De «toxique» à «pervers narcissique», en passant par «trauma», le langage psychologique s’est imposé dans les échanges quotidiens. Derrière cette banalisation des concepts cliniques, un débat s’ouvre: sont-ils un outil d’émancipation ou une grille de lecture trop simpliste des relations humaines?
Sur Twitter, Instagram ou dans les discussions amicales, tout le monde ou presque semble manier ce langage «psy» pour décrypter les moindres interactions. Le phénomène s’observe aussi dans les médias: la presse féminine, par exemple, a multiplié ces dernières années les articles sur les «relations toxiques», le «love bombing» ou le «gaslighting» (manipulation mentale par le déni de la réalité). Même les dictionnaires signalent la tendance: en 2022, le très sérieux Merriam-Webster a couronné «gaslighting» mot de l’année, après une hausse de 1.740% des recherches en ligne liées à ce terme. Au Québec, où l’on propose en vain la traduction «détournement cognitif», on entend couramment dire «il m’a gaslightée», preuve que le mot anglais s’ancre dans l’usage.
L’essor de ce vocabulaire thérapeutique hors du cadre clinique soulève bien des questions. Faut-il y voir le signe d’une meilleure connaissance de soi et d’une salutaire démocratisation de la santé mentale? Ou, au contraire, une banalisation de concepts complexes –une «psychanalyse de comptoir»– qui réduit la spontanéité des rapports humains, fige chacun dans des cases et, ce faisant, nuit aux relations et à l’authenticité? Loin d’être anecdotique, cette évolution du langage commun, entre gain de conscience de soi et piège du prêt-à-penser psychologique, mérite qu’on s’y attarde.
Cet engouement traduit la libération de la parole sur la santé mentale.
Le langage psy, pour se sentir mieux…
«Le recours au langage « psy » dit beaucoup de choses sur notre façon de vivre aujourd’hui, confirme Nicolas Marquis, professeur de sociologie à l’université Saint-Louis Bruxelles. C’est le principal langage que nous utilisons pour dire quand les choses ou les relations vont mal. Sa généralisation, propre aux sociétés individualistes qui valorisent la personne et son autonomie est assez récente –courant XXe siècle– mais elle n’a rien de naturel.» Et de poursuivre: «Dans d’autres sociétés, dire qu’on ne va pas bien passait par d’autres langages, comme la magie ou la sorcellerie, qui avaient en commun d’imputer à l’extérieur de l’individu la responsabilité du malheur –quelqu’un m’a jeté un sort, une entité m’a envahie, etc.»
Le succès des livres de psychologie positive et de self-help a sans doute préparé le terrain: il a familiarisé le grand public avec des notions autrefois ésotériques, du burnout à la «résilience». Dans nos sociétés en quête de bien-être, le jargon de la psychologie s’est peu à peu normalisé, jusqu’à devenir un prisme à travers lequel beaucoup interprètent leur vécu quotidien. Un désaccord avec un collègue est aussitôt taxé de «toxique». Un partenaire un peu égocentrique devient un «pervers narcissique». La moindre contrariété est «traumatisante». Naguère exceptionnels, ces diagnostics amateurs prolifèrent.
Des données viennent étayer cette généralisation. En France, le terme «pervers narcissique», forgé en 1987 par un psychiatre, est devenu si populaire qu’il est couramment abrégé en «PN». Son usage a explosé à partir des années 2000, notamment pour désigner des conjoints manipulateurs, au point que de nombreux psychologues et associations de victimes ont depuis pris leurs distances avec cette étiquette galvaudée, rapporte Marc Joly, auteur de La Perversion narcissique. Etude sociologique (2024, CNRS Editions). De même, «gaslighting», pratiquement inconnu il y a dix ans, est désormais partout: le mot a connu un tel boom qu’il a surpris les lexicographes, progressant «si rapidement dans la langue anglaise, surtout au cours des quatre dernières années» d’après le rédacteur en chef de Merriam-Webster. Sur les réseaux sociaux, la tendance est tout aussi marquée. Le hashtag #trauma cumule plus de neuf milliards de vues sur TikTok: des millions de jeunes y partagent leurs blessures intimes, racontent leur «anxiété sociale» ou comment tel comportement les a «trigger».
Cet engouement traduit, certes, une libération de la parole sur la santé mentale. «Poster sur les réseaux sociaux peut faire partie intégrante du cheminement psychologique d’un jeune, cela valide ce qu’il ressent», estime la psychologue Louise La Sala, chercheuse en santé mentale des jeunes. Dans le meilleur des cas, mettre des mots sur ses maux permet de mieux se comprendre et d’échanger avec autrui. Donnée positive: ces dernières années, de nombreuses personnes ont pu identifier des situations abusives grâce à ce vocabulaire. Par exemple, nommer le «gaslighting», le fait de manipuler quelqu’un pour le faire douter de sa raison, a aidé des victimes de violences conjugales à reconnaître ce qu’elles subissaient et à s’en libérer. De même, le concept de «PN» a pu servir d’électrochoc salutaire pour des victimes en leur révélant les mécanismes de domination à l’œuvre et, donc, les causes de leur souffrance. A cet égard, l’extension du langage psy s’inscrit dans une sensibilisation bienvenue aux enjeux de santé mentale, longtemps tabous.
… ou enfermer l’autre dans une case?
