Et si le vrai danger sanitaire, ce n’était ni le tabac ni l’obésité, mais la solitude? © Getty Images

Et si le vrai danger sanitaire, ce n’était ni le tabac ni l’obésité, mais la solitude? (interview)

Etudiant enfermé dans sa chambre, jeune active débordée, parent épuisé ou retraité veuf. La solitude s’infiltre dans toutes les strates de la société. Elle frappe sans prévenir, affecte l’humeur, la santé, les relations, et provoque fatigue, désengagement ou mal-être. Son poids ne repose pas uniquement sur les épaules de ceux qui la subissent. Elle engendre aussi une pression sur le système de santé, les services sociaux et l’ensemble du tissu collectif. Isabelle Poncelet, docteure en sciences psychologiques à l’UCLouvain, décrypte ce phénomène, invisible et pourtant omniprésent.

Isabelle Poncelet a consacré sa thèse de doctorat et ses travaux à la question de la santé globale, avec une approche centrée sur le lien humain, la qualité de la présence à soi et aux autres, et les impacts sociaux du mal-être invisible. Au fil de ses recherches et de sa pratique de terrain, elle développe une vision intégrative de la santé où les dimensions relationnelles sont essentielles. Pour elle, la solitude est aujourd’hui un angle mort des politiques publiques, alors qu’elle constitue un facteur de risque sanitaire, psychologique et économique de premier ordre.

Lorsqu’on évoque la solitude dans le débat public, l’image qui vient souvent à l’esprit est celle d’une personne âgée isolée. Selon vous, cette représentation est réductrice. Pour quelle raison?

Isabelle Poncelet: Parce qu’elle ne reflète pas la réalité. La solitude n’a ni âge, ni genre, ni statut social, ni condition particulière. Elle concerne potentiellement chacun d’entre nous. Dans ma pratique, je rencontre des jeunes adultes, des parents, des personnes actives qui ont un emploi stable, mais qui se sentent malgré tout profondément seules. Selon les enquêtes les plus récentes, plus de quatre étudiants sur dix disent avoir ressenti une solitude persistante au cours des derniers mois. Près de 30% des travailleurs disent ne pas avoir de confident au quotidien. Ce sentiment ne dépend pas du nombre de personnes autour de soi. Il repose sur un manque de lien significatif, sur une impression de ne plus compter pour personne. C’est ce sentiment intérieur, souvent invisible, qui crée la douleur. Cette forme de solitude silencieuse traverse toutes les générations et tous les milieux.

Ce vide affectif est souvent intériorisé. La solitude reste-t-elle taboue?

Dans notre culture, on attend des individus qu’ils soient autonomes, efficaces, performants. Admettre qu’on souffre d’un manque de relations ou d’un besoin de soutien est perçu comme un aveu de faiblesse. Beaucoup de personnes dissimulent leur solitude par peur du jugement ou par honte. Cette souffrance silencieuse finit par se traduire dans le corps et dans l’esprit. Troubles du sommeil, perte d’appétit, fatigue, baisse de l’estime de soi. On soigne souvent les symptômes sans s’interroger sur ce qu’ils expriment. Et trop souvent, ils racontent une absence de lien humain véritable. En Belgique, 12,6% des personnes interrogées présentent un score élevé de solitude. Ce chiffre grimpe à 23% chez les 18-24 ans.

Vos analyses reposent à la fois sur votre pratique clinique et sur vos travaux de recherche. Comment se distingue votre approche dans l’étude de la solitude ?

Je travaille sur la place du lien humain dans les parcours de santé, en mobilisant des approches transdisciplinaires. Ce qui rend mes recherches singulières, c’est qu’elles ne se contentent pas d’identifier les effets pathologiques de la solitude. Elles interrogent surtout les conditions relationnelles nécessaires pour aller mieux. Je m’intéresse à ce que j’appelle «la qualité de présenc.» Ou comment la manière dont on se rend disponible à l’autre, ou pas, influence les trajectoires de soin, le sentiment de dignité, et même les indicateurs biologiques de santé. Je pars du vécu des personnes pour comprendre ce qui, dans le lien social, peut devenir réparateur. Cette lecture croise psychologie, éthique, et santé publique, et elle met en évidence un impensé fondamental: la relation comme facteur thérapeutique à part entière. Trop souvent, la solitude est perçue comme une fatalité ou un dommage collatéral. Moi, je cherche à comprendre comment on peut en faire un levier d’action politique et clinique.

Peut-on vraiment considérer la solitude comme un risque pour la santé?

