L'écrivain Sylvain Tesson publie tire à balles réelles sur notre époque et sa tyrannie de l’hyperconnexion © BELGA

Sylvain Tesson: «Le silence est devenu un luxe, une résistance discrète» (entretien)

Dans son dernier ouvrage, Les Piliers de la mer, l’écrivain-aventurier Sylvain Tesson tire à balles réelles sur notre époque et sa tyrannie de l’hyperconnexion. Il refuse le bavardage généralisé et dresse une ode au silence et rend hommage aux solitudes.

«Je refuse la tyrannie de l’hyperconnexion et l’arbitraire des algorithmes», assène-t-il, regard clair, verbe précis. Sylvain Tesson n’a jamais eu le goût du tiède, et son nouveau livre le confirme: l’écrivain-aventurier tire à balles réelles sur notre époque, ses écrans, ses certitudes, ses slogans, avec cette phrase aiguisée, à la fois voltairienne et montagnarde. Dans Les Piliers de la mer, il signe une odyssée verticale, poétique et furieuse. Cent six sommets de pierre, dressés face au large, gravis aux quatre coins du monde, des îles Féroé à l’aiguille d’Etretat. Mais derrière la performance physique, c’est un geste métaphysique qui s’accomplit. Un manifeste contre la dissolution de l’expérience dans les algorithmes, un refus du bavardage généralisé, une ode au silence, un hommage aux solitudes reliées par une corde. L’ascension devient une ligne de crête pour penser autrement: à rebours du confort, du bruit, du flux.

Sylvain Tesson s’y montre lyrique mais lucide, mystique sans dogme, toujours épris de ces «singularités précieuses» que la modernité, estime-t-il, voudrait aplatir. Il raille la manie de tout quantifier, cette obsession contemporaine du «nombre de pas» et du bonheur compté, cette foi technicienne qui promet le monde à portée de clic. Il l’affirme sans détour: «Nous avons remplacé l’aventure par le tourisme, l’itinérance par la géolocalisation, la prise de risque par la prise de selfies.»

Dans cet entretien, il revient sur l’inspiration du livre, la mémoire de son père, le vertige du vide, les dangers d’une intelligence artificielle qui supplante l’errance, l’angoisse des vies sans aspérité, et la beauté, intacte, d’un vers d’Apollinaire sous un ciel chargé.

Vous dédicacez ce livre à votre père, le journaliste Philippe Tesson, décédé en 2023, avec une formule intrigante: «A mon père qui a horreur du vide»…

Mon père détestait le vide, dans tous les sens du terme, physique comme philosophique. Il avait horreur du vertige, mais également des âmes creuses et des idées sans substance. Toute sa vie, il a été incroyablement actif: journaliste, artiste, homme profondément engagé dans la vie sociale et familiale. Cette dédicace renvoie à ce trait très marqué de sa personnalité, à sa peur du vertige, notamment face à mes nombreuses aventures un peu acrobatiques. Il appréciait leur côté baroque, énergique, anticonformiste, mais il craignait surtout que je finisse par chuter.

Notre époque est-elle marquée par le vide ou, au contraire, par l’excès?

Certaines sphères de notre époque sont admirables, tandis que d’autres ressemblent plutôt à un tableau vide. Ce qui est sûr, c’est que nous vivons un moment inédit: jamais dans l’histoire de l’humanité nous n’avons eu un accès aussi massif à l’information. Le risque, c’est justement de succomber à cette gigantesque matrice de communication, ce torrent d’informations incessantes. Cette abondance produit paradoxalement un vide intérieur, un assèchement de la réflexion véritable. A trop se remplir d’instantanéité, on perd la capacité à distinguer l’essentiel du superficiel. C’est un véritable danger. Et finalement, plus on est éduqué, plus on est capable de préserver le silence. Ce silence est désormais devenu un luxe, une résistance discrète mais précieuse face au tumulte permanent.

Nous y reviendrons. Quelle a été la genèse des Piliers de la mer? Comment est née l’idée de ce récit?

Tout part d’une ascension. En 2020, j’ai grimpé l’aiguille d’Etretat. J’ai été saisi par la beauté du lieu, mais aussi par sa puissante symbolique: celle de la séparation du rivage, de l’isolement, de l’anticonformisme. Ce défi alpinistique était extrêmement difficile, mais l’expérience m’a profondément marqué. J’ai voulu prolonger cette vibration poétique, cette beauté du défi, en escaladant 106 sommets semblables à travers le monde, du Cap Horn aux îles Féroé, des Philippines aux Alpes-Maritimes. A travers ces ascensions, je voulais retrouver ce que la modernité nous fait trop souvent oublier: l’intensité d’un rapport direct au monde, sans médiation numérique ou confort artificiel.

