Sinzo Aanza. © ISAAK SAHANI

Ces personnalités racontent leur confinement: Sinzo Aanza, la violence ultime du fantôme

Le Vif

Au Congo, le virus et sa pandémie ont définitivement mis en lumière l’absence d’Etat, dénonce Sinzo Aanza. Depuis son confinement à Kinshasa, le jeune écrivain et artiste visuel démontre l’absurdité de la situation dans laquelle se trouve cet Etat. Vis-à-vis du citoyen et de l’espace dont il est censé organiser, protéger et projeter la vie collective.

La pandémie du coronavirus aura permis sans doute d’hypostasier unanimement le majestueux fantôme qu’est l’Etat au Congo. Un fantôme à la fois monstre prédateur qui astreint dans un espace de terreur, d’abrutissement et d’aveulissement, mais également monstre immatériel voire même absent, dont l’action maléfique est par conséquent portée par les gens les uns contre les autres en une succession de crises ou d’événements isolés. Le pays a assez vite réagi, en fermant ses frontières, en limitant les prestations dans le commerce, en créant un comité nationale de riposte contre la maladie et, plus tard, un fond national de solidarité, en confinant le centre d’affaires de la capitale Kinshasa, la commune de la Gombe, en instaurant le port obligatoire du masque pour tous les citoyens en circulation, mais la vérité c’est que le gouvernement s’est trouvé assez vite dépassé par l’événement, pas uniquement dans les carences, depuis toujours, connues et, depuis toujours, décriées en matières de politiques de santé publique ou de sécurité sociale, mais surtout dans l’inadéquation et, dans une large mesure, l’absurdité de ses décisions et de ce qu’elles impliquaient concrètement dans la vie des citoyens.

Les résultats de mon dépistage ne me seront jamais communiqués.

Quinze jours après un bref séjour à Bruxelles (la Belgique ferma ses frontières quasiment après mon départ), je tombais malade. Des symptômes de paludisme. Par prudence, et pour m’assurer que ma famille reste en sécurité, j’allai me renseigner sur le dépistage du Covid-19 au centre hospitalier le plus important des environs de mon domicile, l’hôpital général de référence de Kintambo. Ce fut une grosse erreur. Non seulement, je me retrouvai bloqué là-bas, mais pire par des gens qui, tout en assurant qu’ils allaient devoir procéder à ce dépistage, mon cas leur paraissant particulièrement suspect, n’étaient pas pressés, des gens pour qui cela ne semblait pas une urgence d’en finir avec un soupçon très grand à leurs propres yeux. Je fis d’ailleurs la remarque le lendemain matin à une dame qui prenait mon identité ainsi que mes coordonnées pour la énième fois que j’avais le sentiment qu’au bout du compte cette pandémie n’avait pas l’air si dangereuse aux yeux des autorités sanitaires elles-mêmes. Pourtant, je n’avais encore rien vu. Après les prélèvements pour le dépistage, je fus conduit dans un petit centre de santé du nom de Vijana où je fus interné dans une chambre qui faisait à peine deux mètres sur trois et demie dans lesquels je n’étais pas seul. Un autre homme y attendait déjà lui aussi les résultats de son dépistage. Plus tard, j’apprendrai qu’on lui confirmera qu’il était porteur du virus. Il n’y avait pas d’eau dans les toilettes où le passage de tous était gardé et restitué à l’usager suivant et, le pire, il n’y avait pas de prise en charge médicale. Mon palu, car une goutte épaisse m’avait confirmé que j’en avais un, me faisait de plus en plus mal et je dus m’évader pour pouvoir le soigner. Les résultats de mon dépistage ne me seront jamais communiqués. Malgré l’évasion, mes cordonnées avaient été recueillies à maintes reprises.

