Pour changer d’habitude, il faut un long processus de répétitions © GETTY

Pourquoi changer d’habitude est si difficile: ce que les neurosciences révèlent sur le cerveau

 

Grignoter, scroller, procrastiner: ces gestes du quotidien ne relèvent pas d’un manque de caractère, mais d’une structure neurologique tenace. Derrière l’illusion du choix, le cerveau répète, automatise, s’économise. Mode d’emploi pour s’en libérer.

Balancer un «ça va» sans réfléchir, déverrouiller son téléphone 100 fois par jour, emprunter toujours le même itinéraire ou relire un message sans en saisir le sens… Ces gestes, aussi banals qu’ils paraissent, relèvent moins de décisions conscientes que d’automatismes profondément ancrés. Derrière l’illusion du contrôle se dessine une autre réalité: celle d’un cerveau façonné par la répétition, gouverné par la mémoire procédurale plus que par la décision souveraine.

«La grande majorité de nos comportements reposent sur des routines automatiques qu’on peut appeler des habitudes, explique Pierre Burbeau, auteur de Le Cerveau des habitudes. Routine, automatisme, liberté (Odile Jacob, 2025). Ce sont des façons usuelles d’agir qui structurent notre fonctionnement au quotidien. Elles représentent le terreau sur lequel se construit notre personnalité dans tous ses aspects: moteurs, cognitifs et émotionnels. Nous les exécutons sans y réfléchir; nous nous contentons de faire.» Dans cette mécanique fine, le cerveau délègue ces gestes à des circuits spécialisés, comme une entreprise sous-traite ses tâches les plus routinières. Moins d’effort, plus d’économie. «Les automatismes inconscients jouent un rôle crucial dans notre fonctionnement quotidien. Le cerveau humain est conçu pour optimiser son efficacité, et il le fait en déléguant les tâches répétitives et routinières à des circuits neuronaux spécialisés, responsables de nos « habitudes », pour être moins énergivore», précise Pierre-Marie Lledo, directeur du département de neuroscience à l’Institut Pasteur et membre de l’Académie européenne des sciences.

Néanmoins, les automatismes ne sont pas des erreurs de la nature, mais une forme d’intelligence silencieuse. Ils allègent la charge cognitive, fluidifient les actions, permettent à l’attention de se porter ailleurs. Mais à force de répéter sans réfléchir, une forme d’aveuglement finit par s’installer. Ce qui se fait sans conscience peut échapper au discernement. Dans la conduite, dans le travail, dans la gestion des émotions, certains comportements s’imposent par inertie, sans s’ajuster au contexte. «Le fait que ces automatismes soient ancrés profondément et soient exécutés souvent sans surveillance consciente signifie qu’ils peuvent devenir problématiques s’ils ne sont pas alignés avec nos intérêts. Conduire, par exemple, avec ces automatismes permet de parler au volant, en revanche c’est aussi la meilleure façon de manquer une sortie», souligne Pierre-Marie Lledo.

Le cerveau consolide ces routines à mesure qu’elles se répètent. Les habitudes liées à l’alimentation, à l’exercice, au sommeil, aux émotions, s’installent en silence, renforcées par les circuits de la récompense. L’action se simplifie, le choix s’efface. Selon une étude rapportée par Harvard Business Review France, plus de 40% des comportements quotidiens relèveraient d’habitudes exécutées sans véritable prise de décision consciente. Ces automatismes finissent par façonner les journées, la posture, la mémoire, le rapport au monde. Le cerveau ne cherche pas tant à se libérer qu’à gagner du temps, à économiser ses ressources. Une intelligence d’optimisation, autant que d’adaptation.

Reprogrammer l’automatisme

Si le cerveau a tout intérêt à déléguer certaines tâches à des circuits spécialisés, il se montre en revanche moins conciliant quand il s’agit de modifier ces schémas. L’optimisation neuronale a un prix: celui de l’inertie. Changer d’habitude n’est pas une mince affaire. Même lorsque le contexte l’exige, même lorsque l’intention est là (santé en jeu, relation en péril, bien-être compromis), quelque chose résiste. Cette résistance, loin de traduire une faiblesse morale, trouve son origine dans la biologie même de l’esprit. «Changer une habitude est difficile en raison des mécanismes cérébraux qui sous-tendent la formation et le maintien des habitudes», admet le professeur Pierre-Marie Lledo. Et de préciser: «les principales structures impliquées sont les ganglions de la base, qui automatisent les comportements répétitifs. Ces circuits rendent les habitudes résistantes au simple contrôle conscient exercé par le cortex préfrontal, responsable de la prise de décision et du contrôle des impulsions.»