«A force de tout demander aux machines, on risque d’abdiquer, ce qui nous rend précisément humains.»

Vous vous identifiez à cette symbolique de l’isolement?

Elle m’intéresse, elle m’attire même. Je suis plus fasciné par ce qui se distingue que par ce qui se fond dans le collectif. Certes, l’union fait la force, mais elle génère aussi la violence et la laideur. Je me méfie des foules. Les masses peuvent être brutales, uniformisantes. Notre époque célèbre le groupe, le nombre, l’opinion dominante, comme si l’individu isolé était devenu suspect, presque menaçant. Nous oublions que les plus belles avancées, les véritables ruptures, sont venues d’individus ayant choisi de penser à l’écart. Moi, ce que je recherche, ce sont ces singularités, ces détails précieux. Car c’est souvent dans ces détails invisibles, ces singularités infimes, que se révèlent les vérités essentielles, à condition que nous prenions le temps de les observer.

Contrairement à vos précédents récits de voyage solitaires, celui-ci se déroule en groupe…

On peut parfaitement être solitaire en étant entouré. La solitude n’est pas une question du nombre de personnes présentes, mais un état d’esprit, une sorte de patrie intérieure. L’alpinisme a justement cette particularité qu’on peut être deux solitudes reliées par une corde, à la fois proches et à distance. Je voyage avec des camarades expérimentés, qui savent respecter le silence. Ce silence est la seule vraie distanciation sociale à mes yeux. Dans nos sociétés obsédées par le bruit, par le bavardage permanent, préserver le silence devient un acte précieux, presque un acte de résistance. Le silence est la véritable musique du cosmos. L’alpinisme implique forcément une notion de cordée, d’amitié, de responsabilité mutuelle: si l’un tombe, l’autre le retient. Cette dimension humaine me touche beaucoup.

Ce voyage commence à Etretat, un lieu lié à votre enfance. Y a-t-il, dans cette aventure, une dimension de «retour aux sources» ou d’enracinement?

Je ne pense pas que ce soit une question de géographie ou d’appartenance à un territoire précis. Ce voyage dépasse les frontières étatiques, c’est avant tout un voyage vers des sommets isolés. J’ai réalisé que ces formes de relief particulières, les «stacks» ou piliers de mer, sont universelles. Peu importe que l’on soit aux îles Marquises, à l’île de Pâques ou à Etretat: la sensation, la vibration poétique, la beauté ressentie est la même. J’étais comme hors du monde, hors du temps, dans un non-lieu symbolique où la séparation et l’isolement prenaient tout leur sens.

Votre livre comporte une critique explicite de la modernité. Vous écrivez que notre époque n’est plus faite pour les aventuriers. Pourquoi cette affirmation?

Je pense que l’exploration traditionnelle, celle des grands aventuriers jusqu’aux années 1930, est désormais révolue. La carte du monde a été totalement révélée, il ne reste pratiquement plus de territoires inconnus à découvrir sur Terre. Aujourd’hui, pour revivre cette émotion de découverte, il faut chercher ailleurs, dans d’autres espaces, comme ces sommets isolés. Car nous avons oublié que l’aventure est une lutte avec le monde et non une simple mise en scène de soi-même. Mais il reste toujours possible de s’émerveiller devant des lieux déjà connus, c’est là toute la beauté de la littérature: raconter différemment ce qui a déjà été décrit mille fois. Encore faut-il accepter de lever les yeux de l’écran pour redécouvrir le réel.

Cette confiance indispensable évoque l’accident grave que vous avez subi il y a une dizaine d’années. Comment avez-vous vécu cette expérience?

Dans un monde obsédé par la sécurité et le risque zéro, cet accident m’a rappelé que la vraie liberté se paie toujours par l’incertitude. Aujourd’hui, on voudrait gommer tout danger, enfermer l’homme dans un cocon de précautions. Mais que reste-t-il d’une vie lorsqu’elle est vidée de toute possibilité de risque? C’est presque une manière pour moi de conjurer le malheur par une surenchère volontaire du risque, comme pour défier ce qui m’était arrivé.

Avec l’âge et les séquelles de votre accident, comment envisagez-vous votre avenir d’aventurier?

