L’historienne américaine signe un essai dans lequel elle interroge sur les ambivalences d’une «civilisation du choix». Elle évoque pour nous les dérives de cette vision du monde, ses promesses, ses pièges et ses angles morts.
On reconnaît une idée triomphante au fait que l’on ne la questionne plus. Il en est du même pour le «choix», devenu l’alpha et l’oméga des sociétés modernes. De la crèche à la retraite, de nos opinions politiques à nos orientations sexuelles, tout doit désormais être choisi, librement, consciemment, pleinement. C’est même grâce à ce régime du choix que l’on mesure notre degré de liberté. Et si c’était une illusion? C’est cette évidence apparente que démonte, avec rigueur et brio, l’historienne américaine Sophia Rosenfeld dans The Age of Choice (1). Spécialiste reconnue de l’histoire des idées, présidente du département d’histoire de l’université de Pennsylvanie, elle signe ici un essai aussi stimulant que déroutant. Le postulat est simple: non, la liberté ne se réduit pas à la capacité de choisir.
Loin d’un pamphlet réactionnaire ou d’une critique technophobe, The Age of Choice retrace l’essor de ce paradigme, de la Réforme protestante aux plateformes de streaming, en passant par les menus de restaurant, la révolution consumériste et la démocratie libérale. Surtout, son autrice interroge les dérives de cette vision du monde: la solitude et l’anxiété qu’elle engendre, l’individualisme qu’elle renforce, et l’impuissance collective à laquelle elle conduit. Dans cet entretien, Sophia Rosenfeld explore les ambivalences de cette «civilisation du choix», ses promesses, ses pièges, et ses angles morts. Car à l’heure où l’IA, les algorithmes et les discours politiques s’emploient à nous faire croire que tout est affaire de préférence personnelle, il devient urgent de se demander: quand le choix libère-t-il vraiment? Et quand nous enferme-t-il?
Vous ouvrez The Age of Choice par cette formule: «Le choix est la liberté telle que nous la concevons dans une grande partie du monde aujourd’hui.» Pourquoi avons-nous réduit si profondément la liberté à la seule capacité de choisir?
La liberté ne se résume pas au seul fait de pouvoir choisir. On continue, par exemple, à la concevoir comme l’absence de domination ou d’oppression, ou encore comme une quête spirituelle. Mais aujourd’hui, dans une grande partie du monde, la norme dominante est devenue celle-ci: être libre, c’est pouvoir choisir parmi une palette d’options ce qui correspond à nos préférences personnelles. Pourquoi cette conception s’est-elle imposée? D’abord parce que le choix est une pratique omniprésente dans notre quotidien. Que ce soit pour décider de notre déjeuner ou pour élire nos représentants, nous passons notre temps à sélectionner, à trier, à comparer, à choisir. Seul le monde du travail fait encore figure d’exception. A partir du XXᵉ siècle, la montée de la culture de consommation, l’essor des démocraties, l’affirmation des droits humains et même l’émergence de disciplines entières consacrées à l’étude du choix, comme l’économie ou la psychologie, ont encouragé chacun à se penser avant tout comme un individu «choisissant». Et à considérer que choisir en fonction de ses goûts personnels est la forme la plus concrète de liberté.
Vous estimez que cette conception du choix comme liberté n’a rien d’universel ni d’éternel…
C’est en effet l’un des messages clés de ce livre: il n’y a rien de naturel dans cette manière de vivre ou de penser. Bien sûr, les humains ont toujours fait des choix. Mais la multiplication des options possibles et l’ampleur prise par le fait de choisir sont des phénomènes récents, accentués par l’arrivée d’Internet. Autre nouveauté: nos choix ne renvoient plus forcément à ce qui est «bon» ou «juste», mais avant tout à ce qui nous plaît. Ils sont devenus neutres sur le plan moral, mais essentiels dans la construction de soi. La liberté moderne, c’est l’autodétermination.
Comment s’est imposée cette nouvelle conception «a-moral» du choix?
A mon sens, cette nouvelle manière d’exister s’est imposée progressivement, par l’habitude. On a d’abord appris à choisir en pratiquant. Tout a commencé à deux endroits inattendus: les boutiques, avec l’apparition du shopping au XVIIIᵉ siècle, et les Eglises, au lendemain de la Réforme protestante, qui a encouragé chacun à sélectionner ses croyances et son interprétation des textes. L’Europe a découvert à la fois la pluralité des marchandises… et la pluralité des vérités. Mais il y a aussi des «architectes du choix», pour reprendre un terme contemporain, qui ont façonné notre manière de choisir. Des commerçants, des autorités, des éditeurs, des responsables politiques, qui ont discrètement encadré, mis en scène ou scénarisé nos options. A travers des règles formelles ou implicites, ils ont organisé les choix possibles… tout en générant des exclusions. C’est ainsi qu’on est passé, peu à peu, des menus de restaurant aux bulletins de vote. Ce modèle s’est mondialisé, même si des formes de résistance subsistent.
