Pietro Pizzuti © DR

Ces personnalités racontent leur confinement – Pietro Pizzuti: « Peut-être qu’il est temps de pratiquer la descente »

Le Vif

Pietro Pizzuti l’appelle « cette chose ». Elle le transperce d’émotions, mais lui sert aussi de combustible réflexif. Et l’a dotée d’une force qui touche au spirituel. Pour le comédien et metteur en scène italien, confiné à Saint-Josse-ten-Noode, la pandémie a des allures de fable. Sublime et monstrueuse.

Cette chose et les artistes.

Nous, la fragilité, on connaît. On y est entraîné. Parce que nous pratiquons un métier improbable. On a toujours les mains dans l’éphémère donc peut-être qu’on sait mieux que d’autres à quel point il faut célébrer et cultiver notre état de petites fourmis dans ce grand jardin. Notre petitesse. En fait, on a une longueur d’avance sur la sensation de fragilité de notre condition humaine, sur notre capacité à l’absolue faillibilité. Nous sommes tous faillibles mais nous ne le reconnaissons pas. Or, assumer ses faiblesses te rend puissant. Humainement puissant. Dans le respect de la fragilité de ta puissance. C’est-à-dire que c’est une puissance que tu mets au service des autres.

En même temps, quand tu sais que tu ne vas pas pouvoir continuer à pratiquer ton métier aux termes de ton contrat (à durée déterminée) tu apprends à gérer ton temps en sachant que tu vas émarger aux « inactifs »… Tu tombes, par la force des choses, dans un statut humain de marginal. Vulnérable. Tu es obligé d’apprendre à en faire quelque chose.

Nous, on a une longueur d’avance sur la sensation de fragilité de notre condition humaine, sur notre capacité à l’absolue faillibilité.

Nous l’apprenons sans cesse, cette vulnérabilité. Tous les soirs, nous la testons, nous la pratiquons. Nous savons qu’il faut toujours tout remettre en question, qu’il faut accepter de s’être trompé, qu’il faut en découdre avec le trac. Les vieux comédiens n’ont pas de soucis de mémoire. Ce sont des monstres de mémoire. Le problème, c’est le trac. Tous les soirs, à 80 ans, après soixante ans de métier, il y a des comédiens dont la fragilité au trac est là, physiologique. Et le trac paralyse, te rend impuissant, fragilise tes neurones, alors que ton texte tu le connais parfaitement, c’est le trac qui t’ôte tes moyens. Alors, imagine des êtres qui fréquentent leurs limites tous les soirs, leurs fragilités, imagine quel entraînement à la vie, à la vie sociale, à la vie humaine ! Nous sommes toujours entre l’ici et l’ailleurs. Parce que notre imaginaire fonctionne constamment et que notre outil de travail est notre humilité. Le résultat aussi nous échappe puisque c’est le public qui décide s’il nous ovationne ou s’il nous jette des tomates. On est jusqu’au bout dans la civière du résultat ! On n’est pas des Volkswagen ! Oh non ! Nous, on ne porte pas atteinte à l’équilibre fragile des forces naturelles. On le cultive. Pourtant c’est la production des Volkswagen qu’on va redémarrer parce que le système que nous avons mis en place en a fait une priorité. Les artistes non seulement vont rester « des intermittents », mais sont obligés de se faire entendre sous peine d’être les oubliés de la « sortie de crise »…

Cette chose et le monde.

Dans un système où deux mille individus possèdent une fortune plus importante que celle de milliards d’autres, qu’est-ce que tu veux aller dire, toi, la petite fourmi ? Outre la phrase de Pasolini, l’un de mes « maîtres à penser » : « J’ai un amour malheureux pour le monde. »

Mais on a bien compris qu’on pouvait obliger des populations entières à adopter une conduite et pas une autre. Et on qu’on va sans doute recommencer comme avant !