A 53 ans, je sais que mes ascensions deviendront progressivement moins ambitieuses. Pourtant, mon bonheur n’en souffre pas: il faut simplement imaginer d’autres façons de s’émerveiller. Certes la carte géographique est totalement révélée, mais la manière de visiter et de raconter les lieux connus demeure infinie. Nous sommes à une époque où la réalité virtuelle prétend remplacer l’expérience directe, où l’aventure se vit par procuration sur des écrans. Nous avons troqué l’art de découvrir par l’art de consommer, mais rien ne remplacera jamais le plaisir subtil d’une découverte à pied. Il suffit d’un peu d’imagination.

Emportez-vous beaucoup de livres lors de vos voyages? Lesquels, par exemple?

Enormément. Pour cette expédition, comme j’utilisais différents moyens de transport, j’ai pu emmener une véritable bibliothèque. Je choisis toujours des ouvrages en résonance avec le thème de mon voyage. Cette fois, c’était autour de la symbolique de la séparation, du refus de se fondre dans la masse: Traité du rebelle de Jünger, Hamlet de Shakespeare… Ces lectures incarnent pour moi la philosophie du «non», la singularité qui se dresse contre l’uniformité.

Cette idée de séparation absolue est-elle encore possible dans notre époque hyperconnectée?

La séparation, pour moi, c’est refuser les injonctions générales de notre temps: être toujours connecté, constamment abreuvé d’informations, soumis au règne de la marchandise. Je parviens à préserver cette séparation. Par exemple, je n’ai pas de téléphone portable. C’est presque une question vitale: ces appareils sont un ravage pour l’esprit humain, pour toutes les générations. Notre civilisation s’est construite sur l’idée que la parole doit être rare, réfléchie, mûrie. Or, aujourd’hui, nous vivons dans un brouhaha permanent. La modernité nous propose l’illusion de tout maîtriser à distance, mais en vérité, elle nous prive souvent de la solitude essentielle, celle qui permet la réflexion et l’intuition véritable.

L’auteur a été frappé par la beauté et la puissante symbolique de l’Aiguille d’Etretat: celle de l’isolement, de l’anticonformisme.
© BELGA

Vous critiquez souvent l’intelligence artificielle, qui selon vous ne vous conseillera jamais d’aller sur un stack. Avez-vous déjà tenté d’explorer cet outil par curiosité?

Je critique sans éprouver le besoin de vérifier personnellement. Je préfère observer à distance. En réalité, je n’ai pas besoin d’expérimenter personnellement pour comprendre l’effet de ces technologies sur notre société. Ce qui me gêne dans l’IA, ce n’est pas tant l’outil lui-même, mais cette tendance actuelle à lui déléguer notre capacité de jugement. A force de tout demander aux machines, on risque  d’abdiquer ce qui nous rend précisément humains: la liberté d’hésiter, de choisir, d’être surpris par l’imprévu.

Vous critiquez l’intelligence artificielle sans vraiment l’avoir expérimentée. Comment expliquez-vous cette position?

Je procède par déduction, à l’image d’un astronome qui perçoit l’existence d’une planète non par observation directe, mais par la trajectoire des météorites. Je n’ai pas besoin de tester ces technologies, car les effets néfastes que j’observe me suffisent pour comprendre la source du problème. Certes, je caricature volontairement; je suis conscient que l’IA présente des avantages, notamment en médecine. Mais personnellement, tout ce qui m’a procuré du bonheur dans la vie ne provient pas de cette hyperconnexion ou des outils numériques. J’ai simplement le sentiment qu’on perd quelque chose d’essentiel en s’en remettant trop à la technologie: la possibilité de l’errance, du doute créatif, de la rencontre accidentelle. Ces choses-là ne s’«algorithment» pas, elles naissent précisément de l’incertitude et de l’imperfection humaines.

«L’ère actuelle du chiffre roi me semble diabolique. Elle éloigne de la véritable essence des choses.»

On estime que l’IA pourrait prolonger significativement l’espérance de vie. Admettez-vous qu’il s’agisse en l’occurrence d’un progrès?

