Beaucoup de couples s’aiment, même si leurs besoins sexuels sont différents. La thérapeute Angelika Eck explique comment apprendre à être en accord avec soi-même, et à quel moment se demander: est-ce que je veux une autre vie?
Angelika Eck est une psychologue diplômée et autrice. Elle exerce comme thérapeute systémique de couple et de la sexualité. Elle tient un cabinet dédié à la thérapie de couple et à la sexothérapie.
Qu’est-ce que le désir?
Angelika Eck: Tout d’abord, le désir est un mot magnifique, dont l’origine renvoie toujours à la joie et au plaisir, autrement dit au fait d’éprouver de l’attrait pour quelque chose. Mais il désigne aussi son élan même, cette envie profonde qui nous porte vers ce que nous convoitons. En matière de sexualité, il s’agit des deux: ai-je du plaisir à vivre une expérience, est-ce que je savoure ce que j’éprouve sexuellement? Et aussi: de quoi ai-je envie, vers quoi suis-je attiré, à quoi est-ce que je réagis? Le désir est la plus complexe, et aussi la plus fascinante, des fonctions sexuelles, car il résulte d’un enchevêtrement subtil de facteurs biologiques, psychologiques et sociaux.
«Le désir est une flamme fragile», dit-on parfois. Est-ce exact?
Cela donne l’impression que le désir n’est qu’une apparition fugace, qui se montre à peine avant de se dissimuler à nouveau. Pour ma part, je dirais plutôt que le désir est un nomade: imprévisible, il s’attarde peut-être un instant, puis reprend sa route; on ne peut ni le dompter ni prévoir exactement ses mouvements.
Quelle différence y a-t-il entre le désir spontané et celui qui ne naît qu’au contact de certains stimuli, et pourquoi cette distinction est-elle nécessaire?
A strictement parler, toute forme de désir est réactive, puisqu’elle répond à un stimulus interne ou externe. Néanmoins, la distinction reste utile, car chacun vit son désir différemment. Certains sentent qu’il surgit directement du corps. D’autres disent ne pas éprouver ce désir spontané. Cela ne signifie pas qu’ils en sont dépourvus, mais qu’ils peuvent l’éprouver en réponse à un stimulus. Cette forme de désir, ainsi différenciée, est dépathologisée: il n’est pas anormal qu’il ne vienne pas de lui-même. Le désir réactif, qui répond aux stimuli, aux caresses, à la proximité, relève d’une compétence et non d’un déficit. Les deux formes sont équivalentes. Cette compréhension favorise une meilleure connaissance de soi et un dialogue plus clair dans le couple.
Existe-t-il, pour ces deux types de désir, des différences entre les sexes? Les partenaires peuvent-ils avoir des besoins sexuels différents?
Oui, les besoins sexuels peuvent être différents. Dans ma pratique comme dans les études, il apparaît que davantage de femmes connaissent un désir réactif. Le modèle de la psychiatre Rosemary Basson décrit la sexualité féminine ainsi: je suis dans un état neutre, puis un stimulus survient, auquel je peux répondre par de l’excitation, et enfin l’appétit vient en mangeant. Beaucoup de femmes s’y reconnaissent. Certaines évoquent aussi un lien entre désir et cycle: autour de l’ovulation, un désir spontané se manifeste; le reste du temps, d’autres voies mènent au désir. Il est établi que les hommes réagissent plus fortement et plus rapidement aux stimuli visuels et qu’ils rapportent plus souvent un désir spontané. Cependant, il ne faut pas figer des différences homme-femme, car ces comparaisons reposent sur des moyennes. La variance au sein de chaque groupe peut être importante.
Ces besoins sexuels différents sont-ils d’origine biologique ou culturelle?