Mais dans le livre, vous insistez sur cette «liberté-comme-choix» qui va bien au-delà de la consommation. Elle imprègne désormais toutes les sphères de l’existence: éducation, genre, spiritualité, relations amoureuses…
Ce qui m’a frappée, c’est la manière dont les premiers exercices de choix, dans les croyances ou dans les magasins, se sont diffusés dans d’autres champs. Au XIXᵉ siècle, par exemple, on voit apparaître le «choix romantique»: choisir son partenaire, gérer son corps, son désir. Ce sont souvent les classes moyennes qui l’ont expérimenté les premières. Et tout un art de vivre s’est inventé autour de cela, avec ses codes, ses rites, ses manières de choisir la bonne personne pour une valse ou un mariage. Le vote politique, curieusement, a mis plus de temps à se «convertir» au paradigme du choix. Ce n’est que vers la fin du XIXᵉ siècle que l’on passe, dans de nombreux pays, du vote collectif ou public au vote individuel, secret et «choisi». C’est un tournant décisif. Puis la science s’en est mêlée: les économistes, les psychologues, les statisticiens… ont analysé nos choix et les ont légitimés comme formes de rationalité. Et ce sont, encore une fois, les femmes qui ont joué un rôle essentiel dans cette transformation, en tant que consommatrices, électrices, lectrices, mais aussi comme sujet et objet des luttes pour le droit de choisir.
Justement, à propos des femmes, vous montrez qu’elles sont au cœur de cette histoire. Pourquoi leur rôle est-il si central dans votre étude?
Je n’avais pas l’intention d’écrire un livre «sur les femmes», mais au fil des recherches et de l’écriture, leur présence est devenue de plus en plus évidente. Tout simplement parce que les premières figures modernes du «sujet choisissant», angoissé mais autonome, étaient souvent… des femmes. Contrairement à l’allégorie classique du choix d’Hercule —où un homme se voit tiraillé entre la vertu et le vice, deux femmes allégoriques—, les femmes furent rapidement associées à des figures nouvelles: la coquette, l’acheteuse, celle qui tergiverse entre des options futiles et se laisse piéger par ses hésitations. Les romans du XVIIIᵉ siècle abondent de ce type de portraits. Mais ce qui est fascinant, c’est que ce rôle apparemment secondaire s’est retourné: au fil du XIXᵉ siècle, à mesure que le paradigme du choix s’imposait dans des domaines comme l’éducation ou la politique, jusqu’ici plutôt masculins, les femmes se sont mises à réclamer, elles aussi, le droit de choisir. Et souvent avec cet argument: nous avons déjà appris à choisir, au quotidien. C’est ainsi que le choix est devenu, à partir de 1850, un horizon central du féminisme… comme il le sera plus tard dans d’autres luttes pour les droits civiques.
Le féminisme s’est-il parfois laissé piéger par cette logique du «tout par le choix»? Vous évoquez le «choice feminism» comme une impasse potentielle. Pourquoi?
Dès la fin du XIXᵉ siècle, les suffragettes ont fait du droit de vote une priorité. Puis, dans les années 1960-1970, des figures comme Betty Friedan ou les militantes du droit à l’avortement ont élargi cette revendication: il ne suffisait pas de voter, il fallait aussi avoir le droit de choisir sa vie professionnelle, son corps, sa maternité. Progressivement, l’idée s’est imposée dans certains cercles: le choix, valeur neutre et individuelle, serait au fondement même du féminisme. Or, cette façon de penser, que j’appelle «féminisme du choix», épouse étroitement les contours d’un libéralisme qui érige le choix en valeur suprême. Ainsi, tout devient potentiellement «féministe»: choisir de se prostituer, de rester femme au foyer, d’avoir dix enfants ou aucun… à condition que ce soit un choix librement consenti.
Que reprochez-vous à cette conception des choses?
Ce raisonnement oublie que nos choix ont toujours des conséquences sociales. Et que certains d’entre eux, même s’ils sont assumés individuellement, peuvent consolider des systèmes d’oppression. Peut-on qualifier de féministe une décision qui contribue à perpétuer le sexisme? C’est une vraie question. Ce que je veux montrer, c’est que les choix individuels sont rarement faits en dehors de toute pression sociale ou économique. Et qu’ils façonnent aussi nos conditions de coexistence: notre sécurité collective, notre égalité, notre monde commun.
Comment distinguer un vrai choix d’un «faux choix»; ou d’un choix piégé, conditionné par les structures économiques ou sociales?
