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Être jaloux, c’est permis !

La jalousie a mauvaise presse. On la juge au mieux pathétique, au pire minable, ceux et celles qui s’y adonnent passant pour des complexés suspicieux et dépourvus d’estime de soi. Mais l’historienne et philosophe Giulia Sissa, chercheuse au CNRS et professeur à l’Université de Californie à Los Angeles, a entrepris de la réhabiliter. * Pour elle, la jalousie n’est pas une émotion honteuse, mais une passion salutaire.

Il en faut du courage pour défier « l’interdit de jalousie » qui pèse sur les couples modernes ! « La faute en est d’abord aux innombrables lieux communs qui pourrissent notre compréhension de la jalousie, affirme Giulia Sissa. On dit qu’elle relève de l’envie, de la possessivité, du narcissisme, qu’elle s’explique par un sentiment d’insécurité ou un caractère méfiant et mesquin, et surtout qu’elle est une maladie de l’imagination. Or, il n’en est rien. Si certains peuvent évidemment souffrir de paranoïa, la plupart des jaloux sont des réalistes, qui éprouvent ‘l’étreinte de la douleur’, comme disait Marcel Proust, dans une situation actuelle et vécue. Un événement se produit, un comportement se répète, on souffre à cause de la perte, probable ou avérée, d’un objet d’amour, on devient jaloux, on perd confiance. »

Aveu de faiblesse

L’ennui, c’est que la culture érotique contemporaine, qui favorise la pluralité et l’interchangeabilité, nous encourage à mépriser la jalousie. « Adultère, libertinage, polyamours et clubs échangistes… nous sommes censés être invulnérables, ou en tout cas faire semblant de l’être, commente Giulia Sissa. Ce tournant a été pris dès l’Antiquité, avec la philosophie des Stoïciens, qui ordonnait d’enfouir toutes les passions, surtout la douleur. On souffre ? C’est stupide ! Ensuite, dans la culture de la vanité du Grand Siècle, la jalousie est devenue honteuse, parce qu’elle était un aveu de faiblesse. On a subi une humiliation ? C’est ridicule ! Les Lumières et le marxisme ont fait le reste, en associant la jalousie amoureuse à la propriété privée. On traite une personne comme une chose ? C’est inadmissible ! Enfin, la psychanalyse de comptoir s’en est mêlée, et la jalousie est devenue une pathologie. »

À rien, vraiment ?

Nombre de détracteurs de la jalousie se moquent d’ailleurs ouvertement de cette émotion, d’autant plus « obscène » à leurs yeux qu’elle « ne sert à rien ». « Évidemment qu’elle ne sert à rien, s’indigne Giulia Sissa. Elle est aussi inutile que l’amour ! » Ce qui ne nous empêche pas de reconnaître la valeur de l’amour quand il fait irruption entre nous et l’autre. Et d’entrouvrir ainsi la porte à la jalousie. « L’amour est le contraire de l’indifférence, rappelle Giulia Sissa. C’est une préférence, que nous savons arbitraire, voire absurde, mais qui nous amène à nous soucier intensément de l’autre et à vouloir captiver son désir. Or, ce désir est incertain, mobile, libre. Dès que nous percevons cette incertitude, cette mobilité et cette liberté, parce qu’un mail, un sms, une conversation téléphonique brusquement interrompue ou un simple échange de regards a instillé en nous le doute, l’intrusion de la réalité nous arrache à l’illusion que nous pouvons être tout pour l’autre comme l’autre est tout pour nous, et la jalousie surgit, aussi passionnée que l’amour qui l’a engendrée. J’ai rencontré bien des gens qui le niaient à coeur et à cris, mais je suis convaincue que personne n’est à l’abri. Être jaloux, c’est être humain. »

Droit au déplaisir

La jalousie est une souffrance, car nous voulons être aimés dans la singularité, la réciprocité et l’intimité. Mais c’est une souffrance salutaire, car elle suppose une lucidité qui nous préserve du narcissisme et de l’arrogance si caractéristiques de notre époque et nous rappelle cette contingence fondamentale : la liberté de l’autre. « Même Freud a admis que, contrairement à la jalousie sans fondement, qui correspond plutôt à des projections imaginaires à partir de désirs refoulés, la jalousie fondée est normale, remarque Giulia Sissa. De même qu’il y a un droit au plaisir, il y a un droit au déplaisir. Quand la jalousie vous tombe dessus, il est sain de la reconnaître honnêtement. » Plus facile à dire qu’à faire ? « Pour les femmes, certainement, tranche Giulia Sissa. C’est une question de pouvoir. Dans de nombreuses sociétés, les hommes se sont donné l’autorisation de séduire et de jouir impunément, tout en se protégeant de la rivalité, toujours inconfortable, avec d’autres. Ils ont donc imposé aux femmes la chasteté avant le mariage et la fidélité complète ensuite, tout en s’attendant à ce qu’elles tolèrent leurs propres infidélités. C’est le cas dans la monogamie et aussi, de manière plus extrême, dans la polygamie. Un homme polygame multiplie les femmes dont il a le droit d’être jaloux. Mais les femmes ne peuvent pas se permettre d’en faire autant. Elles doivent ne pas souffrir ou taire leur souffrance. Elles sont interdites de réciprocité. »

Une passion noble

La jalousie masculine est-elle pour autant différente de la jalousie féminine ? « La psychologie qui s’inspire de la théorie de l’évolution l’affirme : les hommes seraient jaloux sexuellement, et les femmes romantiquement, résume Giulia Sissa. Mais c’est une théorie controversée, d’autant que les hommes sont souvent éduqués à fuir les sentiments et l’attachement, d’où leur fixation sur le sexe physique. Comme professeur de philosophie, de psychanalyse et de littérature, je pense plutôt que nous souffrons dès que le désir érotique – amoureux et charnel – est en jeu. Nous désirons le désir de l’autre, fût-ce dans des relations éphémères. Du coup, la jalousie est normale… pour tout le monde ! » Mais, plus que les hommes, les femmes d’aujourd’hui craignent de l’avouer, à cause du poids de ces lieux communs que j’ai déjà évoqués, et surtout de ce mot-massue, toujours prêt à l’emploi dès qu’une femme se lâche : ‘hystérique’ ! »

Retour d’amour

Pour Giulia Sissa, elles ont tort. Quiconque est jaloux/jalouse se doit de le dire. « La véritable dignité érotique, c’est cela. Il ne s’agit pas de faire des esclandres ou de passer à l’acte meurtrier. Il faut oser l’acte de parole. Une petite phrase, chuchotée ou écrite : ‘Je suis jaloux/jalouse’. Parce que, je ne sais pas très bien pourquoi, tu signifies pour moi quelque chose d’unique. C’est une façon de rappeler que l’amour n’est pas rien. Le mélange de singularité, de réciprocité et d’intimité se délite. On m’a menti. On me congédie. Et on s’attend à ce que je m’efface ? Et bien, je dis non ! Je suis là. Je ne suis pas jetable. Je n’ai pas honte. Tout au contraire : j’avoue fièrement ma douleur. Car faire semblant de rien, alors que tout le monde voit ce qui se passe, voilà qui est ridicule ! Tout en respectant l’amour, je me respecte moi-même. Et l’amour peut se renouer, parfois, à partir de cet acte de parole. »

* Giulia Sissa, La jalousie, une passion inavouable, Odile Jacob, 2015

Par Marie-Françoise Dispa

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