L’inné et l’acquis, c’est-à-dire les prédispositions et les influences de l’environnement, sont difficiles à séparer. En moyenne, les hommes possèdent moins de mécanismes inhibiteurs, leur désir est plus facilement déclenché. Ils se concentrent aisément sur les stimuli sexuels et se laissent moins distraire. Difficile de dire ce qui relève de l’apprentissage culturel ou de la biologie. Le patriarcat a assigné à chaque sexe ce qu’il est censé vouloir: aux hommes, la pression de la performance –ce stress de devoir fonctionner et dominer; aux femmes, un désir longtemps tabou et dévalorisé.
En quoi cela influence-t-il encore aujourd’hui la sexualité?
Nous perpétuons encore ces schémas hostiles à la sexualité –consciemment ou inconsciemment. Par exemple: je veux protéger ma fille, car je sais combien de femmes sont victimes d’agressions sexuelles. Dans le même temps, je souhaite l’encourager à éprouver du plaisir dans sa vie sexuelle. Comment concilier ces deux aspirations? Les filles, encore aujourd’hui, sont socialisées de manière à placer les besoins des autres avant les leurs. Cela amène souvent à se demander: ai-je le droit de ressentir mon désir? Est-ce permis? La crainte de ne pas pouvoir vouloir, ou de vouloir «trop», est profondément ancrée. Parallèlement, on apprend plus volontiers aux filles à écouter et exprimer leurs sentiments –un avantage, car chez les hommes, le silence est fréquent. Des hommes approchant la trentaine racontent qu’à l’adolescence –par exemple après un divorce parental– ils se sont retrouvés complètement seuls. Puis est arrivé le porno: des stimuli puissants qui, brièvement, les détournaient de leur solitude. Et certains sont devenus, avec le temps, des «lonely warriors», absorbés par les jeux vidéo et l’isolement volontaire.
Lire aussi | Les hommes chauves sont-ils de meilleurs amants?
Comment les hommes peuvent-ils en sortir?
Souvent, c’est à travers une crise. Certains consultent lorsqu’ils constatent que la situation ne peut plus durer. Certains traversent une dépression, d’autres connaissent des troubles sexuels ou développent une dépendance à la sexualité. Vient alors la question: est-ce que je veux une autre vie? C’est un moment précieux, surtout lorsque quelqu’un affirme: j’ai une relation et je ne veux pas la perdre. Ou: je veux un lien authentique. C’est là que le travail commence. L’intimité avec une personne réelle s’apprend –y compris la capacité à dépasser ses peurs.
Comment le désir évolue-t-il au fil du temps?
La sexualité enfantine est considérée comme multisensorielle et sensuelle, non centrée sur les organes génitaux. Ce n’est qu’avec l’élan hormonal de la puberté que survient cette orientation génitale; c’est alors que nous sommes le plus souvent mus par un élan sexuel direct. Nos années intermédiaires sont marquées par de multiples responsabilités, allant des enjeux professionnels et sociaux à la grossesse, à la naissance et à la parentalité. Tout cela influence le désir sexuel. Les changements dans les besoins sexuels font partie intégrante de l’évolution de la sexualité et n’ont rien de déficitaire.
«Un diktat d’auto-optimisation déchaîné par le capitalisme, qui nous persuade qu’il faut tirer le maximum de tout instaure un climat qui n’a que peu à voir avec le plaisir.»
En quoi l’air du temps actuel, marqué par l’auto-optimisation dans une société de performance, affecte-t-il le désir?
Outre le stress et les dynamiques de genre, l’air du temps agit lui aussi comme un frein au désir: un diktat d’auto-optimisation déchaîné par le capitalisme, qui nous persuade qu’il faut tirer le maximum de tout – travail, parentalité, corps, relation– instaure un climat qui n’a que peu à voir avec le plaisir. Il existe plusieurs interprétations au fait que les jeunes aient aujourd’hui moins de relations sexuelles; l’une d’elles est que la vie leur en demande trop et les maintient dans un état de stress permanent.
Besoins sexuels différents: «Ca concerne les deux sexes»
Pourquoi tant de couples de longue date perdent-ils le désir l’un pour l’autre?