Autrement dit, les habitudes résident dans un réseau profond et rigide, conçu pour assurer la répétition. Les ganglions de la base ne discutent pas: ils déclenchent. A chaque geste appris, chaque séquence stabilisée, ces circuits s’activent en sourdine, maintenant la routine sans en référer à la conscience. Le professeur Pierre Burbeau le rappelle: les habitudes reposent sur «la mémoire procédurale, c’est-à-dire la mémoire des savoir-faire, des habiletés, des automatismes. Il s’agit de la forme la plus solide de mémoire. Même un patient dément qui aura oublié beaucoup de choses se souviendra comment faire du vélo (habitude motrice) ou compter (habitude cognitive).» Voilà pourquoi certaines routines, même dysfonctionnelles, s’accrochent avec une force presque physique: elles ont littéralement creusé leur sillon dans la matière cérébrale.

«Modifier une habitude passe par un nouvel apprentissage, un conditionnement.»

Changer, dès lors, ne signifie pas seulement «décider autrement». Il faut déconstruire pour reconstruire. «Modifier une habitude passe par un nouvel apprentissage, un conditionnement si vous voulez. En matière de neurobiologie, il s’agit de créer de nouveaux circuits neuronaux au sein desquels l’information va circuler», insiste Pierre Burbeau. Mais la plasticité cérébrale, si précieuse soit-elle, ne se mobilise pas sans effort. Pour modifier une habitude, il faut engager un processus de réapprentissage conscient, qui demande de la répétition et de la persistance pour remodeler ces circuits neuronaux. «Des techniques comme la substitution d’habitudes et le renforcement positif parviennent à exploiter la neuroplasticité, rendant le changement possible», complète Pierre-Marie Lledo.

Une étude publiée dans The European Journal of Social Psychology, menée par des chercheurs de l’University College London, confirme cette lenteur: en moyenne, 66 jours sont nécessaires pour installer une nouvelle habitude. Un chiffre qui varie selon la tâche, sa difficulté et la constance de sa répétition. Changer, alors, consiste moins à faire un vœu qu’à labourer un terrain. Il ne s’agit pas d’imposer une idée, mais d’introduire un nouveau geste, encore et encore, jusqu’à ce que la répétition le transforme en réflexe. Comme un sentier qu’on emprunte chaque jour, jusqu’à ce qu’il devienne une voie.

Le cas du sucre

Parmi les routines les plus ancrées, certaines tiennent tête à toute tentative de changement. C’est le cas de l’alimentation, et plus encore de son point de faille le plus redoutable: le sucre. Invisible, omniprésent, addictif, il s’impose dans l’organisme bien avant que la volonté ait eu le temps de réagir. Qu’il s’agisse de grignotages incontrôlés, de pulsions sucrées en fin de repas ou de l’envie irrépressible de «quelque chose de doux» en période de stress, les mêmes boucles neuronales se rejouent, en silence. «Les habitudes alimentaires s’enracinent profondément via plusieurs mécanismes cérébraux. Le système de récompense libère de la dopamine, associée au plaisir, renforçant l’habitude même si le plaisir diminue. Les comportements répétés deviennent automatisés par les ganglions de la base, fonctionnant sans conscience active», détaille Pierre-Marie Lledo. Autrement dit, ce n’est pas tant la saveur elle-même qui revient, que la mémoire du plaisir, imprimée dans les circuits de la récompense.

Lorsque ce plaisir diminue –ce qu’il fait inévitablement avec la répétition– le cerveau réclame davantage. «Une diminution de la sensibilité du cerveau à la récompense initiale peut inciter à consommer davantage pour retrouver la même satisfaction», poursuit le directeur de recherche au CNRS. A cette dynamique intérieure s’ajoute une pluie de stimuli extérieurs: stress, publicité, fatigue, odeurs… Chacun de ces éléments peut raviver une habitude alimentaire profondément ancrée, même si elle ne répond plus à aucun besoin réel. Le simple passage devant une boulangerie suffit parfois à réactiver, en sous-main, tout un scénario pavlovien.

Pierre Burbeau le confirme: «Le plus souvent, ces habitudes ne posent pas de problème. Cependant, elles peuvent devenir un handicap lorsqu’elles entrent dans le cadre des addictions ou de certaines pathologies.» A ses yeux, le grignotage et l’attirance pour le sucre ne relèvent pas d’une faiblesse morale, mais d’une architecture neurologique solide. «Le grignotage et le fait de manger sucré peuvent en revanche représenter des formes d’addiction. On développe une appétence particulière pour certains aliments qui peut induire un état de manque. L’addiction au sucre est une constante largement démontrée par de nombreuses études scientifiques.»

