Mental health concept - person's head with chaotic thought pattern, depression, sadness, anxiety. Mixed media painting. My own work. © Getty

Plus déprimante, la vie actuelle ? « Avant, ce n’était pas plus rose » (entretien)

Le Vif

Dépression saisonnière, angoisse écologique, incertitude économique… Le monde d’aujourd’hui pousserait plus que jamais à la dépression. Historien de la médecine, Jonathan Sadowsky tempère ce diagnostic dans son éclairant L’Empire du malheur. Une histoire de la dépression.

Comment distinguer la tristesse aiguë de la dépression? Pour Jonathan Sadowsky, professeur à Case Western University, aux Etats-Unis, la distinction n’est pas claire. La plupart des sociétés, sinon toutes, ont reconnu la tristesse et la déprime comme des phénomènes normaux que chacun éprouve mais qui peuvent, dans certains cas, être des symptômes de maladie. Soit parce qu’elles atteignent des niveaux disproportionnés, soit parce qu’elles durent trop longtemps ou encore parce qu’elles conduisent à des comportements autodestructeurs tels que le suicide. «Mais il reste difficile de définir à quel niveau d’intensité et à partir de quelle durée de tristesse on peut être considéré comme dépressif, souligne-t-il. Ce genre de considérations reste très variable et soumis à une évolution sociale constante, souvent tacite.» L’histoire de la dépression est en partie l’histoire de ces évolutions, analyse l’historien de la médecine.

La dépression clinique est répandue dans le monde, sinon universelle, mais elle présente de nombreuses variations locales.

La tristesse est une caractéristique essentielle de la plupart des dépressions.

En effet, mais on doit également reconnaître que toutes les personnes souffrant de dépression clinique ne ressentent pas de tristesse manifeste. Pour nombre d’entre elles, il peut s’agir d’un sentiment de vide intérieur ou d’engourdissement, et la capacité de ressentir du chagrin et de pleurer peut souvent être un soulagement. Pour beaucoup d’autres, la dépression se manifeste davantage par des problèmes corporels. J’estime en effet que toutes les dépressions ont des signes corporels, y compris celles qui semblent purement psychologiques. Si ces variations font de la dépression clinique un phénomène difficile à définir précisément, elles ne signifient pas que la dépression n’est pas une réalité concrète. Beaucoup de choses difficiles à définir – le capitalisme, le genre, la vie elle-même – sont bien réelles.

Les diagnostics de dépression explosent en hiver – ce qu’on appelle le trouble affectif saisonnier ou la dépression hivernale. Comment expliquez-vous ce phénomène?

Le trouble affectif saisonnier peut avoir de nombreuses causes. La baisse de la vitamine D dans le corps due à l’absence ou à la carence de lumière solaire peut provoquer la dépression. Les gens restent aussi davantage chez eux, les liens sociaux ont donc tendance à s’étioler et l’isolement à augmenter.

Certains estiment qu’il existe une sorte de surdiagnostic de la dépression, qui serait la cause de l’explosion des chiffres.

Les diagnostics de dépression clinique ont commencé à augmenter à partir des années 1970 et ont explosé au cours des dernières décennies. L’augmentation inopinée du nombre de diagnostics d’une maladie, n’importe laquelle d’ailleurs, justifie les interrogations ; c’est d’autant plus justifié pour une maladie comme la dépression qui manque de marqueurs et d’identificateurs biologiques clairs. De nombreux analystes tournent en dérision cette augmentation des diagnostics. Ils y voient une mode ou un excès de la psychiatrie, ou la regardent simplement comme une marque de la domination du lobby des sociétés pharmaceutiques. L’inquiétude, ici, est que nous serions en train de considérer comme une maladie ce qui serait tout simplement une fatigue psychologique normale de la vie ordinaire.

Sur le fond, cette méfiance vous semble-t-elle fondée?

