Lancer ses propres compléments alimentaires? Rien de plus simple. En quelques heures à peine, nos journalistes ont conçu une marque de pilules destinée aux femmes. «Contrôler toutes les boutiques en ligne est une mission impossible.»
Lorsque Morgane Leten a reçu un diagnostic de syndrome des ovaires polykystiques (SOPK), les médecins l’ont invitée à revenir uniquement lorsqu’elle souhaiterait concevoir un enfant. Elle s’est alors reconvertie en coach en nutrition et fertilité, avant de créer sa propre gamme de compléments, Guud Woman.
Amandine De Paepe, confrontée à six fausses couches, a vu son insatisfaction face au secteur pharmaceutique la pousser à suivre une autre voie: elle a fondé Insentials.
Charlotte Labee, quant à elle, a traversé un burn-out. En s’interrogeant sur ses causes, elle a acquis un savoir qu’elle partage désormais en tant qu’«experte en équilibre cérébral».
Leur parcours personnel les a conduites à conseiller d’autres femmes et à commercialiser des compléments alimentaires. Ces produits, composés de nutriments, d’extraits de plantes ou d’autres substances, se présentent sous forme de capsules, poudres, gouttes ou bonbons gélifiés. Ils promettent davantage d’énergie, un meilleur équilibre hormonal ou une réduction de la fatigue, sans relever pour autant de la catégorie des médicaments.
Selon une enquête de l’organisation de consommateurs Testachats, un Belge sur deux –majoritairement des femmes– consomme ponctuellement ce type de produit. Le rapport annuel de Be-sup, la fédération professionnelle belge du secteur, note notamment une progression marquée des ventes de vitamines.
Véronique Demierbe, experte en nutrition chez Testachats, observe le phénomène avec inquiétude. «La mode des compléments est irrationnelle. Le nombre de produits explose et le marketing crée chez le consommateur un besoin artificiel.»
En 2024, les ventes de compléments alimentaires ont atteint 560 millions d’euros en Belgique.
En 2024, les ventes de compléments alimentaires ont atteint 560 millions d’euros en Belgique. En marge des géants de l’agroalimentaire comme Nestlé et Unilever, une multitude d’entreprises petites ou moyennes se sont imposées, du néerlandais Vitakruid à Insentials. La majorité des ventes s’effectue encore via les pharmacies.
Mais la part du commerce en ligne est loin d’être négligeable. Ce canal se distingue par l’influence croissante d’acteurs comme les influenceurs, thérapeutes ou coachs. Dans les sphères des réseaux sociaux centrées sur la santé et la remise en forme, ces figures ne se contentent plus de promouvoir les produits d’autrui. Beaucoup, en véritables micro-entrepreneurs, proposent désormais leurs propres gammes. Même les coachs de vie commercialisent de plus en plus leur marque personnelle de pilules.
Est-ce réellement aussi simple? Et quel en est le fonctionnement concret? Pour le comprendre, une marque fictive a été lancée: De Pillendraaiers (littéralement : «les magouilleurs de pilules»).
Etape 1: trouver un fournisseur
Un écosystème dynamique de fabricants et d’intermédiaires propose un vaste éventail de compléments prêts à l’emploi, sur lesquels il suffit d’apposer une marque. «Votre propre ligne de compléments en quelques jours, pas en mois» ou «lance ta propre ligne, plus de 220 arômes»: ces promesses figurent chez des entreprises telles que Triple Pharma, Supliful, OK Capsule, e-influence ou Supplemade.
Les produits concernent la détox, la perte de poids ou le développement musculaire. Ils s’adressent aux diététiciennes, aux salons de beauté, aux salles de sport, mais aussi aux pharmacies. Dans le jargon commercial, il s’agit de white label: la formule est finalisée, seul le nom reste à choisir.
Il est également possible de concevoir une composition sur mesure. Certaines entreprises développent des formules private label, moyennant des frais de développement et un seuil minimal de commande.
Un nouveau type d’acteur s’impose: le facilitateur. Il ne se limite pas à fournir le produit et à imprimer l’étiquette; il prend aussi en charge l’envoi direct aux clientes. Ce système, connu dans la distribution sous le nom de dropshipping, correspond à une vente sans stock. Parmi ces acteurs, Supliful, une plateforme américaine, promet un maximum de simplicité pour un coût de lancement de deux euros. C’est vers cette solution que s’oriente le choix.