Parce que, où sont donc les sociologues dans le comité d’experts que Madame Wilmès a mis autour d’elle ? Où sont les psychologues, les anthropologues, les humanistes ? Où sont les gens qui savent d’où nous venons ? Alors que, comme disait Gramsci, « si tu ne sais pas d’où tu viens, tu ne sais pas où tu veux aller ! »

Cette crise prouve que ce n’est pas le politicien qui doit nous gérer. C’est le sociologue !

Si nous ne prenons pas la mesure de la leçon de cette crise, nous allons faire semblant qu’elle n’a pas eu lieu. Et donc repartir comme avant. Ce qui serait une insulte aux milliers de personnes décédées, à ce qui nous tire vers la lumière, et une nouvelle occasion ratée de modifier notre rapport au monde et aux êtres. Ce monde qui ne fonctionne pas ! Qui perverti les différences, fonde les inégalités, qui sépare. Cette crise, qui est socio-humaine, et qui est sous cet aspect-là vraiment sans précédent, me fait réfléchir à ceci. Est-ce que la politique ne doit pas d’abord prendre la mesure de la sociologie des êtres, la mesure historique, sociologique des êtres qu’elle veut gérer ? Tu ne gères pas des bagnoles ! Tu gères des êtres ! Qui ont des droits sacro-saints ! L’instruction, la santé, l’accès aux ressources minimales… Droits sacrés. Cette crise prouve que ce n’est pas le politicien qui doit nous gérer. C’est le sociologue ! Les êtres qui étudient les autres, qui étudient la société. C’est par là que ça doit commencer pour gérer une société. Avec pour enjeu, le fait que nous avons tous mêmes droits sacro-saints.

Et on va dire aux gens « vous allez pouvoir retrouver votre pouvoir d’achat, pouvoir continuer à consommer » ? On va se contenter de sortir de cette crise en mettant des masques (qu’on nous promet depuis des semaines alors qu’on aurait dû les distribuer il y a deux mois gratuitement et préventivement !) pour tout faire comme avant ? Quand va-t-on enfin faire démarrer par la pensée la gestion du collectif, notre vivre ensemble ? Ce vivre ensemble doit être fondé r sur les inaliénables principes de fraternité, de liberté et d’équité. C’est tout. Sinon, on n’est pas dignes de traverser ce qui nous traverse. Tout aura été vain. Et on finira par se demander combien de pandémies faudra-t-il pour que certains comprennent… À moins que la plus virulente d’entre elles ne nous éradique une fois pour toutes de la surface de la planète qui enfin pourra respirer…

Cette chose et les autres.

A partir du moment où tu sors de ton sommeil, après ta nuit, tu es relié aux autres. Et tout ce que tu fais, même sans sortir de chez toi, modifie l’univers. Le moindre de tes gestes. C’est une théorie bien connue, reprise dans une nouvelle tout aussi connue de Jorge Luis Borges. Le battement d’aile d’un papillon dans le désert qui modifie l’air sur toute la planète. Nous sommes tous interdépendants. Nous sommes encordés.

Là, maintenant, depuis deux mois, on est en plein paradoxe. C’est fondamental, le paradoxe. La paradoxalité. Le fait qu’existe ceci et son contraire. Mais le paradoxe est un ressort, pas une erreur. Dans le paradoxe, il y a un mouvement vers et un mouvement contre. J’interprète cette symbolique. Alors que notre instinct est grégaire, la réalité actuelle nous fait nous éloigner du sens de cette grégarité. C’est une leçon, mystique, voire spirituelle, de cette pandémie : la maladie et la contagion font que tu dois t’interdire d’aller « vers » pour protéger. Tu dois te retrouver en toi-même. Réaccepter la solitude. Ce n’est pas une séparation, pas une division. C’est une distance, une mise à l’écart. Comme une retraite. Regarde le sommeil, qui est physiologique et nécessaire : il nous exclut de ce rapport à l’autre, pour nous permettre de recharger nos piles et d’être prêt aux retrouvailles. Nous sommes donc paradoxaux. La biologie est paradoxale. Le vivant est paradoxal. Il y a ce besoin de séparation, de solitude, pour se retrouver après. Une fois acceptés la retraite, l’isolement, le sommeil, tu t’es régénéré. Tu as repuisé à ta source, tu as reconnecté ton être profond. Le sommeil te régénère ! C’est la grande leçon de cette fable virale : retrouvons-nous en notre solitude, en notre capacité réflexive qui est accrue grâce au fait qu’on éloigne la surabondance de contacts, l’aberration qu’est devenue la surpopulation des humains, massive, des foules, etc. Revenons à nous, isolés. A la pensée qui nous fonde.