Bien sûr, augmenter la durée de vie est perçu comme un progrès. Mais ce progrès est strictement quantitatif, lié à notre obsession contemporaine pour les chiffres. Nous vivons à l’ère du quantitatif, du chiffre-roi, du règne de la quantité, une obsession qui ne m’intéresse absolument pas. Lorsque je marche dans la rue, peu importe le nombre de pas effectués. Or, aujourd’hui, on calcule les pas. Ce qui compte, c’est l’expérience, la substance du monde qui m’entoure. Le règne du chiffre me semble diabolique, il éloigne de la véritable essence des choses. Prolonger la vie est évidemment souhaitable, mais cela ne doit pas être notre unique horizon. A quoi bon gagner des années supplémentaires si elles se déroulent dans un monde où toute aventure, toute liberté, toute prise de risque aura disparu? La vraie question n’est peut-être pas la durée mais la qualité, l’intensité, la densité du vécu.

Le «règne du chiffre et de la quantité» dont vous parlez n’est pourtant pas propre à notre époque…

Absolument. Avec Descartes et la modernité, le monde est devenu objet, quantité, numérisation. L’animal-machine, c’est le début d’une époque où tout devient quantifiable, chiffrable. Cette logique perdure aujourd’hui, avec une intensité encore plus forte, jusqu’à la chosification complète du vivant et du monde. Nous vivons à l’ère où le quantifiable a triomphé du sensible, où l’évaluation numérique a pris le pas sur l’appréciation humaine. Tout doit être mesurable: la valeur d’un individu par ses «followers», la réussite d’une vie par son salaire, la beauté d’un paysage par les «likes» reçus. Ce culte du chiffre a fait de nous des êtres obnubilés par la performance et la statistique, incapables de contempler sereinement ce qui échappe à toute mesure: la poésie d’un instant, la fragilité d’un sentiment, l’intensité d’une émotion vécue pleinement. L’homme moderne, en cherchant à quantifier le monde, finit par perdre le sens même de l’expérience authentiquement vécue.

Votre critique de l’époque moderne, dominée par les chiffres et la quantité, évoque souvent une certaine nostalgie d’un monde plus poétique. Dans quelles ressources, littéraires, puisez-vous pour nourrir cette résistance à la standardisation du monde?

Nous sommes ici au bar Apollinaire, près du pont Mirabeau. Je lis beaucoup Apollinaire en ce moment. Quelle merveille! «Sous le pont Mirabeau coule la Seine, et nos amours, faut-il qu’il m’en souvienne, la joie venait toujours après la peine.» Quelle simplicité, quelle beauté dans le verbe! J’aime profondément sa façon de feindre la simplicité profane tout en atteignant une profondeur extraordinaire. En réalité, la beauté réside souvent dans cette simplicité même. Aujourd’hui, face à l’uniformisation du langage, au règne des slogans faciles et aux formules toutes faites, lire Apollinaire, Baudelaire ou René Char, c’est résister à cette mécanique réductrice. Je crois à la littérature comme à un antidote puissant: elle préserve en nous la nuance, la sensibilité, l’émerveillement, tout ce que les chiffres ne parviendront jamais à capturer.

Vous citez Apollinaire au bord de la Seine, comme une manière de faire résonner les lieux avec la poésie. Est-ce important, quand vous voyagez, de faire dialoguer un paysage avec une mémoire littéraire?

Je préfère me renseigner abondamment avant de voyager. J’aime tout savoir sur les lieux que je vais explorer. Cela me permet de mieux les comprendre, d’en saisir les nuances dès mon arrivée. Mais je comprends ceux qui préfèrent l’approche inverse, la découverte spontanée, sans préconceptions. Chacun voyage selon sa sensibilité, et c’est très bien ainsi. Finalement, lire avant de partir, c’est déjà commencer à voyager. C’est permettre au réel de rencontrer l’imaginaire. Et parfois, au détour d’un col ou d’un rivage, un vers surgit dans l’esprit et donne à ce que l’on voit une profondeur nouvelle.

 

Bio express

1972
Naissance, à Paris.
1993
Titulaire d’un diplôme d’études approfondies en géopolitique, à l’Institut français de géopolitique.
1993-1994
Tour du monde à vélo avec son ami Alexandre Poussin. Il en tirera le livre On a roulé sur la terre (Robert Laffont, 1996).
2004
Publication de L’Axe du loup (Gallimard), récit de son voyage à pied de la Sibérie à l’Inde sur les traces des évadés du goulag.
2011
Parution du best-seller Dans les forêts de Sibérie (Gallimard), prix Médicis essai.
2014
Victime d’une grave chute qui le plonge dans un long processus de rééducation.
2019
Lauréat du prix Renaudot pour La Panthère des neiges (Gallimard).

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