L’origine du mot «management»? Un terme français d’étymologie équestre, rappelle Luc Bretones. © dr

Vers la fin des petits chefs : «Les dinosaures du management disparaîtront d’eux-mêmes»

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Le management pyramidal est un modèle du passé, affirme Luc Bretones, expert français en innovation et coauteur de L’Entreprise nouvelle génération. Deux cents entreprises pionnières issues de trente pays y témoignent de leur gouvernance partagée.

Un nombre croissant d’entreprises remettent en cause les rapports hiérarchiques du management dit traditionnel et ce, de diverses manières. Quelle alternative prônent-elles?

Les entreprises de nouvelle génération que j’ai pu rencontrer se caractérisent par un mode de gouvernance qui distribue l’autorité. C’est pour cela que l’on parle, en général, d’organisation à gouvernance partagée. Celle-ci pousse au maximum les niveaux de subsidiarité: chaque partie a autorité dans ses rôles et ses domaines de responsabilité. Cela permet d’éviter de passer systématiquement par une chaîne de commandement, du bas vers le haut puis du haut vers le bas, pour se mettre en mouvement. Cet aller-retour constitue une perte de temps et d’efficacité. Pour ces raisons, on les qualifie également d’organisations adaptatives.

Quelle peut être la place des dirigeants et des responsables d’équipe dans de telles organisations?

Ces sociétés ne se bornent pas à décentraliser l’autorité. Elles font pivoter, dans le même temps, la posture du manager. Rappelons qu’au départ, «management» est un terme français d’étymologie équestre, désignant le fait de faire marcher un cheval au pas ou au trot. Derrière ce mot, il existe donc un principe de subordination. Dans les nouvelles formes de gouvernance, on passe d’une hiérarchie de subordination de l’individu à une hiérarchie d’équipes. Le manager, auparavant en surplomb, devient le soutien de l’expression de l’intelligence collective d’une équipe. Des travaux de recherche ont d’ailleurs prouvé que l’intelligence produite par un collectif, quand il fonctionne en réseau, bat à plate couture la somme dissociée de ses constituants. On parle beaucoup, dans ce cadre-là, de servant leader, ou de position de caring leadership.

« La seule chose qui peut expliquer le malaise de certains travailleurs, c’est le temps qu’ils ont passé dans un mode de gouvernance archaïque. »

Comment se traduisent les changements en interne?

La plupart des organisations que j’ai découvertes ont banni, en tout ou en partie, le principe de fiche de poste et de hiérarchie figée dans le marbre. Elles préfèrent se décrire par des rôles et des équipes, avec un principe de réorganisation continu, presque imperceptible. Elles peuvent créer des rôles ou en éliminer d’autres s’ils ne sont plus d’actualité. Ce qui est très intéressant, c’est que l’on décorrèle ainsi les individus des rôles: je peux, par exemple, être en charge des partenariats externes de mon entreprise et en même temps de son développement commercial. De même, vous pouvez commencer l’année avec six rôles et la finir avec un seul, ou l’inverse.

Un tel modèle convient-il à toutes les personnalités? Si certaines aiment changer de mission, d’autres s’épanouissent dans un rôle stable et clairement défini…

Je pense qu’en 2022, la majorité des gens au travail ne supportent plus d’être sous le joug d’un petit chef. Ce type de management paternaliste, à la limite de l’humiliation, est en voie d’extinction. Il est évident que certaines personnes ont un leadership très fort et d’autres moins. Il existe des profils différents, et c’est une très bonne chose. Mais votre question renvoie aussi à la culture des comportements. La seule chose qui peut expliquer le malaise de certains, c’est le temps considérable qu’ils ont passé dans un mode de gouvernance archaïque. Celui-ci a tant modelé leurs habitudes qu’ils ne voient plus autre chose. C’est l’image du canari dans sa cage: si vous lui ouvrez la porte après dix ans, il ne sortira pas. Il n’aspire pas nécessairement à être libre, puisqu’il ne l’a jamais été. Je m’inscris donc en faux par rapport à des personnes affirmant que la gouvernance partagée serait inadaptée à une partie significative des travailleurs. Tous les êtres humains sont curieux et souhaitent apprendre.

(1) L’Entreprise nouvelle génération, par Luc Bretones, Philippe Pinault et Olivier Trannoy, Eyrolles, 430 p.
(1) L’Entreprise nouvelle génération, par Luc Bretones, Philippe Pinault et Olivier Trannoy, Eyrolles, 430 p. © National

La répartition des rôles ne freine-t-elle pas les prises de décision, en raison des dispositifs de concertation nécessaires?

On confond souvent la gouvernance partagée avec l’absence de gouvernance. Or, les organisations agiles sont extrêmement rigoureuses dans leur fonctionnement. Elles utilisent beaucoup la décision par consentement, qui diffère de la décision par consensus. Cette dernière nécessite que tout le monde soit d’accord, ce qui peut prendre un temps éternel. La décision par consentement, en revanche, vise à ce que toutes les personnes concernées par la mesure proposée aient leur mot à dire. N’importe qui dans l’organisation peut faire une proposition d’évolution si cela relève de son domaine. Celle-ci sera ensuite améliorée par des amendements, à l’image d’une loi dans une assemblée. Une fois qu’il n’y a plus d’objections, la proposition initiale sera soit rejetée, soit mise en œuvre après amélioration.

Après avoir expérimenté de nouveaux modèles de management, bon nombre d’entreprises font marche arrière. A quoi attribuez-vous ces échecs?

Si, en voulant rajouter de l’agilité, une organisation chasse une bureaucratie par une autre, elle n’a au final rien gagné. Il faut faire un gros effort de formation, d’accompagnement, mais surtout commencer par l’état d’esprit: pourquoi veut-on moins de hiérarchie, donner plus d’autonomie? Tant que cela n’a pas été compris, il ne sert à rien de vouloir transformer l’organisation à toute force. L’échec typique, c’est la situation d’un dirigeant qui, subjugué par une conférence ou un ouvrage sur la question, veut appliquer la méthode dans son entreprise en étant persuadé que ça fonctionnera.

Comment entrevoyez-vous l’avenir des organisations, sachant que les changements relèvent encore souvent de l’expérimentation?

Les dinosaures du management disparaîtront d’eux-mêmes. Un phénomène darwinien de remplacement et d’amélioration s’installera. Les talents ayant le plus de facilités à changer de job voudront rejoindre les organisations les plus aptes à aligner leur mode de management avec une raison d’être positive sur le plan social et environnemental. Les entreprises détestables, elles, se feront laminer. La grande démission en cours aux Etats-Unis et en Europe procède de cela. Le mouvement vers des entreprises de nouvelle génération ne touche encore qu’une petite minorité d’entre elles. Mais celles qui ont franchi le pas surperforment sur leur marché, attirent les meilleurs et vont tout renverser.

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