Etape 2: choisir un produit
La création d’un compte sur Supliful suffit pour accéder à un catalogue d’environ 250 compléments, couvrant toutes les formes et fonctions imaginables. Le produit sélectionné porte la mention Female Enhancement, conçu spécifiquement pour les femmes.
Il est baptisé 4Femme – formule enrichissante. D’après Supliful, il soutient «énergie, vitalité» et favorise «une libido et une endurance normales». La composition inclut des extraits végétaux tels que l’ashwagandha –populaire mais controversée–, le maca (ou ginseng péruvien), la pipérine, des vitamines, ainsi que la L-arginine, un acide aminé apprécié dans le milieu de la musculation.
Les substances listées sont-elles bien présentes, et dans les bonnes proportions? Sur demande, Supliful fournit un certificat d’analyse émis par un laboratoire indépendant, censé le confirmer. Le fabricant identifié est une entreprise private label située dans l’Utah, aux Etats-Unis –l’un des principaux centres mondiaux de production de compléments, avec la Chine et l’Inde.
Comment procèdent les marques établies? «La composition est définie en interne, ainsi que la forme chimique des ingrédients», affirme Amandine De Paepe. Morgane Leten confirme: «Nos formules sont transmises à un laboratoire spécialisé, qui les produit ensuite.» Toutes deux assurent solliciter l’expertise de scientifiques et de médecins. Mais au final, insistent-elles, la sélection des ingrédients relève de leur responsabilité en tant que dirigeantes.
Etape 3: obtenir l’approbation légale
La composition étant désormais fixée, débute l’étape la plus complexe: identifier les exigences légales auxquelles le complément doit se conformer. Très vite, se dessine un paysage réglementaire fragmenté à l’échelle européenne. En Belgique, l’ingrédient Muira Puama figure parmi les plantes interdites dans les denrées alimentaires. Aux Pays-Bas, aucune interdiction n’a été relevée. Autre source de confusion: les teneurs maximales autorisées pour les nutriments diffèrent d’un pays à l’autre au sein de l’Union européenne. La législation belge fixe ces seuils pour la plupart des vitamines et nutriments, contrairement à la néerlandaise. Par exemple, le taux de zinc contenu dans le complément dépasse la limite admise en Belgique. Reste alors l’option du marché néerlandais.
Qu’en est-il d’autres ingrédients tels que l’ashwagandha, la pipérine ou le maca? Après plusieurs mises en garde en 2023, le centre néerlandais de pharmacovigilance Lareb a signalé en juillet huit nouveaux cas de lésions hépatiques apparemment liés à la consommation d’ashwagandha. Un rapport publié l’année précédente par les Heads of Food Safety Agencies –réseau européen d’agences sanitaires– mentionne l’ashwagandha, la pipérine et le maca dans une liste de douze substances jugées «risquées pour le consommateur» et pour lesquelles des mesures sont recommandées.
Une interdiction générale au niveau européen reste exceptionnelle: la procédure est longue et complexe. De plus, comme l’explique Martin Kooijman, inspecteur à l’Autorité néerlandaise pour la sécurité alimentaire et des produits de consommation (NVWA), les recherches solides sur les risques associés à ces substances sont rares. Elles sont obligatoires pour les médicaments, mais pas pour les compléments. «Et ces études ne verront jamais le jour, car personne n’y a intérêt.»
Le complément 4Femme est soumis à l’examen de l’inspecteur Kooijman. Conclusion: même aux Pays-Bas, sa mise sur le marché ne serait pas autorisée. «Epimedium», lance-t-il en consultant l’étiquette. Il fait référence à la fleur des elfes, un ingrédient aux vertus aphrodisiaques. «C’est un Novel Food selon la réglementation européenne, donc interdit. Ce seul composant rend le produit entièrement illégal.»
«Même si le complément est fourni par une entreprise étrangère, la responsabilité du contenu revient au commerçant.»
Un porte-parole de Supliful réagit: la société ne bloquera pas les expéditions vers la Belgique, même si le produit enfreint la législation nationale. La responsabilité incombe exclusivement au vendeur. L’Afsca (Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire) confirme cette position: même si le complément est fourni par une entreprise étrangère, la responsabilité du contenu revient au commerçant.
