Les classements d’aliments envahissent les réseaux sociaux. Ces contenus viraux inquiètent les professionnels de la nutrition, en raison de messages simplifiés, parfois erronés, et potentiellement dangereux pour la santé.
Dans la jungle des contenus sur les réseaux sociaux, tout est question de tendance. L’une des dernières en vogue consiste à classer ou noter les aliments selon divers critères pas toujours très clairs. A ce petit jeu, certains influenceurs et/ou coachs sportifs se font remarquer, avec des vidéos cumulant plusieurs centaines de milliers de vues dans lesquelles ils évoquent les meilleurs aliments pour la prise de masse musculaire, la perte de poids ou en fonction de leur apport en protéines.
«Le thon? Trois sur dix. Trop de mercure», avance par exemple l’un d’entre eux, dans une vidéo de moins de deux minutes où, pêle-mêle, l’avocat, le saumon, le colin ou encore le café («sept sur dix, mais jamais après 14 heures») sont aussi évoqués. «Le steak haché? Le 100 % en matières grasses, je vais mettre neuf sur dix. Si tu veux faire une bonne prise de masse, où tu gères tout, c’est bon presque tous les jours», annonce un autre après quelques secondes de réflexion. Ce contenu consommable rapidement, à très fort potentiel sur les réseaux sociaux, est devenu un cauchemar pour les nutritionnistes ou les diététiciens.
Des informations incomplètes, voire erronées
«On tombe très rapidement sur ce type de vidéos, surtout une fois que l’algorithme comprend que cela nous intéresse, observe Dorothée Demoiny, diététicienne. De manière générale, les réseaux sociaux ont tendance à glorifier certains aliments ou modèles alimentaires. Sur TikTok notamment, on observe des discours très polarisés, amplifiés par des algorithmes qui favorisent l’engagement plutôt que la nuance. Il existe aussi des classements liés à l’index glycémique. Mais en cette période de l’année, la protéine est clairement mise en avant dans une logique de perte de poids.»
Sans évoquer le profil de certaines personnes à l’origine de ces vidéos, dont les compétences en matière d’alimentation ou de santé restent à démontrer, c’est surtout leur discours qui pose problème parfois, entre informations incomplètes ou fausses, tout simplement. «Donner des conseils nutritionnels est complexe, et encore plus sur les réseaux sociaux, car les messages sont ciblés, simplifiés et sortis de leur contexte, souligne Camille Kieckens, diététicienne, administratrice et coordinatrice de l’Union professionnelle des diététiciens de langue française. Objectivement, on ne peut pas classer tous les aliments comme « bons » ou « mauvais »: la plupart peuvent avoir des bénéfices potentiels pour la santé. Donner un conseil nutritionnel sans tenir compte de l’équilibre alimentaire global, ou de l’hydratation, essentielle quand on augmente les protéines, n’a pas non plus de sens.»
Des conséquences réelles sur les comportements alimentaires
C’est là l’une des principales critiques pouvant être faites envers ce genre de vidéos: la non-prise en compte du profil des personnes pouvant les regarder, impossible puisqu’il s’agit là de contenus «tout public», destinés à être relayés en masse. Mais tout le monde n’aura pas les mêmes besoins en matière de protéines, selon son alimentation, sa condition physique ou même selon ses antécédents familiaux en matière de santé. Une mauvaise alimentation, biaisée par ces classements, peut alors avoir de graves conséquences. «Comme l’alimentation fait partie de la vie quotidienne, chacun peut s’y reconnaître et mal interpréter le message. Par exemple, certaines personnes ne savent pas qu’elles ont des antécédents familiaux d’insuffisance rénale et adoptent une consommation excessive de protéines, ce qui peut poser problème», explique Camille Kieckens, spécialisée dans les maladies rénales chroniques, qui «voit des jeunes consommer cinq, six, voire dix fois les apports recommandés» en protéines dans des vidéos sur les réseaux sociaux.
«Ces contenus peuvent avoir des conséquences réelles sur les comportements alimentaires. Ils peuvent renforcer ou favoriser l’apparition de troubles alimentaires, comme l’hyper-contrôle, l’obsession du «manger sain» (l’orthorexie), surtout chez les jeunes publics», met aussi en garde Dorothée Demoiny, évoquant des classifications souvent «réductrices». Les détails sur le nombre de calories ou de lipides peuvent être omis (volontairement ou non), tout comme les informations sur le degré de transformation des aliments. «Le message implicite est souvent: «Plus un aliment est riche en protéines, plus il fait maigrir.» C’est accrocheur et viral, mais scientifiquement très simpliste. Les protéines restent importantes, mais elles ne sont pas magiques. Elles favorisent la satiété, aident à préserver la masse musculaire et ont un léger effet thermogénique, mais cet effet reste modeste», assure-t-elle.
Viande rouge et beurre de cacahuètes
Ainsi, la promotion faite de certains aliments peut se révéler problématique. Une trop grande consommation de viande rouge, aliment souvent noté huit ou neuf sur dix en raison de son apport en protéines, peut provoquer une augmentation du risque cardiovasculaire et du cholestérol, comme l’ont démontré de nombreuses études scientifiques. «De plus, la viande ne se consomme jamais seule: elle est intégrée dans un repas, avec des légumes, des féculents, ce qui change totalement l’analyse nutritionnelle», souligne Dorothée Demoiny. Pour le beurre de cacahuète, autre produit phare de ce genre de vidéos, tout dépendra de sa composition: certains peuvent être qualitatifs, sans sucre ni additifs. Mais ce n’est pas le cas de tous, ce qui n’est pas souvent précisé dans le discours consultable sur son smartphone.
«La science nutritionnelle ne fonctionne pas en « top cinq ou dix »»
Dorothée Demoiny, diététicienne
Le constat est plus ou moins le même pour les laits végétaux, rarement bien notés en raison de leurs apports faibles en protéines (excepté celui de soja), alors que certains peuvent très bien remplacer au quotidien le lait de vache (selon leur composition, les allergies de chacun, etc.). Parfois citée alors qu’il s’agit d’un complément alimentaire, la whey, une poudre protéinée à mélanger souvent avec un liquide (eau, lait, boisson végétale…), n’est pas «déconseillée», mais un «accompagnement professionnel» est encouragé par Camille Kieckens. Dans le cas de ce produit, il faut également se méfier de ne pas tomber seulement sur une vidéo à but promotionnel, avec un classement «cachant» le message publicitaire réel de celle-ci.
«En nutrition, on revient toujours à trois éléments essentiels: la quantité, le comportement alimentaire et les besoins individuels. La science nutritionnelle ne fonctionne pas en « top cinq ou dix », mais de manière personnalisée. Sortir un aliment de son contexte, c’est souvent déformer le message scientifique, conclut Dorothée Demoiny. Augmenter légèrement la part protéinée dans son alimentation peut être bénéfique, mais uniquement dans une approche globale, individualisée. Et jamais dictée par un algorithme.»