Stable, confortable, connecté, mais traversé d’un vide diffus: l’insatisfaction s’installe dans les esprits comme une humeur de fond. Alors qu’une enquête révèle que seuls 23,8% des Belges se disent pleinement satisfaits de leur vie, ce malaise discret semble s’enraciner dans la société. Témoignages et analyse.
Trente-huit ans, deux enfants, en couple depuis douze ans, salarié dans une entreprise de logistique alimentaire, logement agréable en périphérie urbaine, revenus confortables. A première vue, une vie stable. Trop stable, peut-être. «Rien ne cloche, et pourtant tout grince», glisse Amine, l’air pensif. Pas de drame, pas de crise majeure mais une sourde fatigue intérieure, un ressac d’agacement, sans raison, contre les détails de la vie ordinaire. «On me dit que je suis un éternel insatisfait», lance-t-il, mi-amusé mi-sérieux. Amine se plaint du climat, des voisins, du bruit du frigo. Il passe d’une série à l’autre sans intérêt, d’un loisir à l’autre sans joie. «C’est comme si j’étais toujours à la recherche de quelque chose, mais je ne sais pas quoi», résume-t-il. A son échelle, Amine incarne une figure de plus en plus familière: celle de l’insatisfait tranquille, tapi dans le confort, mais hanté par un sentiment diffus de vide ou de décalage. Quelque chose s’est effrité dans la capacité de l’être humain à habiter le présent.
Un sentiment que confirment les chiffres. Selon une enquête récente, publiée en mai 2025, menée en 2024 par Statbel, l’institut belge de statistique, seuls 23,8% des Belges se disent pleinement satisfaits à la fois de leur vie en général, de leur situation financière et de leurs relations personnelles. Un chiffre en légère hausse comparé à 2022 (21,5%), mais révélateur d’un malaise collectif persistant. Moins d’un quart de la population belge parvient à cocher les trois cases d’un bien-être assumé. Loin d’un simple mal-être individuel, l’insatisfaction semble s’installer comme toile de fond du paysage mental contemporain.
L’humain est le seul être vivant comparant sans cesse ce qu’il a à ce qu’il pourrait avoir. Le manque est un moteur de progrès.
Comment comprendre cette généralisation? Pour le philosophe et essayiste Oscar Brenifier, auteur de l’essai Insatisfait? Phénomènes de la satisfaction et de l’insatisfaction, «l’insatisfaction, loin d’être un simple malaise personnel, est devenue un pilier central de la société de consommation». Ce système repose, explique-t-il, sur le principe selon lequel «le désir doit toujours excéder la satisfaction». Dès qu’un besoin est comblé, un autre est généré. C’est ainsi que tourne la machine. L’insatisfaction ne serait donc pas une anomalie mais plutôt le carburant même de nos sociétés.
Un constat que ne dément pas le philosophe Pascal Chabot, professeur à l’Ihecs, tout en en élargissant la portée: «Des facteurs éducatifs, physiques, sociaux, culturels et économiques le justifient seulement en partie. Il y aurait, poursuit-il, une signature de chaque personne», une manière d’être au monde où s’entrelacent mélancolie et impatience. Et parfois, cette signature s’imprime durablement dans le psychisme. «Certains se signalent par un slogan emprunté aux Rolling Stones: I can’t get no satisfaction. C’est comme une dépression d’avoir, plutôt qu’une dépression d’être.» Les deux explications se complètent. Là où Brenifier voit une mécanique collective, Pascal Chabot met le doigt sur une composante existentielle: un mal discret mais profond, qui ronge même ceux à qui rien ne manque. En somme, notre époque semble produire un mélange instable entre abondance matérielle et vacuité symbolique. Trop de tout, pas assez de sens.
Dans cette ambiance saturée de possibles, l’insatisfaction devient même valorisée comme preuve d’exigence ou d’esprit critique. Oscar Brenifier alerte sur ce glissement: «On ne se plaint pas d’être insatisfait: on le revendique comme signe d’ambition, de lucidité, de modernité. Le paradoxe est que cette logique creuse un vide perpétuel.» Il voit là une forme d’aliénation, où le désir permanent empêche toute stabilisation intérieure. Pascal Chabot le formule, dans des termes plus existentiels: «Leur vie ressemble à un grand escalier sans rampe, auquel il faudrait toujours inventer des marches. C’est tellement fatigant d’être un professionnel de l’insatisfaction!» Comme si celle-ci s’était muée en profession, en statut, voire en identité.
