Boulot, loisirs, vie sociale: les modes de vie évoluent, la manière de se nourrir aussi. La sacro-sainte règle des trois repas a-t-elle fait son temps?
Le cadran du smartphone affiche l’urgence: 7h30, à peine le temps pour un café avant de filer, le ventre vide. Une gaufre ou un paquet de biscuits au distributeur de la boîte fera l’affaire lorsque les premiers gargouillements se feront entendre en réunion, sur le coup des dix heures.
Manger où et quand? En quelques décennies, les habitudes alimentaires ont fortement évolué, influencées par de nouveaux modes de vie, l’évolution du temps et du lieu de travail et la mondialisation.
Des rythmes différents, dès les premières heures du jour. 68% des Belges de plus de 2 ans prennent un déjeuner chaque matin, 6% cinq à six jours par semaine et 12%, deux à quatre jours par semaine. Une minorité ne déjeune qu’une fois par semaine (4%), trois jours par mois ou moins (4%), ou jamais (5%), selon Sciensano. Plus globalement, la proportion de Belges de 15 à 65 ans qui mange le matin au moins cinq jours par semaine est passée de 77% en 2004 à 66 % en 2022-2023.
Une étude de marché, menée par iVox et Food in Mind, précise que la fréquence des déjeuners pris en dehors de la maison a triplé, passant de 0,5 à 1,4 fois par semaine. Dans plus de la moitié des cas, les Belges qui prennent leur déjeuner dehors ont déjà mangé quelque chose chez eux.
L’effet Kellogg’s
Le déjeuner, le repas le plus important de la journée? L’idée selon laquelle sauter le repas du matin est mauvais pour la santé remonte au début du XXe siècle. Elle germe en 1917 après que le magazine de santé américain Good Health en a vanté les vertus dans ses pages. Une publication dont le patron n’était autre que le Dr. John Harvey Kellogg, dont la petite société devenue l’une des plus grandes multinationales affiche un chiffre d’affaires de 63 milliards de dollars. C’est dire si le message est bien passé.
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Cette croyance selon laquelle le repas du matin serait incontournable demeure très présente dans les cultures occidentales. Mais les preuves scientifiques suivent-elles? C’est principalement le lien entre la prise du déjeuner et l’obésité qui fait l’objet d’analyses. Un repas matinal composé d’un fruit, de céréales complètes, d’un produit laitier ou d’une autre source de protéine animale (yaourt, fromage blanc, fromage à pâte dure, jambon, bacon, œuf…) aurait un effet protecteur contre la prise de poids.
Toutefois, selon Viridiana Grillo, diététicienne-nutritionniste et responsable du département diététique à la haute école Léonard de Vinci, cette règle ne serait pas absolue. «Chez certaines personnes, le système digestif n’est pas encore réveillé lorsqu’elles se lèvent. Certaines se forcent alors à déjeuner alors qu’elles n’ont pas forcément faim. Or, sauter le déjeuner n’est pas un problème si la personne pratique une activité physique non intense par la suite. Pour connaître ses besoins réels, il faut pouvoir identifier le moment où la sensation de faim se déclare. Chez les enfants, un bon déjeuner est important. S’ils en ont pris un, le dix-heures n’est alors pas nécessaire, contrairement au goûter.»
«Le principe de régularité des prises alimentaires s’est surtout imposé lors de la révolution industrielle.»
La norme des trois repas ou l’appétit
La place du déjeuner dans le rythme alimentaire n’est d’ailleurs pas la même dans toutes les régions du monde, précise Viridiana Grillo. Elle varie en fonction des cultures ou des modes de vie. En Italie, par exemple, le repas du matin est généralement léger. Il peut se résumer à un biscuit et un café. Dans les pays du Maghreb, il est plus copieux, tandis que le repas du soir est considéré comme moins important, voire inexistant. «Dans une société multiculturelle, tabler sur la règle des trois repas n’a plus vraiment de sens.»
