Une étude britannique menée sur plus de 183.000 personnes montre que faire des cauchemars chaque semaine triple le risque de mourir avant 70 ans. Les mécanismes en cause touchent au stress, au vieillissement cellulaire et à la réparation du corps pendant le sommeil.
On les appelle rêves agités, visions ou terreurs nocturnes, mais plus communément cauchemars. Ils frappent la nuit et repartent sans laisser de trace visible. Parfois, on les oublie aussi vite qu’ils sont venus. Mais à l’intérieur du corps, les effets persistent. Une étude du neurologue britannique Abidemi Otaiku, chercheur à l’Imperial College London, suggère que les cauchemars réguliers réduisent l’espérance de vie. Pour mener cette recherche, le scientifique et son équipe ont examiné un échantillon de 183.000 adultes âgés de 26 à 86 ans, pendant une période pouvant atteindre 19 ans. Les participants ont renseigné la fréquence de leurs cauchemars dans des questionnaires standardisés, leur état de santé a ensuite été analysé au fil des ans. Chez ceux qui rapportaient au moins un épisode par semaine, le risque de décès avant 70 ans était multiplié par trois.
«Un cauchemar, ce n’est pas juste un rêve désagréable, explique Lampros Perogamvros, médecin du sommeil au Centre hospitalier universitaire de Genève. Il s’agit d’un rêve qui provoque un réveil en pleine nuit, avec une réaction corporelle forte: palpitations, tensions musculaires, sensation de panique. C’est cette intensité physiologique qui le distingue.»
Stress imaginaire, dommages biologiques
Le corps réagit à ces épisodes comme à une agression réelle. Le cœur s’accélère, la respiration se dérègle, le système hormonal libère des substances liées à l’état d’alerte. Ces mécanismes, utiles à court terme, deviennent délétères s’ils surviennent régulièrement pendant le sommeil profond, qui est normalement consacré à la réparation des cellules et à la consolidation des fonctions vitales.
Les chercheurs ont analysé deux marqueurs clés du vieillissement cellulaire. D’abord la longueur des télomères, ces structures situées aux extrémités des chromosomes, qui se raccourcissent naturellement avec l’âge et plus rapidement en cas de stress biologique. Ensuite les horloges épigénétiques, qui mesurent l’usure des cellules en fonction de certaines modifications chimiques de l’ADN.
Chez les adultes sujets aux cauchemars fréquents, ces deux indicateurs sont dégradés. Le raccourcissement des télomères et l’accélération de l’âge biologique représentent ensemble environ 40% du sur-risque de mortalité observé dans l’étude. Les 60% restants seraient liés à des perturbations du sommeil, une activation chronique du stress ou d’autres mécanismes encore non identifiés.
Ce lien biologique s’ancre dans la phase paradoxale du cycle du sommeil. C’est à ce moment-là que surviennent la majorité des rêves intenses. Or, cette phase est aussi celle durant laquelle l’activité électrique du cerveau ressemble le plus à celle de l’éveil. Le corps est paralysé, mais l’activité cérébrale est élevée. Chez certaines personnes, les rêves paraissent si réels qu’ils provoquent une réaction physique. Quand cette alerte se répète, elle perturbe le fonctionnement global du système nerveux autonome.
Les effets se retrouvent également dans d’autres recherches. Une analyse menée en 1958 a montré qu’à 50 ans, les enfants ayant rapporté des cauchemars persistants à l’âge de 7 ou 11 ans présentaient un risque de déficience cognitive ou de maladie de Parkinson supérieur de 85% à la normale. A l’Université de Birmingham, une équipe a démontré que chez les personnes âgées de 35 à 64 ans, faire un cauchemar chaque semaine multipliait par quatre le risque de déclin cognitif, en particulier chez les hommes.
Le docteur Lampros Perogamvros observe que ces données dessinent un schéma clair: «Les cauchemars récurrents sont souvent le seul signal perceptible d’un dérèglement plus global du cerveau. Ils ne sont pas nécessairement le reflet d’un traumatisme passé, mais peuvent indiquer une instabilité du système nerveux autonome, en particulier chez des personnes qui se disent pourtant en bonne santé.»
«On pourrait penser que les cauchemars fréquents sont juste un symptôme d’un mauvais état de santé général, poursuit le médecin du sommeil. Mais la documentation nous dit que même en excluant les personnes qui fument, qui sont en surpoids, qui souffrent de troubles psychiques ou qui ont une mauvaise hygiène de vie, le risque de mourir avant 70 ans reste multiplié par trois. Autrement dit, le cauchemar constitue un facteur de risque autonome. Il n’est pas seulement une conséquence du mal-être. Il participe activement à détériorer la santé.»
Un angle mort dans le bilan médical
Dans la pratique clinique, ces épisodes restent peu explorés. Les médecins s’intéressent au sommeil à travers ses manifestations les plus visibles: durée, insomnie, ronflements, somnolence… Très rarement à son contenu. Le rêve est relégué à la psychologie, voire ignoré.
«Le problème, c’est que ces cauchemars ne sont pas anodins. Le corps y réagit comme à une vraie menace. Et si cette réaction se répète, elle peut dérégler durablement les systèmes de régulation interne», affirme le spécialiste genevois.
Des approches non médicamenteuses existent. La plus validée scientifiquement s’appelle Imagery Rehearsal Therapy. Cette technique, utilisée dans les troubles post-traumatiques, consiste à reformuler le scénario du cauchemar pendant la journée, à l’imaginer autrement, pour en désactiver la charge émotionnelle. «Cette réécriture volontaire, répétée plusieurs fois par semaine, permet de réduire la fréquence des épisodes. Mais cette solution ne remplace pas les mesures de base comme éviter les écrans avant de dormir, maintenir une heure de coucher stable, diminuer les excitants, créer un environnement nocturne calme et sécurisé, dénombre Lampros Perogamvros. Il est important de respecter ces éléments classiques de l’hygiène du sommeil.»
Le médecin du sommeil propose de revoir la manière dont les cauchemars sont perçus: «S’il est fréquent, il ne doit pas être considéré comme bizarrerie individuelle propre à la personne. C’est un marqueur important. Il indique que quelque chose s’use. Le reconnaître comme tel pourrait ouvrir la voie à une prévention plus fine, fondée non sur la pathologie, mais sur les signes même faibles qui indiquent un déséquilibre quelque part.»
Les prochaines étapes de la recherche
Le lien entre cauchemar et mortalité reste difficile à interpréter. Le professeur Abidemi Otaiku, auteur principal de l’étude britannique, souligne que son travail doit faire office d’alerte, de signal statistique, et non pas d’un mécanisme causal direct établi, car il reste des inconnues: «Des études complémentaires sont nécessaires pour comprendre quels types de cauchemars, à quelle fréquence, et dans quel contexte personnel ou environnemental, ont les effets les plus significatifs sur la santé du patient.»
Des équipes de recherche, au Royaume-Uni comme en France ou en Belgique, s’intéressent désormais aux structures cérébrales impliquées dans la production des rêves négatifs. Pour Lampros Perogamvros, cette étude de son confrère britannique est une avancée plus que bienvenue. «La compréhension totale de la science du sommeil est encore un vaste défi, même si elle se documente petit à petit. On a par exemple remarqué que l’amygdale, centre de la peur dans le cerveau, montre une activité anormalement élevée chez certaines personnes souffrant de cauchemars chroniques. Cette piste pourrait permettre de mieux cibler les interventions, voire d’anticiper certains troubles anxieux avant qu’ils ne deviennent cliniques.»