Nafissatou Thiam a abandonné lors des Championnats du monde, à l’issue de prestations loin de son niveau et en pleine tourmente avec la Fédération belge d’athlétisme.
Rien n’est plus beau qu’un or inattendu. Celui de Nafissatou Thiam aux Jeux olympiques de Rio, en 2016, a accouché d’un sourire gravé dans l’histoire du sport belge. Personne, pas même elle, ne s’attendait alors à ce qu’elle remporte le titre suprême à l’issue de sa première olympiade.
Il faut dire qu’en plus de son inexpérience, la Namuroise souffrait depuis plusieurs semaines d’une blessure au coude. Un handicap de taille à l’heure de lancer le javelot, épreuve capitale pour venir à bout de son heptathlon. Elle a donc rassemblé toutes ses forces pour un seul lancer… au-delà des 53 mètres, plus loin que jamais. Pour ses concurrentes, ce fut le coup de grâce.
Certes, l’exploit s’est accompli dans la douleur, mais il a permis à «Nafi» de surmonter la peur. Un virage capital dans sa carrière, dont elle a reparlé plus tard: «C’est à ce moment-là que j’ai découvert la force de mon esprit.» Comme une heureuse coïncidence, la chanson Survivor des Destiny’s Child se faisait alors entendre pendant la compétition. De quoi rappeler à l’athlète belge que même dans les moments difficiles, la survivante en elle n’a pas fléchi.
La pression monte après Rio
C’est devenu le fil conducteur de sa carrière. Nafi Thiam a toujours fait la différence dans les moments les plus tendus, quand il le fallait vraiment. Malgré tout, après Rio 2016, la pression sur ses épaules a commencé à peser de plus en plus lourd, renforcée par les nombreuses blessures auxquelles l’heptathlonienne a dû faire face au fil des ans.
Elle n’a pourtant jamais craqué, mais après chaque titre remporté lors de grands championnats, on voyait à quel point la championne avait dû se dépasser physiquement et mentalement. Souvent, le soulagement était plus grand que la joie. On la sentait plus proche des larmes que des sourires. A tel point qu’en 2019, lorsqu’elle a cédé le titre mondial à la suite d’une défaite face à Katarina Johnson-Thompson, elle avait presque l’air soulagée, enfin libérée de ce statut d’invaincue qui durait depuis les Jeux de Rio et qui augmentait inévitablement la pression à l’aube de chaque compétition.
Le scénario s’est pourtant répété. A l’issue du titre olympique de Tokyo en 2021, puis du retour aux sommets mondiaux à Eugene, aux Etats-Unis, l’année suivante, jamais on n’a revu la jeune femme insouciante et décontractée, virevoltante sur le podium comme à Rio.
Un nouveau départ avec Van der Plaetsen
Après la saison 2022, elle décide alors de se séparer de son entraîneur historique, Roger Lespagnard, et de déménager en Afrique du Sud pendant les mois d’hiver. Elle s’y est entraînée en toute tranquillité avec son nouveau coach, Michael Van der Plaetsen. Et s’est de plus en plus retirée dans sa bulle.
Une nouvelle vie loin de l’attention médiatique et des demandes d’interviews, qu’elle refusait systématiquement, au grand dam de la presse nationale. Malgré son esprit combatif et son charisme sur la piste, Nafissatou Thiam est particulièrement timide à l’extérieur. Pas question de gaspiller son énergie dans des choses qui la fatiguent mentalement.
Objectif: lui permettre de se libérer, surtout dans la tête, en vue des JO de Paris de 2024. En matière de performances pures, ce fut le cas. Thiam y a établi des records personnels au lancer du poids et au 800 mètres. Elle a totalisé 6.880 points, le troisième meilleur score de sa carrière, en route vers sa troisième médaille d’or olympique. Certes, elle a profité de la méforme de l’Américaine Anna Hall, sa nouvelle concurrente, mais Nafi sait mieux que personne que tous ces obstacles que rencontrent une athlète font partie du jeu.
La préparation pour Paris n’a pas été une partie de plaisir pour autant. Quand on doit se pousser physiquement et mentalement à l’extrême pour atteindre une fois de plus un niveau élevé, on peut difficilement parler de détente.
Stress à Paris
Lorsqu’elle a disputé son premier meeting de la saison 2025 lors du championnat de Belgique le 2 août dernier, près d’un an après les Jeux de Paris, Nafi en a parlé spontanément: «J’ai dû faire face à une année 2024 difficile, avec énormément de pression et d’émotions. J’avais plus que jamais besoin de me ressourcer mentalement et physiquement. Je me sentais malade et vide. J’ai vécu trop de stress. Je ne peux pas supporter ça chaque année, sinon je mettrai fin à ma carrière.»
Son nouveau mantra est donc devenu: retrouver le plaisir. «Que ce soit pendant le championnat ou pendant les entraînements. Sinon, cela n’a aucun sens de poursuivre.»
La fatigue mentale a eu des conséquences sur sa préparation physique. Après une pause de plusieurs mois, l’heptathlonienne n’a repris l’entraînement intensif que tardivement. Difficile de savoir si elle a de nouveau souffert de blessures en cours de route, elle n’en a jamais parlé. Le fait est, comme l’a déclaré l’entraîneur Michael Van der Plaetsen, que 2025 devait être une année de transition, pour mieux se reconstruire en vue de 2026.