Sans hésitation. Elle agit à la fois sur la santé mentale et physique, de manière profonde. Ce n’est pas un vague coup de mou ou une période de fatigue. Lorsqu’elle s’installe durablement, la solitude peut mener à des troubles anxieux, à une dépression majeure, à des insomnies chroniques. Mais elle ne s’arrête pas là. On sait aujourd’hui qu’elle augmente le risque de maladies cardiovasculaires, affaiblit l’immunité, et joue un rôle dans le développement de certaines maladies inflammatoires. Des études montrent aussi un lien avec le diabète de type 2 et la dégradation de fonctions cognitives, notamment chez les personnes déjà fragiles. Une personne seule a plus de deux fois plus de risques de développer une dépression sévère, et c’est souvent le début d’un enchaînement. Elle finit par négliger sa santé, retarde ses soins, perd ses repères, n’a plus la force de demander de l’aide. La solitude devient alors un facteur aggravant, voire déclencheur, de pathologies multiples. Dans ma thèse, je révèle que 42% des personnes se sentant très seules déclarent avoir une santé perçue mauvaise ou très mauvaise, contre 17% dans le reste de la population.

En quoi la solitude représente-t-elle un enjeu collectif?

Parce qu’elle finit toujours par avoir des répercussions sur l’ensemble du système. Une personne seule est plus vulnérable, tombe plus souvent malade, néglige les soins, finit parfois aux urgences ou développe des pathologies chroniques. Tout cela mobilise des ressources sociales, médicales, financières. Et ce sont souvent des conséquences qu’on aurait pu éviter. Le problème, c’est qu’on ne repère pas cette charge. Elle est disséminée dans différents services, camouflée derrière des diagnostics médicaux ou des aides ponctuelles. Tant qu’on ne posera pas la solitude comme une cause, on continuera de la traiter uniquement sous ses effets visibles.

«En Belgique, on estime qu’un citoyen consommera plus de 15.000 doses de médicaments au cours de sa vie.»

La Belgique a-t-elle une politique publique structurée pour répondre à cette problématique?

Il n’y a pas de plan fédéral ni de stratégie régionale dédiée. La question de la solitude n’est même pas formellement reconnue comme un problème de santé publique. Certaines associations locales tentent d’y répondre par des actions concrètes, mais elles manquent cruellement de moyens et de soutien institutionnel. A l’étranger, certains pays ont pris les devants. Le Royaume-Uni, par exemple, a nommé une ministre chargée de la solitude. Cela montre que l’Etat peut se saisir de cette question, à condition de reconnaître qu’il s’agit d’un phénomène collectif et systémique, pas d’une simple affaire privée.

Vous évoquez des solutions accessibles. Existe-t-il une manière plus globale de traiter la solitude?

La solitude ne se soigne pas comme un rhume. Elle demande une réponse structurelle, durable. On doit créer des environnements où le lien est possible. Ce n’est pas en multipliant les appels téléphoniques qu’on va régler un isolement ancré depuis des années. Il faut agir sur les logements, les espaces publics, les transports, la manière dont on organise les services. La solitude naît souvent d’une série de petites coupures. Un banc qui manque, une bibliothèque qui ferme, un formulaire en ligne qui remplace un accueil physique. A chaque fois, on retire un espace de rencontre. Pour inverser cette tendance, il faut changer notre façon de penser la société.

Dans le domaine médical, la réponse est-elle à la hauteur?

Pas vraiment. La médecine reste trop centrée sur le corps et le symptôme. On prescrit des traitements sans toujours s’interroger sur le contexte humain du patient. En Belgique, on estime qu’un citoyen consommera plus de 15.000 doses de médicaments au cours de sa vie. Ce chiffre illustre l’ampleur du recours aux solutions chimiques, parfois pour des souffrances qui relèvent de l’isolement, de la détresse émotionnelle ou du manque de soutien. Plutôt que de soulager à tout prix, on pourrait prévenir. Une personne qui se sent soutenue, reconnue, intégrée, aura moins besoin de médicaments pour tenir debout.

Si les pouvoirs publics devaient faire un premier pas, que recommanderiez-vous?

Commencer par former les professionnels de première ligne. Ce sont eux qui peuvent identifier les signaux faibles, ouvrir un espace de parole, créer du lien. Ensuite, soutenir les initiatives locales, non pas comme des projets pilotes, mais comme des leviers fondamentaux de santé. Enfin, reconnaître officiellement la solitude comme un déterminant de santé, au même titre que l’alimentation ou l’activité physique. Cela permettrait de décloisonner les réponses, de créer des ponts entre les services et de restaurer un tissu social mis à mal.

En agissant sur la solitude, peut-on améliorer d’autres aspects de la vie en société?

Une personne qui se sent reliée est plus forte, plus résiliente, plus présente dans la cité. Elle travaille et se soigne mieux, s’engage davantage. Le lien humain est une force motrice. Restaurer cette dimension relationnelle, c’est agir sur la santé, l’économie, la démocratie. A l’inverse, une société qui laisse les individus s’étioler dans l’indifférence prépare des crises silencieuses, longues et coûteuses. Traiter la solitude, c’est investir dans l’équilibre collectif.

Une bouteille à la mer à destination des politiques?

Qu’ils prennent la mesure de ce que représente la solitude. Ce n’est pas un aléa, ce n’est pas un destin individuel. C’est un phénomène social, profond, massif. Il mérite une réponse politique digne de ce nom. On ne peut pas continuer à l’ignorer sans en payer le prix, humainement et collectivement.

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