Elle nous a tous isolés, mais en nous faisant prendre conscience que nous étions tous nécessaires les uns aux autres !

C’est là où le bât blesse terriblement. Parce qu’il y a des êtres qui deviennent fous, parce qu’ils n’ont pas la facilité que nous avons à penser. L’éducation, la capacité de réfléchir en étant pendant huit heures sans bouger pour imaginer des histoires et la manière de les raconter, étudier un dossier, conjecturer des modes cognitifs et d’action. Il y a des êtres qui deviennent fous parce qu’ils n’ont pas ce rapport à la pensée, ni cette capacité d’être seuls. Donc, certains ont tendance à vivre l’isolement uniquement comme une punition, une exclusion… Hélas on assiste à des comportements plus aberrants encore: des couples se séparent, des hommes sont violents envers leurs femmes par le seul fait qu’ils vivent les uns « sur » les autres depuis deux mois. D’une part on n’est plus capable de se retrouver seul, et d’autre part le couple, et la famille. C’est ça aussi que la fable virale nous raconte. On n’est plus capable d’accepter la solitude. Et on ne sait plus vivre ensemble.

Parfois, j’ai l’impression désarçonnante d’être dans une vraie fable. Dans Esope, dans Lafontaine, agrandis à la loupe. La fable se conclut sur une morale que j’avais déjà intégrée grâce à mon éducation, à tout ce qui m’a formé, les parents, la famille, un frère jumeau, une soeur merveilleuse, des piliers de connaissance : le mouvement est vers l’autre. On a besoin de l’autre, quel qu’il soit. Et parallèlement à ce besoin, il y a celui de se retrouver seul, plus que jamais, pour repenser ce que nous faisons ensemble. Retrouver notre sens au monde. Pourquoi nous y sommes. Qu’est-ce qui nous y maintient ? Qu’est-ce que nous y faisons, chacun ? Qu’est-ce qui nous motive à continuer de respirer ?

Ce besoin de l’autre, j’ai eu la chance de l’apprendre dans le ventre de ma mère (NDLR : Pietro Pizzuti a un frère jumeau, Marco). Nous étions deux. Ça m’a appris à aller naturellement vers l’autre. Alors, vous comprenez bien, dans cette crise, je n’aurais voulu faire que ça. J’ai dû le faire dans ma tête puisque je ne pouvais plus aller vers l’autre physiquement. Je visite mon oncle octogénaire et ne pouvais pas risquer d’être « porteur ». Ça a été troublant. Terriblement. Pour nous tous. D’être séparé de tout le monde. Mes amis, mes amants, mes adorées, ma famille. Alors, outre le service rendu par les technologies d’aujourd’hui qui nous rapprochent, en nous tuant à petit feu… et qui nous ont permis de rester en ligne à défaut d’être en lien, je me suis dit que j’allais fréquenter et approfondir mes êtres fondateurs par la pensée, la (re)lecture de leur oeuvre, Pierre Mertens, Gabriel Ringlet, Riccardo Petrella, José Saramago, Pier Paolo Pasolini, Stéphane Hessel, Yuval Noah Harari, Noam Chomsky… Ils sont près de moi tout le temps.