L’un des arguments du livre, c’est justement qu’aucun choix n’est jamais totalement libre. Même quand il en a l’apparence, il reste toujours encadré, limité, borné. Comme Marx l’avait déjà souligné: nous choisissons toujours à l’intérieur de conditions et de structures que nous ne contrôlons pas. Rarement nous décidons du «menu» lui-même. Nos choix sont contraints par notre portefeuille, bien sûr, mais aussi par les attentes des proches, les normes sociales, les prescriptions religieuses ou morales, les tendances culturelles, la loi… et bien d’autres choses.
Freud a, lui, ajouté une autre couche au début du XXᵉ siècle: même les choix que nous croyons «intérieurs», issus de notre propre psyché, ne sont pas aussi libres qu’ils en ont l’air. L’esprit, comme la société, a ses chaînes invisibles. Cela dit, constater l’existence de ces limites ne revient pas à dire que tout choix est une illusion ou un leurre. Mais il est essentiel d’en prendre conscience. Cela permet, par exemple, de cesser de faire peser toute la responsabilité d’un «mauvais choix» sur les individus les plus contraints, financièrement, psychologiquement ou socialement. Tout le monde n’a pas les mêmes options devant soi.
«Qui n’a jamais renoncé à faire un choix parce que les possibilités étaient trop nombreuses ou trop floues?»
De quelles façons cette glorification du choix individuel peut-elle paradoxalement accroître l’anxiété, le doute de soi ou ce sentiment de solitude si fréquent aujourd’hui?
C’est l’un des paradoxes les plus frappants de notre époque. Les économistes comportementaux, mais aussi les romanciers, depuis bien longtemps, nous ont appris que nous ne sommes pas de très bons «choisisseurs». On aime à parler d’autonomie, de préférences rationnelles, de self-determination… mais dans les faits, nous sommes influençables, indécis, oublieux, souvent mal informés, et sujets au regret. Et plus grave encore: être constamment contraint de choisir; pour tout, tout le temps, peut devenir extrêmement angoissant. C’est un poids mental, un exercice épuisant. Qui n’a jamais renoncé à faire un choix parce que les possibilités étaient trop nombreuses, trop similaires ou trop floues? Dans ces moments-là, on finit par cliquer au hasard… ou par ne rien choisir du tout. Résultat: nous déléguons de plus en plus nos décisions, à des amis, à des experts, à des algorithmes. Mais cela ne résout pas le fond du problème: choisir reste, fondamentalement, un acte solitaire. On attend de chacun qu’il décide par lui-même ce qui est «bon pour lui», en fonction de ses propres critères, sans aide ni filet.
Peut-on sortir du paradigme du choix sans pour autant renier les libertés individuelles?
Il est absolument nécessaire de préserver l’idéal du choix. Dans le monde moderne, c’est une composante essentielle de la liberté et des droits civiques. Renoncer au choix reviendrait à abandonner l’un des piliers de l’émancipation contemporaine. Mais cela ne signifie pas que tous les choix soient bons en soi. Nous devons apprendre à discerner. Certains choix sont illusoires, d’autres sont franchement contre-productifs. Il n’est pas absurde, par exemple, qu’un Etat interdise certains choix sur la base de principes de santé publique ou de sécurité collective. Je ne cherche pas à prescrire, ni à interdire. Ce que je plaide, c’est une forme de lucidité: savoir quand le choix est un véritable levier d’autonomie… et quand il devient un piège ou un simulacre.
Pensez-vous que notre obsession du choix ne risque-t-elle pas de détourner notre attention des grands enjeux collectifs, climat, justice sociale, démocratie ?
C’est précisément ce qui se passe. A force de tout ramener à la responsabilité individuelle, on en vient à perdre de vue les problèmes que nous partageons —et surtout, à ne plus savoir comment y répondre collectivement. Le choix, dans sa version individualiste, n’offre aucun levier pour l’action collective. Même notre façon de voter, en secret, individuellement, sans délibération, a ses limites. Elle protège de certaines pressions (celles du patron, de la famille…), mais elle affaiblit tout sentiment d’appartenance ou de consensus. Or, les défis que nous affrontons, qu’il s’agisse du climat ou des migrations, réclament justement un changement d’échelle. Et nos instruments démocratiques traditionnels, centrés sur l’individu électeur, ne suffisent plus.
«L’IA prétend nous aider à mieux choisir. N’est-ce pas justement ce que nous avons de plus humain que nous risquons de déléguer?»
On pense souvent que la pandémie a réduit nos marges de manœuvre. On parle de la «fin de l’abondance» aussi avec la crise écologique. Cette expérience a-t-elle fissuré la culture du choix, ou l’a-t-elle renforcée?