Etape 4: créer une étiquette
La création d’un logo se fait en quelques minutes à l’aide de l’outil en ligne Canva. Deux mains et un cœur sont choisis comme symbole universel du bien-être. L’étiquette type affichant la liste des ingrédients –conforme à la réglementation américaine– est traduite, tout comme la mention selon laquelle le produit favorise «énergie, vitalité et tout le tintouin». Un clic suffit pour soumettre l’étiquette à Supliful.
L’entreprise affirme qu’un contrôle sera effectué lors de la première vente. En cas de non-conformité, un retour est censé être communiqué. Supliful insiste cependant, en caractères gras, sur le fait que «De Pillendraaiers, en tant que vendeur, est seul responsable de la conformité du label à la législation nationale». Toutes les directives disponibles sur la plateforme font référence aux exigences d’étiquetage des Etats-Unis. Aucune information n’est fournie concernant les règles applicables en Europe.
Pour commercialiser un complément en Belgique, certaines mentions doivent impérativement figurer sur l’étiquette, comme l’indication claire «complément alimentaire» et la dose journalière recommandée.
Se posent ensuite les questions liées aux allégations de santé, telles que celle présente sur 4Femme: «La pipérine soutient l’absorption des nutriments.» Selon Be-sup, utiliser les allégations autorisées par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) reste la solution la plus sûre. Celles-ci sont consultables dans une base de données en ligne. L’évaluation de la majorité des allégations portant sur les extraits de plantes est toutefois gelée depuis 2011. En Belgique, ces formulations demeurent autorisées. Certaines marques ajoutent, en petits caractères, que l’allégation est «en attente d’approbation par l’EFSA».
L’étiquette traduite littéralement semble conforme à la législation. Le contenu du site de vente, en revanche, s’avère plus délicat. «L’ashwagandha aide à mieux se détendre» fait partie des nombreuses allégations encore en attente, et peut donc être utilisée. En revanche, la phrase «L-arginine, pour soutenir une circulation sanguine normale» est strictement interdite.
Les entrepreneuses interrogées reconnaissent que la réglementation sur les allégations pose problème. «De nombreux ingrédients apportent de véritables bienfaits au corps, mais il est interdit de le dire», regrette Charlotte Labee.
Etape 5: mettre en vente
Le produit 4Femme est prêt à être proposé. Le prix conseillé tourne autour de 30 euros, avec une marge d’environ 60% pour De Pillendraaiers. Supliful, de son côté, perçoit environ 10 euros. La plateforme permet ce type d’activité sans numéro d’entreprise, à titre privé, même si cette souplesse risque de ne pas satisfaire les autorités.
En Belgique, chaque complément alimentaire doit être notifié auprès du SPF Santé publique, Sécurité de la Chaîne alimentaire et Environnement avant sa mise sur le marché. Cette notification s’effectue via l’outil en ligne Foodsup, en remplissant un formulaire comprenant notamment la composition du produit. En cas de non-conformité, l’administration formule des remarques et des recommandations; la notification peut être suspendue ou refusée. Sans cette procédure, la commercialisation du produit est interdite. Tous les compléments notifiés sont répertoriés dans une base de données consultable par le grand public.
D’après Testachats, la notification n’exige aucune preuve de composition, d’efficacité ni de sécurité. Cela se vérifie également dans le formulaire Foodsup. Selon Be-sup, certains contrôles sont tout de même effectués, notamment la vérification du statut de distributrice de compléments, et la liste des ingrédients. L’organisation précise toutefois que «le système repose sur la déclaration, ce qui rend d’autant plus important le contrôle des produits déjà mis en circulation».
Il ne s’agit donc pas d’une validation, insiste aussi la porte-parole du SPF. «Le droit européen n’autorise pas l’approbation préalable des compléments alimentaires. L’administration reçoit et vérifie les données, mais elle ne valide pas le produit.»
Etape 6: passer une commande
Le complément 4Femme n’ayant pas vocation à être réellement commercialisé, un exemplaire est simplement commandé à une adresse située aux Pays-Bas.
Mais si une vente effective devait avoir lieu, y compris en Belgique, quelle serait alors la probabilité d’un contrôle? En 2024, la cellule e-commerce de l’Afsca a inspecté 173 sites proposant des compléments alimentaires. Vingt-huit produits ont été achetés en ligne à des fins d’analyse. Selon Hélène Bonte, porte-parole de l’agence, il est irréaliste de contrôler l’ensemble des colis et plateformes de vente. L’accent est donc mis sur la prévention et l’information des consommateurs.