A la lumière de ces analyses, le portrait de Amine incarne, discrètement, une humeur générationnelle. Ni marginal ni pathologique, juste désaccordée. Il n’est pas seul.
Autre portrait, autre facette. Julie, 26 ans, diplômée en marketing digital, a enchaîné trois CDD en deux ans. Elle a voyagé, testé le yoga, tenté de lancer un podcast sur le bien-être, tenté une «reconversion», sans y croire vraiment. Elle est minée par un sentiment diffus que «rien ne tient», que «tout pourrait toujours être mieux» –ses relations, ses jobs, ses vacances. Elle n’est pas malheureuse. Elle est… insatisfaite, insiste-t-elle. Chroniquement. Lucidement. «Je me sens comme dans un supermarché sans fin, mais j’ai perdu l’appétit… et puis, j’aime râler, parfois avec un peu de mauvaise foi j’avoue (rire), je me sens plus vivante.»
Ce «sentiment diffus» que décrit Julie résonne précisément «la dépression d’avoir, plutôt qu’une dépression d’être» évoquée plus haut par Pascal Chabot. Une manière de vivre fatigante, à l’image de Julie qui ne cesse de multiplier les tentatives sans jamais trouver de véritable ancrage. Oscar Brenifier éclaire cette même quête d’insatisfaction: «Ces personnes semblent habitées par un sentiment d’incomplétude permanent, une tension entre ce qu’elles vivent et ce qu’elles projettent comme idéal.» Selon lui, cette tension se nourrit d’un modèle de société où chacun est incité à vouloir toujours plus, toujours mieux. «Ces individus deviennent prisonniers d’un idéal fuyant, d’une quête perpétuelle de « mieux », qui empêche toute paix intérieure.» Julie incarne cette dynamique paradoxale d’une insatisfaction chronique érigée fmarginalen mode de vie.
Plus interpellant encore, c’est quand l’insatisfaction est encouragée, voire valorisée comme une preuve d’ambition. Brenifier le formule sans détour: «L’insatisfaction n’est plus perçue comme un dysfonctionnement, mais comme un moteur légitime du progrès individuel.» Un progrès sans fin et sans possibilité de repos. Une dynamique aussi existentielle qu’économique. Pacal Chabot insiste sur le rôle des comparaisons: «Sur les réseaux, à la télé, dans les conversations, c’est la surenchère des succès, la compétition des vies cinq étoiles.» Le bonheur devient une exigence. L’accomplissement, une obligation. «Un meaninwashing est à l’œuvre», affirme-t-il; un lavage de cerveau du sens, où réussir sa vie devient un produit comme un autre. Julie, dans ce contexte, n’est pas en crise mais en conformité. Elle vit (ou subit) un système qui la pousse à désirer plus que ce qu’elle peut atteindre. L’insatisfaction prospère comme une forme de norme contemporaine.
Et si l’insatisfaction avait aussi des vertus?
Paradoxalement, l’insatisfaction prolifère dans nos sociétés aussi parce qu’elle offre une ressource précieuse: le mouvement. Il ne s’agit pas seulement d’un poison diffus, mais parfois d’un moteur. Clément, 39 ans, ingénieur reconverti en maraîcher bio, le dit sans détour: «J’ai changé de vie parce que je n’étais plus capable de me satisfaire de mon quotidien. Il me fallait un ailleurs.» Il s’agissait d’un sursaut intérieur. Une secousse féconde. «J’avais l’impression d’étouffer. L’insatisfaction, dans mon cas, m’a sauvé.»
