas en public.»

Domenico Tedesco devra trouver un nouvel équilibre tactique.

Le malaise KDB

Les plaies qataries sont parties des mots. Ceux de Kevin De Bruyne, d’abord, qui déclare au Guardian, dans une interview publiée la veille de Belgique-Maroc, que les chances de victoire finale belge sont nulles: «Aucune chance, nous sommes trop vieux.» Si Eden Hazard en rajoute une couche face aux micros le jour précédant la défaite, glissant avec son sourire habituel que «nos défenseurs ne sont pas les plus rapides, mais ils le savent», les reproches de la vieille garde de la sélection se tourneront plutôt vers le défaitisme de KDB que sur l’ironie du capitaine. Les décibels montent dans le vestiaire du stade Al Thumama, accentués par l’émotion de la défaite, mais Vertonghen et Hazard se réconcilent rapidement. Au sein de la délégation belge, on dit d’ailleurs qu’il est impossible d’être vraiment fâché avec Eden Hazard. Même à Madrid, où son temps de jeu peut se mesurer au sablier, le Brainois ne compte que des supporters dans un noyau où il distribue les sourires et les clins d’œil. Même chose chez les Diables, avec lesquels il a acquis le brassard au talent et l’a conservé avec son pacifisme naturel, loin du charisme souvent fédérateur mais parfois encombrant de son prédécesseur, Vincent Kompany.

Une fois l’émotion de la défaite et les dialogues de vestiaire gonflés à la testostérone éclipsés, les mines sont plutôt réjouies lors du barbecue des familles, prévu par Roberto Martinez dans la foulée de la deuxième rencontre du Mondial. Seuls l’attitude et les mots de Kevin De Bruyne se digèrent moins facilement que le buffet. «Désolé si on n’est pas assez bons pour jouer avec toi», lui aurait ainsi ironiquement glissé un cadre de la génération dorée, vexé par ses déclarations à la presse anglaise. Soucieux de polir son image, surtout dans le sprint final d’un Ballon d’or pour lequel il faisait figure d’outsider majeur, le numéro 7 des Belges aurait-il cherché à relativiser, par ses mots, le poids d’une Coupe du monde qu’il imaginait peser en sa défaveur? Il en a en tout cas oublié l’ego de ses compatriotes, s’isolant encore un peu plus dans un vestiaire où il ne fait l’unanimité que balle au pied.

Entre la nouvelle génération de Diables et l’ancienne, un monde de différence.
Entre la nouvelle génération de Diables et l’ancienne, un monde de différence. © belga image

Analysé au microscope, loupes et superralentis à l’appui, le langage corporel du meilleur joueur de champ belge actuel ne plaide pas plus en sa faveur, à l’image de cette passe d’armes verbale avec Toby Alderweireld à même la pelouse au sujet de la tactique à adopter pour surmonter le pressing canadien. Brassard au biceps pour affronter la Croatie, présenté à Tedesco comme l’homme autour duquel construire le futur des Diables, et d’ailleurs nommé nouveau capitaine de la sélection, De Bruyne est néanmoins sorti fragilisé de l’automne mondial. Son discours n’était, certes, pas dénué de vérités, mais les mots qui brûlent doivent parfois restés tapis pour éviter les incendies.

Quelle relève?

Si l’échec qatari a exacerbé les tensions, les tauliers de la sélection ne plaident cependant pas pour un changement drastique au retour du Mondial. Plusieurs cadres, Romelu Lukaku en tête, insistent ainsi pour installer l’adjoint Thierry Henry à la tête de l’équipe nationale et succéder à Roberto Martinez. «Je m’attendais à ce que ce soit lui», confirme d’ailleurs Eden Hazard dans une interview accordée à la RTBF, alors que Toby Alderweireld ou le jeune Loïs Openda avaient également avancé le nom de l’ancien attaquant français, pourtant peu couronné de succès lors de ses expériences d’entraîneur principal mais très apprécié du vestiaire. Une volonté de continuité qui peut paraître étrange vu le fiasco, mais un sentiment renforcé par l’impression, prégnante chez les cadres, que la taupe à l’origine des articles parus dans la presse française au sortir de la désillusion marocaine était un membre de la nouvelle génération. L’heure était néanmoins à la nouveauté. Après les six années de règne de Roberto Martinez, la task force mise en place par l’Union belge a donc tranché en faveur d’un changement de cap radical.

Le onze de base des Diables sera-t-il bouleversé pour autant? Là aussi, Kevin De Bruyne avait son mot à dire à l’aube du Mondial: «Quelques bons nouveaux joueurs arrivent, mais ils ne sont pas au niveau où étaient les autres en 2018.» Le reproche adressé de longue date à Roberto Martinez, suspecté de fidélité excessive aux hommes forts du bronze planétaire, faisait sans doute un peu trop abstraction de ce décalage important entre les héros de la campagne de Russie et leurs successeurs. Ainsi, c’est en étant toujours considéré par le groupe comme le défenseur le plus fiable du noyau que Toby Alderweireld a refermé son casier international, dans un secteur où la relève se fait attendre.

Méconnaissable aux entraînements lors du Mondial, Wout Faes n’a pas montré qu’il était prêt à prendre la relève en défense.