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Et cette spirale, dans une société d’abondance, devient difficile à enrayer. En Belgique, la consommation de sucre atteint des sommets. Selon Subel, l’association des fabricants de sucre belges, chaque habitant en ingère en moyenne 48 kilos par an, soit près de 23 morceaux de sucre par jour. Un chiffre qui place le pays au troisième rang européen. En France, la moyenne dépasse même les 2,2 millions de tonnes annuelles, soit environ 70 kilos de sucre écoulés chaque seconde, principalement dissimulés dans les produits transformés. Face à une telle mécanique, la solution ne tient ni dans la culpabilisation ni dans l’interdiction brutale. Il ne s’agit pas d’imposer une guerre intérieure, mais d’amorcer un reconditionnement patient, à la fois du corps et de l’esprit. «Pour rectifier le tir, il faut donc s’habituer à limiter très progressivement le volume du bol alimentaire quotidien. C’est ce que font les Japonais qui sont souvent bien plus minces que nous!», reprend Pierre Burbeau. Il ne s’agit donc pas de discipline, mais de stratégie. Apprendre à substituer, à relier l’attention à l’alimentation, à reconfigurer les plaisirs eux-mêmes. C’est un lent déplacement des repères, un travail d’orfèvre neuronal. Car ce que le cerveau a inscrit dans ses plis les plus profonds ne s’efface pas d’un claquement de doigts. Mais tout s’y rejoue, avec méthode, avec constance, avec conscience. Changer ses habitudes, c’est aussi réécrire une part de soi. Une part invisible, mais tenace. Une part de cette intelligence inconsciente qui, en silence, modèle le geste, le goût, l’élan.

Quand l’habitude devient structure

A force de parler de circuits neuronaux, de cortex préfrontal et de dopamine, on finirait presque par oublier que les habitudes ne naissent pas dans le vide. Elles se logent dans un environnement, s’imbriquent dans un tissu culturel, s’impriment dans une époque. Car si le cerveau encode, ce sont bien les conditions sociales qui orientent ce qu’il encode. Performance, optimisation, multitâche, vitesse: ces injonctions, d’apparence neutre, ont infusé le quotidien avec une telle constance qu’elles finissent par paraître naturelles. Dans ce contexte, le stress n’est plus une alerte ponctuelle mais une atmosphère, un état de veille généralisé. Pierre-Marie Lledo le rappelle: «Avec son accent sur la performance et l’optimisation, la société moderne favorise en effet des automatismes de stress et des routines nuisibles sur le long terme. Le cerveau, câblé pour détecter et réagir aux menaces, peut interpréter les exigences constantes de performance comme des sources de stress. Cela active notre système limbique, notamment l’amygdale, qui peut en permanence nous maintenir en mode « alerte ».»

«Avec son accent sur la performance et l’optimisation, la société moderne favorise en effet des automatismes de stress et des routines nuisibles sur le long terme.»

Dès lors, le changement ne saurait relever de la seule volonté. La psychologie comme les neurosciences s’accordent: certaines routines sont si profondément ancrées qu’elles résistent à l’intention, à la raison, parfois même à l’urgence. D’où l’importance, selon le neuropsychologue Francis Eustache, qui insiste sur l’importance de sortir de la solitude: «Il est toujours temps de changer nos habitudes, mais la tâche peut être plus ou moins difficile, selon l’ancrage de celles-ci. Dans de nombreuses situations, il est important, et même essentiel, d’être aidé par un tiers, qui nous aidera à changer. Cela va du soutien social au psychothérapies, quand il s’agit de pratiques qui peuvent se révéler néfastes. C’est tout le domaine des thérapies cognitivo-comportementales.» Apprendre à changer, c’est donc apprendre à désapprendre. A rompre, lentement mais sûrement, les séquences trop bien huilées de la pensée. A faire place à d’autres gestes, d’autres réponses, d’autres manières d’habiter son corps et son temps. Ce qui a été tracé peut être effacé. Et remplacé. Par la répétition, par l’attention, parfois aussi par l’aide d’un autre.

L’habitude n’est pas une prison. C’est un sillon. Et s’il est difficile d’en sortir, il n’est pas impossible d’en dessiner un nouveau.

 

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