Déjeuner, dîner, souper. Le triptyque alimentaire est pourtant une habitude très ancrée dans le quotidien. Il n’en a pas toujours été ainsi. Le principe de régularité des prises alimentaires s’est surtout imposé lors de la révolution industrielle, comme le décrit l’historien Jean-Louis Flandrin dans Le temps de manger (Ed. de La Maison des sciences de l’homme, 1993).
«L’idéal de régularité remonte vraisemblablement à l’Antiquité, dans sa dimension morale autant que dans sa dimension diététique. Au début des temps modernes, cependant, certains diététiciens ont souligné la commodité sociale d’horaires réguliers plutôt que leur valeur diététique, particulièrement dans des sociétés complexes comme l’était la société occidentale». D’autres, en revanche, ont commencé à contester le bien-fondé des repas à heures fixes, estimant que la seule véritable horloge est celle de l’appétit. La sensation de faim pouvant varier en fonction de la digestion, des saisons, du tempérament de l’individu, de ses activités et de ce qu’il a mangé au repas précédent. D’autant qu’à l’époque, divers commerces permettaient déjà à la population d’accéder à une nourriture prête à être consommée. Certains écrits antérieurs au XIXe siècle font par ailleurs mention tantôt de deux repas quotidiens, tantôt de quatre, voire un seul vrai repas, mais rarement de trois, poursuit l’historien.
Comment sommes-nous passés à cette trinité presque sanctifiée en Occident? La révolution industrielle, qui a débuté vers 1760, a sans doute également joué un rôle dans la formalisation du concept de trois repas spécifiques dans le monde occidental, avancent deux chercheurs en arts culinaires et gastronomie de l’université de technologie d’Auckland, Rob Richardson et Dianne Ma (The Conversation, 9/04/2025). «Le rythme du petit déjeuner, du déjeuner et du dîner correspondait à la routine des journées de travail plus longues et standardisées. Les travailleurs prenaient leur petit déjeuner et leur dîner à la maison, avant et après le travail, tandis que le déjeuner était pris avec leurs collègues à heure fixe. Avec des pauses minimales et aucun temps pour grignoter, trois repas copieux sont devenus nécessaires.»
Depuis, les modes de vie ont fondamentalement évolué et de nombreux facteurs, tels que les trajets entre le domicile et le travail, l’apparition des loisirs et les obligations sociales, ont influencé l’heure et la fréquence des repas. «La pandémie de Covid-19 a également eu un impact sur notre alimentation, nous poussant à consommer de plus grandes quantités d’aliments plus caloriques. La croissance rapide des services de livraison signifie également qu’un repas est disponible en quelques minutes pour la plupart des personnes, complètent les chercheurs. Tout cela a eu pour conséquence de rendre les repas plus souples, les repas conviviaux comme le brunch, le goûter et le thé de l’après-midi favorisant les échanges autour de la table. Et les repas continueront d’évoluer à mesure que nos emplois du temps se complexifieront.»
La disponibilité des en-cas (généralement des produits ultratransformés) tant sur le lieu de travail et les transports en commun via les distributeurs automatiques, que dans les commerces pourtant non alimentaires, tels que les librairies, incite à calmer la moindre fringale sans forcément attendre l’heure du repas. Dans les centres urbains, il est aujourd’hui possible de se restaurer à toute heure de la journée (voire de la nuit) dans un fast-food, qu’il propose des hamburgers, des kebabs, des sushis, des tacos ou, nouvelle tendance, des pokebowls. Quant au télétravail, qui s’est fortement développé avec la crise du Covid-19, il offre autant de tentations d’ouvrir le frigo dès qu’une pause s’impose.
«Il est important de s’alimenter en fonction de notre rythme de vie et de s’écouter. Se forcer ou se restreindre à manger pour une question de santé n’a pas de sens.»
Faim ou envie de manger?