Brillant lors de ses débuts à Leicester après avoir progressé lors de son passage en France, Wout Faes semblait ainsi tétanisé lors des entraînements belges au Qatar et n’a jamais pu se hisser à hauteur des attentes. Quant à Arthur Theate, bien plus à l’aise à l’heure de bomber le torse au milieu des tauliers de la génération dorée, il a été rappelé à l’ordre et assis sur le banc par Bruno Génésio, son entraîneur à Rennes, lors de son retour en Bretagne: «Même sans jouer, il y a sans doute laissé des forces [à la Coupe du monde]. On sait à quel point un Mondial peut être usant mentalement.» Le défenseur est-il revenu déçu d’une Coupe du monde où il espérait prendre le dessus sur Vertonghen dans l’esprit du sélectionneur? Le discours rappelle en tout cas les critiques de Sinisa Mihajlovic, coach de Theate à Bologne la saison dernière, qui avait reproché au gaucher son attitude plus présomptueuse dans la foulée de sa première sélection, évoquant un joueur devant «remettre de l’ordre dans sa tête».

Nouveau capitaine, Kevin De Bruyne devra fédérer le vestiaire après les accrocs du Mondial.
Nouveau capitaine, Kevin De Bruyne devra fédérer le vestiaire après les accrocs du Mondial. © getty images

Revenu en grâce chez les Rennais, Theate pourrait néanmoins incarner, en compagnie du charismatique Amadou Onana, l’un des visages marquants de la relève internationale, surtout en l’absence d’un Jérémy Doku une nouvelle fois freiné par ses blessures. Sans compter que Charles De Ketelaere peine à faire l’unanimité dans sa nouvelle vie depuis son transfert à quarante millions d’euros vers le Milan AC l’été dernier. Un casse-tête en vue pour Tedesco.

Domenico Tedesco, le choix de la raison

C’est cette Belgique coupée en deux, sur le terrain encore plus que dans le vestiaire, dans son changement générationnel bien plus que dans des querelles postdéfaite, que récupère Domenico Tedesco. Dans la salle d’attente de son dentiste, le coach italo- allemand avait fait un screenshot de l’info de la fin d’aventure de Roberto Martinez pour l’envoyer à son agent. Tout juste mis à pied par Leipzig, quelques semaines après avoir apporté au club boosté par Red Bull le premier trophée de son histoire (une Coupe d’Allemagne), le jeune entraîneur s’est donc retrouvé au milieu d’une pile de CV dont il a rapidement atteint le sommet. Une histoire de profil idéal.

Très vite, les noms belges quittent le casting. Les derniers patrons de la génération dorée pèsent un poids important dans le débat, par l’intermédiaire du conseil des joueurs dont chaque membre sera d’ailleurs contacté individuellement par Tedesco dans la foulée de sa nomination. Thibaut Courtois, Kevin De Bruyne, Toby Alderweireld, Romelu Lukaku, Jan Vertonghen, Axel Witsel, Dries Mertens et Youri Tielemans sont, à des degrés divers, impliqués pour faire le premier tri, et insistent sur l’envergure internationale de l’homme qui prendra la suite de Martinez. Déjà lors de la nomination du Catalan, le groupe avait insisté pour que le successeur de Marc Wilmots soit pêché au-delà de l’étang belge dont certains espéraient voir sortir Michel Preud’homme, alors plus gros poisson national. Une fois de plus, c’est hors des frontières que la task force de la Fédération s’est donc mise à chercher la perle rare.

Qualifié de «laptop coach» par des analystes souvent issus de l’ancienne génération, celle où la vidéo et les données statistiques n’étaient pas encore des composantes quotidiennes du football de haut niveau, Domenico Tedesco est surtout un homme de son temps. Capable de donner de la continuité au scouting pointu mis en place sous les ordres de Roberto Martinez comme de suivre sans temps mort plus d’une centaine de joueurs à même de devenir Diables dans les prochains jours, mois ou années. Un homme de plan de match, aussi, peut-être davantage que de plan de jeu, réputé pour pouvoir s’adapter au profil de l’adversaire plus que son prédécesseur qui semblait parfois rigide dans son approche du football malgré quelques coups de génie bien placés lors de son mandat, succès contre le Brésil en tête. Très vite, une fois les derniers noms sur la table et les présentations faites, l’Italo-Allemand est devenu une évidence pour les décideurs fédéraux, qui lui ont confié les clés du bolide national jusqu’au terme de l’Euro 2024. Parfois à la surprise des hommes forts du vestiaire. Dans la foulée d’un match contre l’Union, Toby Alderweireld avoue ainsi «ne jamais avoir entendu parler» du nouveau sélectionneur.

Si Domenico Tedesco n’est pas n’importe qui, son nom revenant d’ailleurs fréquemment dans la short-list des clubs à la recherche d’un manager au sein de la puissante Premier League anglaise, sa nomination est aussi un rappel de la réalité financière de la Fédération belge. Le salaire de Roberto Martinez, exceptionnellement haut pour les habitudes nationales sans être démesuré à l’échelle mondiale, était rendu possible par le fait que le Catalan combinait sa fonction de sélectionneur avec celle de directeur sportif.

Surtout, les projections financières plus ambitieuses ont été plombées par les résultats décevants du Mondial qatari, la Belgique percevant moins de la moitié des primes touchées lors de l’épopée de 2018. Impossible, dans ces circonstances, d’attirer à Tubize une pointure internationale, malgré la modernité d’un centre national relifté grâce aux succès de la génération dorée. Peut-être parce que le Belge a une brique dans le ventre, le Diable d’hier laisse en effet derrière lui des traces solides et durables de ses succès. Il n’y a finalement que sur le terrain qu’il faut creuser de nouvelles fondations.

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