Les personnes qui mènent un train de vie effréné sont particulièrement sujettes à la «revenge bedtime procrastination». © Getty Images

La «revenge bedtime procrastination», ou quand le besoin de décompresser est plus fort que le sommeil: «Le cerveau nous joue un tour»

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

Après une journée intense, le besoin de s’octroyer du temps pour soi peut parfois empiéter sur les heures de sommeil. Cette procrastination nocturne (ou «revenge bedtime procrastination»), renforcée par l’omniprésence des écrans, peut provoquer de la fatigue extrême, voire à des insomnies chroniques.

22h57. Les yeux picotent, les baillements s’enchaînent. Les draps propres et le matelas douillet invitent à se laisser happer par les bras de Morphée. Mais il reste un ultime niveau de Candy Crush à boucler. Quelques reels Instagram à consulter. La nouvelle saison de White Lotus à binge-watcher. «Un épisode puis dodo». Un rapide coup d’œil au radio-réveil et la sentence tombe: 00h53. «Déjà?». La nuit sera courte.

Ce schéma nocturne, certains le répètent inlassablement. En se promettant, chaque matin au réveil, de ne jamais recommencer. Mais le soir venu, après une journée intense au travail, une réunion de parents tendue et le rangement de la cuisine, la tentation de s’octroyer enfin un moment rien qu’à soi l’emporte systématiquement sur les bonnes résolutions. Cette mauvaise habitude porte un nom: le «revenge bedtime procrastination» (littéralement, «procrastination du coucher par esprit de vengeance»). Ce comportement «extrêmement courant», documenté pour la première fois en 2014 par des chercheurs néerlandais, «fait partie des 20 perturbateurs du coucher, mais reste parfois sous-identifié», confirme Najat Bouzalmad, hygiéniste du sommeil et co-fondatrice de l’Ecole du Sommeil.

Les personnes aux trains de vie particulièrement effrénés sont les plus enclines à souffrir de ce trouble. «Au cours de la journée, elles doivent se plier à de nombreuses obligations, observe Alexandra Jacobs, psychologue spécialisée dans les troubles du sommeil. A l’heure du coucher, elles appréhendent alors le sommeil comme une injonction extérieure supplémentaire et vont développer une forme de résistance à celle-ci. Plutôt que de céder au sommeil, elles vont vouloir s’approprier ce moment et le revendiquer comme « à elles », parfois avec un sentiment de colère en arrière-plan.»

«La sensation de garder le contrôle peut être extrêmement grisante, parfois accompagnée d’un pic d’adrénaline. Or, ce sentiment de liberté n’est qu’un leurre. Le cerveau nous joue un tour, mais beaucoup peinent à s’en rendre compte sur le moment-même.»

Un bras de fer psychologique

Le cerveau entre ainsi en conflit entre, d’une part, le besoin à court terme de se ressourcer et d’avoir du temps pour soi, et, d’autre part, le besoin fondamental à moyen et à long terme d’un sommeil réparateur et de qualité. «Le problème, c’est que le cerveau privilégie toujours la récompense immédiate au détriment d’un bénéfice différé, moins tangible, note Alexandra Jacobs. La sensation de garder le contrôle («je fais ce que je veux!») peut être extrêmement grisante, parfois accompagnée d’un pic d’adrénaline. Or, ce sentiment de liberté n’est qu’un leurre. Le cerveau nous joue un tour, mais beaucoup peinent à s’en rendre compte sur le moment-même.»

D’autant que cette tendance à la procrastination est généralement renforcée par un facteur aggravant: les écrans. En pianotant sur son smartphone dans son lit, l’individu va avoir l’impression de se détendre. «Mais en réalité, il va surstimuler son cerveau, qui va être confronté au traitement d’une multitude d’informations, rappelle Alexandra Jacobs. Cette activité prépare à tout sauf à dormir.»

Happé par le fil d’actualité de son réseau social préféré, le «revenge bedtime» procrastinateur risque de perdre la notion du temps. Et, in fine, repousser indéfiniment son coucher. «On estime que quand une personne ignore ses signaux d’endormissement, elle risque de devoir attendre environ 1h30 avant de pouvoir monter à bord d’un nouveau train de sommeil, précise Najat Bouzalmad. Au réveil, elle paiera le prix fort de sa récompense, qui est loin d’en être une. C’est comme si elle buvait deux bières le soir. Ca peut lui faire plaisir et la détendre sur le moment. Mais le lendemain, elle en paiera les conséquences car elle aura souffert d’un sommeil déstructuré

Cercle vicieux

A long terme, cette procrastination «par esprit de vengeance» peut donc entraîner de la fatigue chronique, des insomnies, mais également de l’anxiété ou des épisodes dépressifs. «En manque de sommeil, l’individu gère ses émotions avec bien moins d’habileté, rappelle Alexandra Jacobs. Il a également moins de volonté. Cette personne fatiguée et stressée, qui aura vécu de nouveaux épisodes intenses durant la journée, rentrera à la maison lessivée et se dira: «Cette fois, ça suffit, je suis crevée et j’ai vraiment besoin de temps pour moi».» S’enclenche alors un nouvel épisode de procrastination nocturne et une sorte de cercle vicieux irréfrénable.

Si la procrastination survient généralement une fois installé confortablement dans ses draps, elle peut également intervenir dans le canapé, après le repas du soir. On parle alors de «procrastination de mise au lit». «La personne a bouclé toutes ses tâches ménagères mais appréhende sa routine du soir (brossage de dents, démaquillage, mise en pyjama) comme une nouvelle obligation, note Najat Bouzalmad. Face à cette « to-do list » supplémentaire, elle va reporter son passage du fauteuil au lit et, in fine, retarder son endormissement.»

Quelle que soit sa forme, la procrastination nocturne touche singulièrement les jeunes parents, confrontés à une «double journée de travail», au boulot et à la maison. «Ils ont très peu de moments à eux et sont très forts dans le don d’eux-mêmes, note Alexandra Jacobs. De manière générale, les personnes les plus à risques sont celles qui ont des journées sans respiration, si bien qu’elles sont déconnectées de leurs sensations corporelles, oubliant parfois leurs besoins fondamentaux, comme boire de l’eau ou aller aux toilettes. Elles ont alors énormément besoin de se ressourcer une fois le soir venu.»

Une «illusion totale»

Les personnes qui ont un «chronotype tardif» sont également à risques. «Ces couche-tard, lève-tard éprouvent beaucoup plus de facilité à veiller tard le soir, car cela correspond à leur rythme biologique et à leurs besoins naturels», confirme Alexandra Jacobs. Les adolescents, qui trouvent généralement le sommeil plus tard en raison notamment de facteurs hormonaux, peuvent également en souffrir. «Le retard de phase physiologique dont ils souffrent peut se transformer en retard de phase non physiologique à cause de leur usage intempestif des écrans», indique Najat Bouzalmad.

Pour éviter de succomber à la tentation de la procrastination nocturne, rien de tel qu’une routine bien établie. Troquer le scroll sur Instagram par une séance d’étirements, des exercices de respiration ou de cohérence cardiaque sont autant de réflexes à adopter pour une préparation adéquate au sommeil. Des moments de pause au cours de la journée, même à dose minimale (cinq à dix minutes), permettront en outre de limiter le besoin irréprésible de décompenser à l’heure du coucher. «Tout le monde a besoin de temps pour soi, reconnaît Alexandra Jacobs. Croire qu’on se sentira mieux en rognant sur ses heures de sommeil est une pure illusion.»

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