Cette crise est un moment maudit parce qu’elle a provoqué des fins de vie horribles, qu’elle nous a séparés, mais paradoxalement elle nous a rapprochés, symboliquement. Elle nous a tous isolés, mais en nous faisant prendre conscience que nous étions tous pareils, tous ! Tous nécessaires les uns aux autres ! Et elle nous a renvoyé à la gueule nos criantes inégalités… On doit saisir cet enseignement pour décider de ne plus accepter les inégalités, les iniquités intolérables que nous cautionnons : « à toi la nouvelle Volkswagen, à toi de continuer à nettoyer le sol avec la langue, tes enfants auront droit à la voiture dans 50 ans. »

Cette chose et moi.

Je suis traversé par d’intenses émotions. Et je me fais l’impression d’être habité par des geysers intuitifs et réflexifs. Je me sens intimement toujours plus éveillé. Je lis, je pense, je fais des liens, je tente de comprendre… de vérifier mes intuitions, j’ébauche des écritures, j’essaie de faire mon petit bout de chemin.

Aujourd’hui plus que jamais je remercie notre profession, elle est plus que jamais ma nourriture, ma raison d’être au monde, jamais comme en ce moment je jouis de ses bienfaits. Elle est l’apprentissage du fait que tu n’es rien tout seul. Tu n’es rien tout seul ! Tu as besoin de tous ceux qui sont autour de toi, que tu vois ou que tu ne vois pas.

Je crois aussi que j’ai reçu une force supplémentaire à celles qui m’habitaient déjà. Celle d’acceptation des limites. J’ai un peu l’impression que j’ai moins peur de la mort. Que je ressens de plus en plus la porosité que j’ai avec le mystère de l’ailleurs. Je me sens de plus en plus réceptif aux mystères de l’après. Cette crise m’a confirmé (hélas) que mes intuitions étaient bonnes. Mon manque de confiance vis-à-vis du politique, du médical et des médias ne date pas d’aujourd’hui… ce sont pourtant trois bases fondatrices de nos sociétés, les événements que nous traversons m’ont définitivement mis en crise, (et pour le coup sans précédents !) en état de défiance vis-à-vis de nos « pouvoirs de tutelle » Ils ont commis trop d’erreurs de gestion, d’évaluation, d’annonce.

Intimement, je me sens renforcé dans ma dimension de Cassandre, de medium, d’être à la fois présent ici, mais avec des antennes là-bas, dans une autre dimension. En quoi ça va se traduire, je ne sais pas. Peut-être dans le fait que j’essaierai de le partager cette porosité accrue. De cultiver la une certaine conscience à de l’immatérialité. L’humain n’est qu’un vecteur…

Peut-être que ce souhait de sagesse, cette sensibilité à la spiritualité se traduira par une volonté de changer quelque chose dans ma pratique d’acteur. Je pense en tout cas que les êtres que je vais représenter sur scène auront une vibration supplémentaire en lien avec leurs vérités. Je désamorcerai le réflexe de me cacher derrière le personnage, de ne pas donner la mesure de ce qui me touche vraiment. J’ai eu ce réflexe quelques fois, c’est aussi un instinct de protection. J’irai puiser dans cette spiritualité quelque chose de supplémentaire que je ne visitais pas vraiment avant. Ou que je décidais de ne pas visiter. J’irai puiser cette qualité de vérité dans les êtres et leurs actes. Je serai attentif à ce qui vient, mais davantage en ayant le regard tourné vers l’essentiel, le fondamental, l’humain. Je n’opterai plus pour un carcan par trop gestuel, une lecture fabriquée, par trop artificielle, factice. Je ne le faisais pas pour détourner le sens, mais pour l’adoucir, le rendre acceptable et valorisant à partager. Peut-être que cette « chose » me dit qu’il est temps de pratiquer la descente. Le plongeon en moi pour aller toucher ma vérité. En chaque geste artistique, en chaque décision. En chaque choix.

Par Pietro Pizzuti.

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