Ces critiques ont le mérite de soulever des interrogations intéressantes, mais j’éprouve aussi des réserves à leur encontre. Oui, dans de nombreux cas, nous avons rebaptisé «dépression» des formes de détresse qui auraient pu porter des noms différents il y a cent ans. Sans doute, en grande partie, à cause du marketing pharmaceutique. Mais si le médicament aide une personne en souffrance, que la maladie s’appelle «dépression» ou qu’elle porte un autre nom, n’a plus d’importance. Rappelons qu’avant le début de l’explosion des diagnostics, de nombreux professionnels de la santé mentale pensaient qu’on sous-diagnostiquait la dépression. Si le surdiagnostic pour les personnes en «détresse bénigne» peut être un réel problème, il se peut aussi que nous sous-estimions encore le cas de certaines personnes, en particulier dans les populations les plus pauvres ayant moins accès aux soins et à l’information.

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Justement, la dépression touche-t-elle une classe sociale plus qu’une autre? Dans votre livre, vous parlez d’une dimension inégalitaire face à la dépression…

Les inégalités sont un facteur essentiel dans la «politique de dépression». Dans toutes les formes d’inégalités sociales qu’on peut identifier – classe, race, sexe, sexualité – nous constatons que le groupe le plus opprimé ou défavorisé connaît plus de dépression clinique. Une vie plus difficile augmente les risques de dépression. Tout comme l’invalidité, la maladie physique chronique et de nombreuses autres difficultés augmentent la probabilité de dépression clinique. Cela peut sembler intuitif, mais c’est plus compliqué qu’il n’y paraît, pour deux raisons. Premièrement, des personnes de classes aisées peuvent souffrir de dépression clinique, y compris de dépression grave. Deuxièmement, la plupart des gens qui font partie d’un groupe défavorisé ne souffrent pas de dépression clinique. La causalité de la maladie est rarement aussi simple.

La dépression clinique est à la fois un problème médical, social, et une question culturelle.

Quels peuvent être les facteurs de la dépression dans les classes aisées?

Ils sont nombreux. Ces gens peuvent avoir été victimes d’abus traumatisants ou de négligence. Elles peuvent aussi, pour diverses raisons, être confrontées à l’isolement social. Il est également possible que la prédisposition biologique soit plus forte chez certaines personnes que chez d’autres.

Plus généralement, la dépression est-elle liée à notre mode de vie moderne et à notre société occidentale ou s’agit-il d’une maladie universelle?

Cette question est très complexe. En tant qu’état pathologique, la dépression a peut-être été une préoccupation plus importante dans les cultures occidentales que dans beaucoup d’autres, même avant la modernité. Mais de nombreuses sociétés, partout dans le monde, emploient un terme ou un concept similaire à la dépression dans leur lexique médical. Dans mon domaine, certains chercheurs jugent la propagation des diagnostics de dépression dans le monde comme un impérialisme culturel et médical. Cependant, j’ai montré dans mon livre que pendant la période colonialiste européenne en Afrique, la dépression était considérée par les colonisateurs comme rare chez les Africains et ce, pour des raisons racistes. Ils pensaient que la dépression était une maladie de personnes plus cultivées, plus civilisées.

Vous soutenez plutôt que la dépression touche tous les pays et toutes les cultures, mais qu’elle est interprétée d’une manière différente…

En effet. Je pense que la dépression clinique est répandue dans le monde, sinon universelle, mais qu’elle présente de nombreuses variations locales. En fin de compte, c’est une question pratique – si le diagnostic est une voie vers un traitement qui aide les malades, les débats philosophiques sur ce que les gens ont «réellement» perdent leur importance. Je crois que nous disposons de traitements capables d’aider les personnes souffrantes, quelles que soient leurs origines culturelles. Si la détresse de la personne est soulagée par un traitement contre la dépression, tant mieux! Sinon, peut-être qu’elle n’a jamais souffert de dépression, ou peut-être qu’elle en a eu une difficile à traiter. Pour rappel, les anthropologues ont réalisé un travail fascinant montrant comment varient les conceptions et le fonctionnement des antidépresseurs d’une culture à l’autre.

Le monde d’aujourd’hui pousse- t-il davantage à la déprime?