Ce langage thérapeutique d’importation n’est toutefois pas une panacée, et son appropriation dans la vie courante donne parfois lieu à des excès. Sonia, 32 ans, en a fait l’expérience constructive. Longtemps, cette jeune cadre ne savait pas dire «non» et s’épuisait au travail comme dans sa vie privée. La lecture d’ouvrages de psychothérapie et les conseils glanés sur des forums lui ont donné des clés: «J’ai appris à poser mes limites, à repérer les comportements vraiment toxiques et à m’en protéger», affirme-t-elle. Forte de ces nouveaux repères, elle a osé refuser les demandes abusives de son supérieur, qu’elle qualifie de «narcissique», et a mis fin à une amitié qu’elle juge «émotionnellement vampirisante». Aujourd’hui, elle se dit épanouie de «prendre soin de sa santé mentale» sans avoir honte, et constate que, autour d’elle, «tout le monde parle de trauma, de charge mentale, c’est devenu normal». A première vue, son parcours illustre le versant positif de cette démocratisation des concepts psy: mieux armée, Sonia ne se sent plus coupable de tout et sait détecter des situations délétères.
«A force de les employer à tort et à travers, on dilue le sens des mots, et l’on sait que les mots ont du pouvoir.»
Mais à trop voir la vie sous l’angle des dynamiques toxiques et des traumatismes à surmonter, plusieurs observateurs se demandent si l’on ne risque pas ainsi de surinterpréter des aléas normaux ou de passer à côté de la complexité des êtres. L’entourage de Sonia, par exemple, note une tendance à tout analyser en matière psychologique, au point d’y perdre de la spontanéité. Chaque conflit devient, dans son discours, le symptôme d’une blessure ancienne à gérer. «Le terme « traumatisme » est devenu courant, voire banalisé, dans les conversations ordinaires», constate la psychologue clinicienne Valentine Hervé. Sur les réseaux, on voit des internautes qualifier de «trauma» le fait d’avoir raté un examen ou d’être «trigger» par une scène de film un peu triste… un emploi très éloigné du sens clinique du traumatisme. Cette exagération sémantique fait tiquer les professionnels.
En outre, l’utilisation immodérée de concepts psy peut tourner au règlement de comptes relationnel. Coller l’étiquette «pervers narcissique» ou «personne toxique» à quelqu’un de son entourage, c’est souvent sceller un jugement définitif qui dispense de chercher à communiquer. De telles étiquettes, brandies comme des vérités révélées, agissent alors comme des armes dans le débat: elles enferment l’autre dans un rôle de bourreau ou de malade dont il serait vain d’entendre le point de vue. L’effet peut être délétère pour le dialogue. «A force d’employer ces termes à tort et à travers, on dilue le sens des mots, et l’on sait que les mots ont du pouvoir, met en garde la psychologue new-yorkaise Naomi Torres-Mackie dans le magazine Time. Si l’on colle trop vite des étiquettes, on risque de faire dérailler des conversations nuancées». Autrement dit, la grille de lecture «psy» fournit certes des explications clé en main, mais elle peut devenir si rigide qu’elle empêche d’écouter réellement l’autre. Lorsqu’on déclare quelqu’un «toxique» en bloc, on n’entend plus que l’écho de son propre diagnostic. On projette un schéma simplifié sur des situations souvent plus nuancées qu’il n’y paraît, au risque de passer à côté de la réalité de l’autre, et de soi-même.
«J’ai compris que je criais au “toxique” pour tout et que ça m’empêchait de réfléchir vraiment à mes attentes.»
Les travers du bien-être à tout prix
L’engouement pour le langage thérapeutique n’est pas anodin: il traduit les valeurs d’une époque «obsédée» par l’autonomie et l’épanouissement individuel. «Le langage psy correspond à notre fascination commune pour l’individu, ses ressources prétendument intérieures –dans son cerveau, par exemple. Ensuite, parce que c’est une grille de lecture très valorisée, parce qu’elle permet de retraduire les problèmes de façon à ce que l’individu et son entourage puissent agir sur lui, à tout le moins chimériquement», traduit Nicolas Marquis.
Dans une «société de l’autonomie», ne pas chercher à aller bien équivaut presque à une anomalie. Dès lors, le vocabulaire du développement personnel et de la psychologie positive forme une norme nouvelle: celle d’un individu toujours à l’écoute de son moi profond, décortiquant la moindre émotion à la lumière des théories en vogue. Le paradoxe, c’est que cette norme prétend libérer l’individu alors même qu’elle peut l’enfermer dans une introspection permanente et une quête infinie d’amélioration de soi. Vouloir absolument «mettre des mots» sur le moindre ressenti finit parfois par performer les émotions plus que les vivre, comme si chaque vécu devait entrer dans une case (trauma, anxiété sociale, phobie, etc.) pour être légitime.
Faut-il alors jeter le bébé avec l’eau du bain thérapeutique? Non, bien sûr. La diffusion du savoir psychologique a eu des effets bénéfiques, en encourageant par exemple à parler de santé mentale sans stigma et en donnant à chacun des outils pour comprendre certaines souffrances. L’important est sans doute d’en faire un usage éclairé et mesuré. Nommer un comportement abusif peut être libérateur et protecteur, à condition de ne pas voir des pervers narcissiques partout. Reconnaître un événement «traumatisant» ne doit pas empêcher de le nuancer selon la gravité objective des faits. Question de dose et de contexte.
Le langage «psy» est un instrument: utilisé avec précaution, il permet de mieux se comprendre et de mieux comprendre autrui, mais manié de façon approximative ou excessive, il risque de simplifier abusivement la réalité humaine. Camille, qui accusait son copain de la «gaslighter», s’efforce désormais, jure-t-elle, d’exprimer son ressentiment sans automatiquement «psychologiser» l’autre. «J’ai compris que je criais au « toxique » pour tout et que ça m’empêchait de réfléchir vraiment à mes attentes», admet-elle. Preuve qu’on peut enrichir son vocabulaire de développement personnel tout en gardant à l’esprit qu’une relation se vit d’abord avec son cœur… pas avec un dictionnaire de psychologie.