Alignée sur deux sauts en longueur, deux 100 mètres haies, un lancer du javelot et un saut en hauteur au cours du mois d’août, histoire de se préparer au mieux pour les Mondiaux malgré l’absence d’heptathlon au calendrier des meetings d’athlétisme, Thiam a confirmé ce sentiment d’année «creuse» par ses résultats. Pas mal, mais toujours en dessous de son niveau moyen. Lors des Championnats de Belgique, elle a même abandonné la finale du 100 mètres haies, tant son corps lui envoyait des signaux de douleur.
Même si Nafi avait déjà remporté plusieurs titres par le passé, il était déjà clair que l’or serait très difficile à décrocher à Tokyo en septembre. D’autant plus que l’Américaine Anna Hall (24 ans) a atteint cette année un niveau (7.032 points à l’heptathlon de Götzis) que Thiam n’avait plus approché depuis 2017.
Thiam et le code de conduite
A l’approche des Championnats du monde, une discussion a éclaté en coulisses au sujet du code de conduite de Belgian Athletics. Les athlètes devaient le signer, sous peine de ne pas pouvoir participer aux Mondiaux. Cela avait déjà été le cas plus tôt dans l’année lors des Championnats en salle et des World Relays.
Un message contraignant que la fédération aurait mieux fait de communiquer, d’étayer juridiquement et que tous les athlètes belges n’ont pas apprécié, même s’ils ont pour la plupart finalement signé. Selon ses propres dires, le management de Nafi Thiam n’a reçu le code que le 6 août. Une semaine plus tard, une concertation a eu lieu avec Belgian Athletics. Le dialogue a immédiatement pris fin lorsque les managers de Thiam ont menacé d’intenter une action en référé.
Les chances étaient grandes que la fédération soit déboutée par le juge. Afin de préserver la paix –et de ne pas s’attirer les foudres de l’opinion publique–, Thiam a finalement été autorisée à participer aux Championnats du monde, même si certains décideurs du nord du pays souhaitaient faire d’elle un exemple. La tempête semblait s’apaiser.
Malgré l’exception qui lui avait été accordée, la triple championne olympique a relancé la polémique trois jours avant son heptathlon, lors de sa conférence de presse. Elle a vivement critiqué la fédération pour ses «harcèlements et sanctions injustes», notamment concernant son kinésithérapeute personnel qui n’avait pas obtenu d’accréditation.
Selon ses managers, cette sortie médiatique était un choix personnel de l’athlète, sur lequel ils n’avaient aucune influence. Selon son entraîneur, ses propos avaient pour but «de relâcher la pression et de lui permettre de tourner la page». Pour Thiam, en colère, se taire n’était pas une option: elle devait exprimer son mécontentement.
Stratégique ou non –comme dans le cas de la photo très controversée de la kinésithérapeute de Thiam sur le trottoir, que son management a lui-même envoyée à Het Laatste Nieuws–, sa communication s’est retournée contre elle comme un boomerang. Selon son entraîneur, Thiam ne s’est pas sentie mieux pour autant. Lorsque Jessica Mayon, présidente de la LBFA wallonne, a également réfuté avec véhémence les accusations de «harcèlement», la tempête s’est transformée en ouragan. Et la pression mentale s’est encore intensifiée. Elle s’est ajoutée à un autre facteur de difficulté inédit: les quatre épreuves du premier jour de l’heptathlon ont été disputées en une seule session nocturne, contrairement aux championnats précédents, accentuant un peu plus encore la charge physique et mentale.
La décision difficile de Van der Plaetsen
Sans sérénité et sans être au meilleur de sa forme, Thiam a, comme on pouvait le craindre, réalisé des performances bien inférieures à ses standards. La dernière épreuve, le 200 mètres, a même été catastrophique: 22e et dernière de toutes les participantes. Ce n’est pas un hasard si cela s’est produit au moment où la charge était la plus lourde et dans une épreuve où Nafi n’a jamais excellé.
Lorsque, le lendemain, elle a réalisé sa pire performance jamais enregistrée dans un heptathlon au saut en longueur, Michael Van der Plaetsen, son entraîneur et ami, a décidé que cela suffisait. Il s’en est ensuite pris à la fédération encore plus violemment que Thiam ne l’avait fait plus tôt dans la semaine. Il s’est dit «honteux d’être Belge» et a attribué la responsabilité de son abandon «à 99% au tollé (NDLR: autour du code de conduite et du kinésithérapeute) et peut-être à 1% à autre chose. Nafi est une athlète qui a besoin de calme. Elle doit vivre dans une bulle.»
Nafi Thiam mérite une belle fin de carrière
Toutes les parties doivent maintenant laisser la tempête s’apaiser. Et prendre le temps de communiquer de manière constructive afin d’écouter les points de vue de chacun pour parvenir à un compromis. Il serait vraiment dommage que la carrière de l’une des plus grandes icônes sportives belges se termine dans les larmes et la colère.
S’il semble certain qu’elle ne remportera plus de titre mondial à 31 ans –une seule femme a remporté un titre olympique ou mondial en heptathlon au-delà de cet âge: Sabine Braun, à 32 ans, en 1997, avec un score très faible– après plus d’une décennie de sport de haut niveau, l’important pour la Namuroise est surtout de redevenir cette jeune fille qui prenait du plaisir à gagner un pot de confiture lors des cross qu’elle courait à l’adolescence. Afin qu’elle puisse, où et quand elle le voudra, mettre un point final à sa magnifique carrière, avec le sourire.