Le démographe Patrick Deboosere: «Notre espérance de vie n’a pas augmenté grâce au capitalisme, mais malgré lui.» © (RV)

Patrick Deboosere, démographe: «Notre espérance de vie n’a pas augmenté grâce au capitalisme, mais malgré lui»

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Dans son ouvrage Nos enfants vivront-ils jusqu’à 120 ans?, le démographe Patrick Deboosere (VUB) démonte une série de mythes tenaces sur la vieillesse. Il montre par exemple que des personnes atteignaient déjà les 100 ans il y a plusieurs siècles. Et il juge très improbable que nos enfants — peu importe ce qu’en pensent Elon Musk ou Peter Thiel — vivront bien plus longtemps que Jeanne Calment, détentrice du record de longévité à 122 ans.

Oui, même dans des civilisations aujourd’hui disparues, certains atteignaient un âge avancé. L’idée répandue selon laquelle on mourait jeune autrefois fait partie des nombreux mythes que Patrick Deboosere réfute dans son nouveau livre.

Ce mythe est en partie imputable à la science elle-même. Au début du XXe siècle, un chercheur affirmait que les Grecs de l’âge du bronze avaient une espérance de vie moyenne de 18 ans. «Absurde, commente Patrick Deboosere. Mais pour être honnête, il exprimait lui-même des doutes sur ses conclusions. Son estimation reposait sur l’étude de 118 squelettes répartis sur 4.000 ans. Il reconnaissait que ses preuves étaient fragiles. Cela reflète la manière dont on pensait à l’époque la vieillesse et l’espérance de vie. Au début du XXe siècle, on était convaincu que l’espérance de vie ne pouvait que croître. L’idée que l’espérance de vie dans l’âge du bronze ait pu dépasser 18 ans était inconcevable.»

L’espérance de vie a effectivement fortement augmenté depuis le début du XXe siècle.

Patrick Deboosere: C’est vrai, mais cela ne signifie pas que l’histoire de l’humanité suit une évolution linéaire. Cela ne veut pas dire non plus que cette progression continuera. L’idée d’une augmentation continue de l’espérance de vie repose sur un optimisme technocratique exacerbé chez certains milliardaires comme Peter Thiel. C’est une nouvelle forme de croyance. Avant, nous croyions aux dieux et à l’au-delà. Aujourd’hui, l’au-delà est remplacé par l’idée que technologie et innovation nous rendront immortels. Cette croyance implique aussi que notre corps évoluerait biologiquement, mais c’est faux –et c’est l’un des messages centraux de mon livre. Si l’on observe l’espérance de vie sur plusieurs siècles, on voit que les êtres humains vivent aujourd’hui plus longtemps– et peut-être plus heureux, grâce à des évolutions sociales. Biologiquement, l’être humain n’a pas changé.

L’absence d’évolution linéaire apparaît clairement si l’on considère l’espérance de vie en Belgique en 1870, à peine plus élevée qu’en 1750. Comment l’expliquer?

Les données avant 1800 sont limitées, donc il faut rester prudent. Mais on sait que la Belgique du XVIIIe siècle était le pays le plus densément peuplé du monde. Beaucoup de paysans ne possédaient qu’un lopin de terre et devaient compléter leurs revenus par du travail dans l’industrie du lin. Cette dernière a chuté brutalement avec l’essor de l’industrie cotonnière en Angleterre, rendue possible par la colonisation et les machines. Simultanément, plusieurs crises agricoles ont frappé la campagne, plongeant les populations rurales dans la misère. De nombreux paysans ont migré vers les villes, où commençait la révolution industrielle. Celle-ci a apporté des avancées, mais aussi coûté énormément de vies. La Belgique n’était pas pionnière en matière de droits sociaux. La première loi interdisant le travail des enfants date de 1889, bien après les Pays-Bas ou la France. Elle interdisait le travail aux moins de 12 ans, et limitait à 12 heures par jour le travail des mineurs de moins de 16 ans. Cela en dit long sur les conditions de travail de l’époque.

Ce sont donc davantage les conditions sociales que les innovations scientifiques qui ont influencé l’espérance de vie?

Les innovations ont évidemment joué un rôle. Mais les conditions de vie et de travail ont eu un impact plus important, notamment sur la mortalité infantile. Dans certaines régions de Flandre, un quart des enfants mouraient avant un an. Environ 10% n’atteignaient pas l’âge de douze ans. Beaucoup de femmes devaient retourner travailler immédiatement après l’accouchement, et ne pouvaient pas allaiter. Elles donnaient à leurs nourrissons du lait dilué avec de l’eau contaminée, provoquant des diarrhées mortelles.