Tout cela est un fonctionnement ordinaire dans beaucoup de centres de santé au Congo, cependant, il s’agissait d’une prise en charge dans un cadre précis, défini en état d’urgence par les plus hautes autorités du pays pour riposter contre une pandémie qui mettait le monde entier à genoux. Il y avait eu dans les annonces officielles de riposte nationale, d’établissement de l’état d’urgence, de fermeture de frontières, etc., une telle dramaturgie que l’on était forcément dans une stupéfaction empreinte de frayeur, d’indignation, de désolation, de révolte et, à la fin, il s’opérait une sorte de dénouement dans ce qu’on avait comme expérience de l’Etat, comme attentes et comme projections en imaginant tout pour le mieux. On avait la certitude que l’Etat dans ce pays ne peut pas protéger maintenant comme il n’a jamais travaillé, avec l’acharnement naturel d’un Etat, sur la protection de la vie de ses citoyens, en se posant la protection de ses citoyens comme ultime vérité, ultime justification et préoccupation perpétuelle. On avait la certitude que l’Etat dans ce pays ne protégera jamais personne non plus chaque fois que viendra la nécessité de se confier à lui.

L’histoire de l’Etat au Congo est celle d’une violente imposition avant tout, d’une violente assignation et de violentes contraintes. La part protectrice là-dedans a toujours été de l’ordre de la propagande. C’est le cas de l’Etat indépendant du Congo de Léopold II avec la question de l’esclavage ou la question sanitaire. Ce sera le cas de l’Etat sous Mobutu avec la forte militarisation du pays après l’expérience de la rébellion muleliste des Simba, les seuls Congolais qui ont été sur le point de conquérir leur pays et qui seront diabolisés par la suite dans l’imaginaire collectif, y compris à travers l’image du martyre de la religieuse catholique Anuarite Nengapeta. Ce sera le cas également avec Joseph Kabila qui insistait un peu trop sur le fait qu’il avait pacifié le pays lors même que les gens continuaient d’y mourir de toutes sortes d’insécurités et de leurs multiples corollaires, plus ou moins autant qu’en période des rébellions. C’est le cas sous Félix Tshisekedi qui, soi disant pour lutter contre le coronavirus aura laissé livrées à elles-mêmes les personnes touchées par une violente épidémie de rougeole, laquelle avait déjà fait plus de 6000 morts, ou encore quand il clame qu’il va chercher des investisseurs afin de trouver des emplois pour son peuple, sans visiblement connaitre ce peuple, sans avoir cherché à savoir comment il vit, ce peuple, sans considération pour ce qu’il fait pour vivre, pour rester en vie malgré et par-delà les violentes et recrudescentes crises politiques, économiques, militaires, sanitaires, etc., qui traversent le pays et y secouent régulièrement son existence. La quête effrénée des investisseurs internationaux est d’ailleurs une curieuse opération d’auto-aliénation, bien que la plupart du temps ces derniers aient été des alliés de l’Etat et de ses animateurs –à titre privé– dans leur exploration prédatrice du territoire et des corps qui l’habitent. Développer c’est partir d’un point précis, réel, ça n’est pas imposer un modèle, imposer des choses toutes faites et qui, en conséquence, sont hors contexte et devront nécessairement intégrer un autre système ou s’y dégrader, n’ayant pas trouvé de véritable place. C’est le cas des grands travaux dans lesquels l’Etat s’appauvrit, s’endette, et comme dans les plus récents scandales en jugement liés au programme des cent jours du président Tshisekedi, produit de l’hémorragie financière à travers commissions et détournements. Des réalisations qui au final ne rentreront que très peu ou pas vraiment dans l’économie d e la vie de leurs usagers.

Dans ce pays, l’expression u0022faire de la politiqueu0022 a été complètement dépouillée de la part essentielle de son sens.