La diminution du désir dans les relations de longue durée concerne les deux sexes. Lorsque les hommes sont fixés sur certains stimuli et sur la stimulation visuelle, ils éprouvent des difficultés lorsque la silhouette parfaite de la femme à leurs côtés évolue vers une version plus relâchée. Chez les femmes, il entre souvent en jeu le fait qu’elles perçoivent leur partenaire comme dépendant, et elles se disent: «Je suis déjà occupée toute la journée –je n’ai pas envie d’être en plus responsable de ta satisfaction sexuelle!» Ou encore: «Les enfants tètent déjà à mon sein –s’il te plaît, pas toi aussi!»
«Ce ne sont donc pas tant la sécheresse vaginale ou les douleurs lors des rapports qui entraînent une baisse du désir à la ménopause, mais plutôt cette question: savons-nous réellement communiquer?»
Pourquoi certaines femmes, à la ménopause, renoncent-elles à la sexualité?
Si j’ai derrière moi une vie où j’ai souvent participé à des rapports sexuels sans y trouver mon compte, je suis heureuse de pouvoir enterrer cela. Le désir de sexualité dépend avant tout de la qualité de la relation de couple. Ce ne sont donc pas tant la sécheresse vaginale ou les douleurs lors des rapports qui entraînent une baisse du désir à la ménopause, mais plutôt cette question: savons-nous réellement communiquer? Notre relation est-elle assez intime pour que nous puissions, l’un avec l’autre, nous transformer ou nous épanouir sur le plan érotique, dans une période marquée par des changements corporels?
Un excès de familiarité peut aussi freiner le désir…
La psychothérapeute Esther Perel l’exprime parfaitement: chacun aspire à la stabilité, mais se limite au connu. Cela peut mener à une perte d’intérêt mutuel alors qu’en réalité, l’autre reste en partie méconnu. Que sait-on vraiment des fantasmes sexuels de son partenaire? Qui veut vivre quelque chose de nouveau doit se pencher un peu hors de sa zone de confort et accueillir l’inconnu, y compris en soi-même. Exprimer ou accueillir l’inconnu est un risque, ce que nous pourrions trouver plus excitant. Cela peut déstabiliser la relation et amener à se demander si l’autre pourra encore nous aimer. Je le constate sans cesse dans ma pratique: lorsqu’il apparaît que la personne aimée vit, ouvertement ou en secret, des facettes de la sexualité tout à fait différentes ou en désire d’autres, cela plonge souvent les couples dans de profondes crises. Mais c’est précisément là que réside l’occasion d’un véritable dévoilement de soi.
Comment abordez-vous les personnes qui ne savent pas du tout ce dont elles ont envie?
Il s’agit souvent d’une question relationnelle, car ce n’est que dans le contexte du couple que l’absence de désir sexuel devient réellement un problème. Lorsqu’une femme dit: «Je veux avoir envie!», la situation est paradoxale. En réalité, elle ne ressent pas de désir, mais souhaite que cela change –pour faire plaisir à son partenaire. Son refus de sexualité n’est pas toujours un non affirmé, mais un non imprégné de culpabilité et d’incertitude envers lui. Plutôt que de demander: «De quoi as-tu envie?», je préfère: «Que ne veux-tu absolument pas?» Cela permet souvent de mieux cerner la situation: ce qui ne procure aucun plaisir, mais pourrait, peut-être, susciter un peu d’envie. Avant d’en arriver là, il faut s’autoriser un non clair. Beaucoup de femmes doivent d’abord apprendre à dire avec fermeté: «Je ne veux pas être touchée de cette façon!» Ou: «Dans ces conditions, le sexe n’a aucun sens pour moi.» Le non est le point de départ. Ce n’est qu’une fois pleinement reconnu qu’il devient possible de se rapprocher à nouveau du désir.
Der Spiegel