Nul doute qu’il y a beaucoup de choses déprimantes autour de nous. Mais si l’on regarde dans le rétroviseur, par exemple la première moitié du XXe siècle, la vie n’était pas plus rose: pensons aux guerres mondiales, aux génocides, à la ségrégation, au colonialisme, à la «dépression économique» et, à la fin de l’ère, la nouvelle menace de l’anéantissement nucléaire. Les sociologues, à l’époque, déploraient la montée de l’aliénation et une grande partie de la philosophie était morose dans ses perspectives. Il n’est pas certain que notre monde actuel soit plus déprimant. En remontant encore plus loin, dans l’Europe de la Renaissance, de nombreux commentateurs étaient persuadés de vivre dans une période mélancolique.

L'isolement social peut compter parmi les facteurs de dépression dans les classes aisées.
L’isolement social peut compter parmi les facteurs de dépression dans les classes aisées. © Getty images

Certains estiment que la dépression devrait relever des domaines social et culturel plutôt que du médical. Qu’en pensez-vous?

Lors d’études sur la dépression, on s’est parfois demandé: est-ce une maladie de l’esprit ou du corps? Doit-on la traiter avec des médicaments ou une thérapie? Je trouve la focalisation sur ces débats déconcertante et inutile. La dépression clinique est un problème social, parce que les conditions sociales, comme l’inégalité, contribuent à la produire. C’est aussi une question culturelle, car la façon dont elle est vécue et comprise varie selon la culture. Rien de tout cela ne signifie qu’il ne s’agit pas et ne devrait pas être un problème médical. Toutes les maladies ont des dimensions sociales et culturelles. La plupart des pathologies affectent différentes classes sociales à des rythmes différents. Les facteurs culturels des maladies varient à l’échelle mondiale.

On passe trop de temps à débattre pour savoir quel traitement est le plus efficace. Tous ont leurs forces et leurs faiblesses.

Selon vous, la dépression porte-t-elle une dimension sexuée ou «genrée»?

Dans une large mesure, et dans différentes cultures, nous constatons que les diagnostics de dépression concernent davantage les femmes que les hommes – j’ai trouvé une exception, le Japon. La signification de ceci est insaisissable. Les femmes sont-elles vraiment plus dépressives? Si oui, pourquoi? Ou se pourrait-il qu’elles recherchent davantage de l’aide et font ainsi davantage l’objet d’un diagnostic? Ou est-ce la faute aux médecins, qui auraient tendance à diagnostiquer plus facilement la dépression clinique chez les femmes? Je pense que la différence de taux est réelle et non un artefact de biais diagnostiques. Je le pense car la subordination des femmes est très courante dans le monde, et la subordination augmente le risque de dépression. Les rôles sociaux en fonction du genre varient selon la société à bien des égards, mais la vie est généralement plus difficile pour les femmes à l’échelle mondiale.

En quoi consiste la différence entre traitements psychologiques et physiologiques?

Les traitements psychologiques sont surtout des thérapies par la parole – psychanalyse, thérapie psychanalytique, thérapie cognitivo-comportementale et bien d’autres. Les principaux traitements physiques sont les médicaments (antidépresseurs), la thérapie électroconvulsive et certains plus récents, comme la stimulation magnétique transcrânienne.

De ces deux types de traitement, lequel vous semble le plus adapté?

Je privilégie une approche éclectique. On passe trop de temps à débattre pour savoir quel traitement est le plus efficace. Tous ont leurs forces et leurs faiblesses. La psychanalyse permet une immersion profonde dans la psychologie intime du patient, et il a été prouvé qu’elle produit des résultats tangibles et durables. La thérapie cognitivo-comportementale est plus rapide, moins chère et plus facile. La thérapie électroconvulsive produit probablement les résultats les plus solides. Cependant, les patients ECT (électroconvulsivothérapie) se plaignent fréquemment de graves pertes de mémoire et d’autres déficits cognitifs, et la science n’est pas claire sur la fréquence de ces effets indésirables. Les antidépresseurs sont souvent surévalués par leurs partisans et sous-évalués par leurs détracteurs. L’une des découvertes les moins controversées de la science moderne est que la psychothérapie et les antidépresseurs sont plus efficaces ensemble que seuls. Cela devrait susciter une certaine réflexion chez les partisans de l’usage exclusif de l’un ou de l’autre.

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