En 2017, lors d’une expérience avec des jeunes de Kinshasa sur la nécessité de repartir de considérations purement fictionnelles pour aborder l’histoire des rapports entre l’Etat au Congo et les Congolais, à travers notamment le langage dans les luttes politiques ou les contestations des pouvoirs, laquelle sera plus tard formalisée dans un projet artistique appelé  »Pertinences Citoyennes », l’un des participants avait reconnu que sans être mal intentionné, sans être un type méchant, il ne se voyait pas exercer le pouvoir, si jamais cela lui arrivait de se trouver dans cette position, sans produire de la violence. L’Etat s’étant imposé et construit dans la violence, le crime, la soumission et l’enrôlement de gré ou de force dans des projets où l’on était entretenus en tant que main d’oeuvre, c’est-à-dire des projets qui n’avaient pas pour finalité de réellement développer les outils de la vie sur le territoire, mais d’enrichir un homme et ses partenaires sous l’Etat indépendant du Congo, une métropole, sous la colonisation belge, ou de raffermir un pouvoir étatique pour lui-même, d’ailleurs incarné par un individu, dans le Zaïre de Mobutu, ce qu’il communique comme références pour ses probables futurs dirigeants, c’est… la violence! Dans une discussion enflammée, un ami évoquait son expérience du vide dans les milieux de pouvoir, arguant que le charisme à outrance de la plupart d’hommes politiques congolais vient de leur conscience du vide ontologique crapuleux dans le rôle qu’ils jouent au sein d’une société affaiblie, à terre, plutôt que de la plénitude de leur pouvoir et de sa jouissance toute aussi outrancière. La violence intervient également pour combler ce vide. La violence sur ceux qui subissent le pouvoir et doivent être soumis par la ruse, la force ou les contraintes économiques de peur de se révolter, de défier, de regarder ailleurs, la violence de la méfiance viscérale entre différents acteurs de la vie publique, la violence de l’incertitude des lendemains pour tous, mais pour les détenteur d’une part de pouvoir en particulier, et ainsi donc la violence de l’instabilité de la vie et de la conscience qu’en ont tous les acteurs, la violence des situations limites qu’induit cette instabilité, notamment dans la négociation de la survie, etc. Ce que nous révélera ce projet artistique, c’est que tout langage placé dans le cadre fictionnel de l’Etat tel qu’il a été initié au Congo, investi telle une scène par différents acteurs selon des rôles précis le long de son histoire, absolument tout langage tant dans la résistance des mouvements dits citoyens, dans les prises de paroles ou manifestations diverses de la société civile comme de l’opposition, dans le discours politique de l’opposition comme dans les mouvements dits des combattants dans la diaspora, a tendance à reproduire la violence de l’Etat pour avoir de la portée, à répondre avec fermeté ou condescendance pour résister aux intimidations et assauts de l’Etat et prendre de l’épaisseur dans l’opinion publique. De sorte que l’on se retrouve dans le piège du point de départ, de la nature en tant que projet de l’Etat dont nous avons hérité et des traditions qui en ont découlé.

Ce que ce virus et sa pandémie ont mis définitivement en lumière, c’est finalement l’absurdité de la situation dans laquelle se trouve l’Etat vis-à-vis des gens et de l’espace dont il est censé organiser, sécuriser et projeter la vie collective. Comme si les vérités de l’Etat se limitaient à lui-même, il est l’Etat et c’est tout, ses animateurs sont président, ministres, généraux, hauts-fonctionnaires, et c’est tout, on leur présente les honneurs dûs aux fonctions qu’ils occupent dans cet appareil à l’utilité problématique, ils nous sécurisent par l’appréhension de leurs réactions au nom de l’appareil et la sourde ou éclatante violence de leurs interventions proches ou lointaines mais bien quotidiennes dans nos vies. Cela a été, je pense, le temps de la violence ultime, une violence dont beaucoup font d’ailleurs une expérience permanente dans ce pays, ayant organisé leurs vies sans plus attendre grand chose de cet Etat absent dont on sait que quand il viendra, quand il finira par se manifester, ce sera plutôt pour prendre, pour prendre sa part illégitime, car uniquement fondée sur des principes présentés comme universels, considérant qu’il est une copie de bien d’autres Etats, et non sur de l’action, non sur de la politique, car dans ce pays, l’expression  »faire de la politique » a été complètement dépouillée de la part essentielle de son sens, cela ne veut plus dire travailler à l’organisation de la vie dans l’espace dont on a la responsabilité, mais signifie pleinement se maintenir dans les jeux et la jouissance du pouvoir. La violence ultime est celle du fantôme comme monstre absent mais férocement astreignant. Face à la frayeur autrement inhabituelle inspirée par cette pandémie, tant par la maladie elle-même que par les conséquences des différentes mesures politiques, prises mondialement, sur la vie sociale et l’économie, le monstre absent était au sommet de sa nature et, peut-être, dans une fragilité totale, définitive, révélant à tous qu’il faut urgemment penser à autre chose, à façonner un autre cadre.

Par Sinzo Aanza.

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