Ce paradoxe, Pascal Chabot l’éclaire: «Le manque est un excellent moteur de progrès. Il a présidé aux développements de l’agriculture et de l’industrie, de l’art et des découvertes.» Et de rappeler une étymologie révélatrice: «Satis, en latin, veut dire « assez ». Et quand il n’y a pas assez, il en faut plus.» L’être humain est, selon lui, le seul être vivant à comparer sans cesse ce qu’il a à ce qu’il pourrait avoir –et cette capacité projective, loin d’être un défaut, est à l’origine de toutes les avancées. Oscar Brenifier rejoint ce diagnostic. «L’insatisfaction peut se révéler motrice et féconde. Elle naît souvent d’un écart entre ce qui est et ce qui pourrait être.» Cet écart, lorsqu’il est habité lucidement, peut faire surgir de l’exigence, de la créativité, de la révolte. L’insatisfaction, ajoute-t-il encore, «empêche la résignation, secoue l’habitude, invite à inventer d’autres possibles». Mais les deux analystes mettent aussi en garde contre ses dérives. L’insatisfaction constructive suppose une canalisation, une direction. Sans quoi elle vire à la plainte stérile ou à l’errance névrotique. «Le problème, résume Chabot, c’est quand cette mentalité devient une traque névrotique aux imperfections, ou une monoculture d’amélioration d’un paramètre, qui en gâche d’autres.» Trop d’insatisfaction finit par empêcher toute forme d’équilibre.
L’insatisfaction empêche la résignation, secoue l’habitude, invite à inventer d’autres possibles
Clément, lui, a accepté de ne pas tout contrôler, de renoncer à certains standards. «Je ne suis pas plus heureux qu’avant, mais je suis plus vivant. Et c’est déjà énorme.» L’insatisfaction, orientée, peut en effet devenir une forme de vigilance: un rappel qu’il est possible d’attendre autre chose, autrement.
La prise de conscience ne suffit pas toujours à s’extraire de la spirale. L’insatisaction était devenue une compagne invisible de Fanny, 42 ans, cadre en reconversion et mère de trois enfants. C’est en entamant une thérapie –puis un travail d’écriture– qu’elle comprend que ce sentiment, loin d’être absurde, disait quelque chose d’un déséquilibre plus profond. «Je ne savais plus ce qui venait de moi ou de ce que j’avais absorbé autour.» Oscar Brenifier le souligne: «La première étape consiste à reconnaître ses origines: nos désirs sont souvent façonnés par la publicité, les réseaux sociaux, la comparaison constante qui nous éloignent de nos besoins réels.» Pour lui, sortir de l’insatisfaction chronique passe par un tri intérieur. Distinguer ce qui relève d’un désir propre, d’un besoin ancré, de ce qui relève d’une pression sociale ou d’un modèle intériorisé.
Pascal Chabot le formule autrement: «Au fondement de toute hygiène de pensée réside cette conviction que nous sommes justifiés sur terre.» Beaucoup vivent, note-t-il, «avec la sensation d’un manque fondamental, une inquiétude métaphysique, une Absence». Face à ce vide, certains cherchent frénétiquement à combler, à compenser, à surenchérir. Mais la clef serait peut-être ailleurs. «C’est la peur du vide qui est toxique.»
Brenifier évoque «une éthique du « suffisant », qui valorise l’équilibre plutôt que l’excès, la justesse plutôt que la perfection». Il plaide aussi pour une réorientation de l’énergie insatisfaite: vers l’action, la création, la relation. En somme, transformer la tension intérieure en puissance d’agir, non en ressentiment.
Fanny a choisi de ralentir. Elle a cessé d’accumuler les projets, vendu son appartement pour s’installer à la campagne: «Ce n’est pas Instagrammable, mais je respire. Je ne cherche plus à tout rentabiliser. Je suis encore parfois insatisfaite. Mais ce n’est plus un vertige. Juste une faille vivante.»
L’insatisfaction comme signature d’époque?
Râler, douter, chercher mieux: l’insatisfaction n’est pas un symptôme à abolir, mais un prisme à interroger. Car elle dit quelque chose d’intime et de collectif, d’universel et de conjoncturel. Si elle traverse toutes les sociétés humaines, notre époque lui donne une résonance particulière. Saturée de possibles, envahie par les comparaisons, dominée par l’exigence d’optimisation, elle pousse chacun à vouloir «plus» –mais sans toujours dire de quoi ce plus devrait être fait.
«Nous vivons au cœur d’une civilisation qui a fait de la fuite en avant une politique et un business», nous explique Pascal Chabot. Ce constat, loin d’être nihiliste, ouvre une brèche: et si le défi n’était pas de fuir l’insatisfaction, mais de mieux l’habiter? Face à cela, le remède serait peut-être l’exigence d’un nouveau discernement. La société de consommation rêvait de consommateurs insatiables, de clients éternels. Elle a fabriqué des insatisfaits professionnels… Elle ne perdrait pas au change.