«Même illégal, le modèle commercial imaginé par De Pillendraaiers pourrait parfaitement fonctionner.»
Le colis risquerait-il d’être intercepté par la douane? «L’Europe dispose d’une réglementation claire en matière d’importation, rappelle Roel Gevaers, économiste des transports à l’Université d’Anvers. Mais la quantité actuelle de colis est telle qu’un contrôle systématique est inenvisageable. L’Union pourrait certes adopter une législation bien plus stricte, mais cela ne semble pas pour tout de suite. Il est urgent de renforcer la surveillance des sites qui commercialisent ces produits.»
L’organisation Testachats plaide pour une régulation européenne harmonisée et des contrôles accrus sur les canaux en ligne. La fédération professionnelle Be-sup partage cette position.
Qu’advient-il alors du produit? Après quelques jours, le colis contenant le flacon de 4Femme est livré aux Pays-Bas, sans encombres. Malgré la présence de fleur des elfes, un ingrédient pourtant interdit, l’envoi est bel et bien acheminé. Autrement dit, même illégal, le modèle commercial imaginé par De Pillendraaiers pourrait parfaitement fonctionner.
Dans une réponse détaillée au questionnaire, Supliful précise fonctionner comme une plateforme mettant en relation vendeurs et fabricants. Les entrepreneurs endossent le rôle de vendeurs, souligne une porte-parole, et à ce titre, ils sont seules responsables du respect des lois et règlements en vigueur.
La conformité des ingrédients à la législation du pays de destination n’est pas vérifiée par Supliful. Cette obligation incombe exclusivement à la partie vendeuse. Il en va de même pour les certificats exigés dans certains Etats membres de l’Union européenne. Toute vérification opérée par Supliful est présentée comme un «outil d’assistance». L’entreprise rappelle également que sa priorité reste le marché américain, non européen.
Cet article a été réalisé avec le soutien du Fonds Pascal Decroos voor bijzondere journalistiek et du Fonds Bijzondere Journalistieke Projecten.
Complément ou légumes?
Convaincue que la majorité des individus ont besoin de compléments, Morgane Leten, fondatrice de Guud Woman, souligne toutefois «l’importance de rester critique, car le marché regorge malheureusement de produits de mauvaise qualité». Même mise en garde chez Charlotte Labee: «Ce n’est en aucun cas un substitut à une alimentation équilibrée, à une hygiène de vie saine et à une activité physique régulière. Certains compléments sont incompatibles avec certains traitements, ou déconseillés en cas de grossesse ou d’allaitement. Il est donc toujours préférable de s’informer auprès d’une personne compétente.»
Le gynécologue Herman Depypere (UZ Gent) abonde dans ce sens: «Il est essentiel de comprendre, par exemple, les mécanismes du déséquilibre hormonal lié au SOPK. Un accompagnement par une coach peut être envisagé, tout comme une adaptation du mode de vie. Des exercices de renforcement musculaire et une hygiène de vie plus saine sont déterminants.»
Les nutriments présents dans de nombreux compléments coûteux se retrouvent simplement dans les légumes: la vitamine A dans la carotte, les anthocyanes –antioxydants naturels– dans l’aubergine. «Manger des légumes reste plus sain que prendre des compléments, car les nutriments sont absorbés plus lentement. Et le dosage, avec les gélules, reste approximatif –certaines vitamines, en cas de surconsommation, peuvent même provoquer des atteintes hépatiques», avertit Herman Depypere.
«Les compléments pour la santé des femmes ne sont, dans la plupart des cas, qu’un piège à fric», estime le journaliste scientifique néerlandais Adriaan ter Braack, connu sur les réseaux sous le pseudonyme Sjamadriaan, où il combat la désinformation. «Les hormones forment un système complexe encore mal compris. Et comme beaucoup de femmes ménopausées disposent d’un budget confortable, les vendeurs de pilules font tout pour leur enfoncer ces produits dans la gorge.»
«Il y a pas mal d’opportunistes, confirme l’inspecteur Martin Kooijman de l’Autorité néerlandaise de sécurité alimentaire. Ils créent un joli site, commandent un stock… jusqu’à ce qu’un signalement arrive et qu’un inspecteur entre en contact. C’est souvent à ce moment-là qu’ils réalisent: tiens, il y a une législation. Et il n’est pas rare d’entendre ensuite: « Si tout ça est nécessaire, j’arrête. Je passe aux lunettes de soleil. »»