Un peu des deux. D’un côté, elle a nourri une forme de rébellion libertarienne contre les mesures sanitaires, masques, vaccins, vécues comme une atteinte à la liberté individuelle. Ce refus s’est parfois exprimé avec des slogans comme «mon corps, mon choix», empruntés au féminisme… mais dévoyés. Cela reste très fort aujourd’hui dans certains milieux, aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. Mais dans le même temps, la pandémie a renforcé le désir d’autorité. Beaucoup de citoyens ont semblé souhaiter un retour à plus d’Etat, à une forme de contrôle centralisé. On retrouve ici une tension classique: d’un côté, la liberté individuelle comme droit sacré; de l’autre, l’attente d’un chef fort capable d’imposer des décisions pour le bien commun. Ces deux logiques s’opposent… mais parfois cohabitent étrangement. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle prétend nous «aider» à mieux choisir, notre musique, nos vêtements, nos partenaires, nos trajets. N’est-ce pas justement ce que nous avons de plus humain que nous risquons de déléguer? C’est tout le paradoxe. L’IA élargit l’éventail des possibles —parfois à un point tel qu’il en devient vertigineux. Et en même temps, elle guide, filtre, oriente nos choix. Recommander un film ou un restaurant en fonction de nos goûts, c’est pratique. Mais cela renforce les bulles, rend les horizons plus étroits, nous fait ignorer ce que l’on ne nous montre plus.
D’un point de vue politique, dans quelle mesure la «liberté de choisir» est-elle aussi une fiction politique utile —notamment pour les régimes autoritaires? En quoi la rhétorique du choix peut-elle masquer une dérive démocratique, comme on a pu le voir sous Donald Trump, par exemple?
Peu de régimes autoritaires actuels vont jusqu’à dire qu’ils suppriment le droit de choisir. Le choix est devenu une idée trop séduisante, trop centrale dans nos sociétés contemporaines pour être ouvertement rejetée. C’est pourquoi la plupart de ces régimes continuent d’arborer le mot «démocratie» dans leur nom et d’organiser des élections, même s’il ne s’agit que d’une mascarade, avec peu de candidats réels, et des résultats connus d’avance. La fiction du choix démocratique reste politiquement précieuse. Mais ce n’est pas tout. Les régimes autoritaires d’aujourd’hui cherchent à se montrer comme les garants du choix dans tous les domaines: consommation, éducation, mode de vie. C’est ce qu’a fait Donald Trump dès son investiture, en exaltant la «liberté de choisir» sa voiture, ses ampoules, son pommeau de douche, ou encore son école. Il promettait moins de régulations, plus d’options —en apparence. Mais dans les faits, il a restreint l’accès au savoir, marginalisé la presse, attaqué l’autonomie des institutions… Il n’a pas supprimé le choix, il a tenté d’en devenir l’architecte unique, redéfinissant les menus disponibles, qui y a accès, et dans quelles conditions. C’est une manière très habile de renforcer son pouvoir tout en prétendant l’offrir aux autres. L’Âge du choix, tel que nous l’avons connu dans la deuxième moitié du XXᵉ siècle, ne disparaît pas, mais il change de visage, et s’éloigne peu à peu du modèle libéral-démocratique d’origine.
Si vous deviez esquisser une culture «post-choix», à quoi ressemblerait-elle? Que devrions-nous, collectivement, apprendre… ou désapprendre?
En tant qu’historienne, je n’ai pas vocation à prescrire des solutions. Mais j’espère que ce livre pourra ouvrir un nouveau champ de réflexion, en aidant à dénaturaliser ce que y est considéré comme évident. Mon souhait, c’est que les lecteurs sortent de cette lecture avec assez de recul sur leurs habitudes mentales et sociales pour se poser des questions simples mais décisives: où et quand puis-je refuser de choisir? Et à quoi ressemblerait la liberté si on cessait de l’identifier systématiquement au choix? Ce ne sont peut-être que des premiers pas, mais ce sont des pas essentiels pour réinventer des manières plus sereines, plus collectives, et plus justes d’habiter nos vies.
(1) The Age of Choice, par Sophia Rosenfeld, Priceton University Press, 379 p.Bio express
1966
Naissance, à New York.
1996
Doctorat en histoire, à l’université Harvard.
Professeure assistante en histoire à l’université de Virginie.
2001
Publie son premier ouvrage, A Revolution in Language: The Politics of Signs in Late Eighteenth-Century France.
2011
Parution de Common Sense: A Political History (en français, Le Sens commun, Presses universitaires de Rennes, 2014).
2017
Nommée professeure d’histoire à l’université de Pennsylvanie.
2022
Titulaire de la Chaire Kluge à la Bibliothèque du Congrès (Etats-Unis) et nommée Officier dans l’Ordre des Palmes académiques (France).