Le grignotage est d’ailleurs une pratique bien ancrée dans les habitudes alimentaires des Belges, comme le montre une étude Ipsos réalisée en 2024 à la demande du spécialiste de l’alimentation laitière Bel Belgium: plus d’un sur deux indique qu’il mange entre les repas au moins une fois par jour et un sur quatre grignote plusieurs fois par jour. Un autre quart mange entre les repas une seule fois par jour. C’est surtout dans l’après-midi que le Belge craque pour un en-cas (48%), suivi par la soirée (27%) et la matinée (19%).
Ce fractionnement des repas est-il forcément problématique? Mis à part pour certains profils, tels que les diabétiques, la règle du déjeuner, dîner, souper ne constitue pas une obligation mais une recommandation, rappelle Viridiana Grillo, qui observe néanmoins que certaines personnes, chez qui les repas sont très déstructurés, ne font plus tout à fait la distinction entre la faim et l’envie de manger. «Il est important de s’alimenter en fonction de notre rythme de vie et de s’écouter. Se forcer ou se restreindre à manger pour une question de santé n’a pas de sens.» Le grignotage, par contre, peut produire des effets négatifs, notamment sur le système digestif. «Si par fractionnement on entend manger la moitié de son sandwich à midi et l’autre moitié l’après-midi, cela ne pose pas de problème. En revanche, consommer des bonbons ou des biscuits n’est pas l’idéal, surtout le soir, car l’estomac, le foie et le pancréas seront à nouveau sollicités et le sommeil s’en trouve perturbé.»
Le matin alors? Dans la jungle des conseils diététiques distillés sur les sites dédiés à une alimentation équilibrée et sur les réseaux sociaux figure notamment celui de bannir le sucre de l’assiette au petit déjeuner. Manger salé pour commencer la journée permettrait de limiter l’effet «coup de barre» de onze heures, lié à un pic de glycémie. Une recommandation qui, tout comme la règle des trois repas, ne doit pas être suivie à la lettre. «Tout dépend de la résistance de chacun à l’insuline», évalue la diététicienne-nutritionniste qui prône un retour à une alimentation plus instinctive. En effet, le pancréas joue un rôle crucial dans la régulation de la glycémie et la digestion. Il sécrète des hormones qui aident à contrôler le taux de sucre dans le sang, et des enzymes digestives qui décomposent les aliments dans l’intestin grêle. Or, c’est le matin que le pancréas produit la plus grande quantité d’insuline. Chez certaines personnes, manger sucré le matin ne provoquera aucune baisse de régime tandis que d’autres piqueront du nez en fin de matinée. Adieu viennoiseries, tartine au choco et café sucré, hello english breakfast?
Le jeûne intermittent, une efficacité contestée
Popularisé par les réseaux sociaux et certains coachs en nutrition, le jeûne intermittent est perçu comme l’une des méthodes les plus efficaces pour perdre du poids ou pour préserver sa santé. Toutefois, les études scientifiques menées sur les bienfaits réels de cette pratique ne livrent pas de résultats unanimes, d’autant qu’il existe plusieurs types de régimes privatifs.
On distingue le jeûne 16/8, qui consiste à se priver de nourriture pendant une période de 14 à 16 heures et à prendre ses repas sur les 8 à 10 heures restantes, le 5:2, qui consiste à manger normalement pendant cinq jours puis à diminuer drastiquement le nombre de calories les deux jours qui suivent, et celui qui impose de ne manger qu’un jour sur deux.
Quelle que soit la formule choisie, évalue l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), «la plupart des publications ne montrent pas de supériorité du régime intermittent par rapport à d’autres régimes en matière de perte de poids».
Cette supériorité n’est pas davantage prouvée en ce qui concerne les paramètres métaboliques cruciaux, tels que le système cardiovasculaire.
En outre, nombre de participants à ces études ont abandonné leur jeûne intermittent en cours d’expérience, ce qui souligne la difficulté de se plier à ces contraintes alimentaires sur le long terme. A cela s’ajoute le risque de surcompenser, en mangeant davantage durant les périodes autorisées.