L’espérance de vie a commencé à augmenter lorsque les travailleurs ont obtenu des droits. En Wallonie, le mouvement ouvrier était plus puissant qu’en Flandre, ce qui explique une hausse plus rapide. Les mutualités y étaient aussi mieux organisées, prodiguant des conseils sur l’hygiène et l’allaitement.

La chute rapide de la mortalité infantile a entraîné une hausse de l’espérance de vie globale. Mais comment est née la croyance en une progression infinie de cette espérance?

Difficile à dire. Le rêve d’immortalité existe depuis toujours, comme le montre l’histoire de l’art. Mais croire que science et technologie pourraient réaliser ce rêve est relativement récent. Le médecin flamand Herman Le Compte en fut un précurseur. Il prétendait vivre mille ans grâce à de la levure de bière et de la vitamine C. Chaque pays a eu son docteur Le Compte.

Le Compte est mort à 78 ans. Pourtant, ses idées perdurent. Vous êtes sceptique: selon vous, il faudrait modifier l’ADN de la vie pour augmenter fortement l’espérance de vie.

Je ne dis pas que ce sera impossible, mais sûrement pas pour demain. Le vieillissement est un processus complexe. Prenons le cancer: c’est une prolifération cellulaire, ce qui est précisément à la base de la vie. Nous venons tous d’une cellule unique qui se divise. Le cancer résulte d’une mauvaise transmission de l’information cellulaire. Et certaines thérapies accélèrent le vieillissement. Cela montre à quel point tout cela est délicat.

L’optimisme technocratique n’est pas confirmé par les faits. Depuis Jeanne Calment, morte en 1997 à 122 ans, personne ne s’est approché de ce record.

Ray Kurzweil, un ancien expert de Google, prône la «longevity escape velocity». L’idée est que si nous gagnons chaque année douze mois d’espérance de vie, nous ne mourrons plus. Mais cela montre qu’il ne comprend pas bien ce qu’est l’espérance de vie: c’est une moyenne à l’échelle d’une population. La durée de vie, elle, est propre à l’espèce.

Le record de Jeanne Calment tient toujours. La doyenne actuelle, Ethel Caterham, une Britannique de 115 ans, aurait encore sept ans à vivre pour battre ce record. À chaque nouvelle année, ses chances de survie ne dépassent pas 50%.

Comme pour les records sportifs, celui de la longévité humaine sera probablement battu un jour, mais ce ne sera plus par des bonds spectaculaires comme dans le passé.

Pour la majorité d’entre nous, il est tout de même rassurant de voir que l’espérance de vie continue d’augmenter en Belgique.

Oui, mais plus lentement qu’au siècle dernier. L’augmentation concerne surtout les hommes. En 1985, ils vivaient en moyenne huit ans de moins que les femmes. Cet écart est désormais presque réduit de moitié.

Parce que les hommes ont moins fumé, et les femmes davantage.

Oui, mais le facteur travail est au moins aussi déterminant. Dans les années 1940 et 1950, environ 300.000 Belges ont travaillé dans les mines, soit 10% de la main-d’œuvre. Ces mineurs développaient des pneumoconioses et mouraient jeunes. D’autres secteurs étaient aussi touchés par les maladies professionnelles. Aujourd’hui, les conditions de travail se sont globalement améliorées.

Dans votre livre, vous critiquez aussi les thèses de Yuval Noah Harari. Contrairement à lui, vous ne pensez pas que le capitalisme a fait progresser l’espérance de vie.

Harari néglige des pans entiers de l’histoire du capitalisme. Il omet de dire qu’il a engendré le colonialisme et la négation des droits des travailleurs. Cela a causé la mort de millions de personnes. L’augmentation de l’espérance de vie s’est faite malgré le capitalisme, pas grâce à lui. Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis illustre une résurgence du capitalisme brutal, qui tente de reprendre ce qui a été redistribué.

Pour revenir au cœur de votre livre : les États-Unis sont presque le seul pays occidental où l’espérance de vie n’augmente plus.

Selon le lauréat du prix Nobel Angus Deaton, cela tient à la «mort par désespoir» et à la crise des opioïdes. Mais c’est aussi lié aux inégalités. Dans certaines régions des États-Unis, l’espérance de vie est inférieure à celle de l’Inde ou du Pakistan. Elle est fortement corrélée aux conditions de vie locales. Aux États-Unis, les revenus de la moitié de la population, corrigés de l’inflation, n’ont pas augmenté depuis les années 1980, alors que la croissance économique fut considérable. Cette croissance n’a profité qu’à une élite, celle qui finance aujourd’hui des programmes douteux pour prolonger la vie à l’infini. Pendant ce temps, l’espérance de vie globale stagne. C’est un paradoxe cynique.

Patrick Deboosere, Nos enfants vivront-ils jusqu’à 120 ans ? Une histoire de l’espérance de vie, Éditions Epo, 240 pages, 24,90 euros.

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