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« Blue Whale Challenge », le symptôme d’une société en manque de repères

Marie Gathon
Marie Gathon Journaliste Levif.be

Se brûler la peau avec des glaçons, écouter des chansons tristes, se taillader le bras, faire une tentative de suicide. Que se passe-t-il dans la tête de nos adolescents ? La réponse d’un expert.

Ce n’est pas nouveau. Les adolescents aiment se lancer des défis, se faire peur et même parfois se faire mal. Il y a quelques mois, le jeu à la mode consistait à se verser du sel sur la peau et y déposer un glaçon. Le but étant de tenir le plus longtemps possible et de se filmer pour ensuite diffuser les images sur la Toile. Résultat : de graves brûlures et même des séquelles à vie pour certains. Un autre « jeu » répandu consiste à s’asperger de liquide inflammable avant d’y mettre le feu.

Aujourd’hui, cela semble avoir atteint des limites que l’on n’aurait pas imaginées. Le « Blue Whale Challenge » (ou le défi de la Baleine bleue) pousse les participants au suicide après cinquante jours de défis plus sordides les uns que les autres. En référence à la légende des baleines bleues qui voudrait qu’elles s’échouent sur les plages volontairement pour se laisser mourir.

Le jeu de Baleine bleue a vu le jour en Russie il y a quelques mois où plusieurs adolescents se seraient jetés de toits ou couché sur le rail d’un train pour se suicider. Le phénomène a pris une telle ampleur que les autorités russes ont mis en ligne une campagne de sensibilisation à l’attention de ceux que seraient tentés par le défi.

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En Belgique, aucun suicide de ce type n’a été recensé, mais le jeu est tout de même arrivé jusqu’aux oreilles de nos ados. YouTube regorge d’ailleurs de vidéo de jeunes commentant les défis, tout en tentant de dissuader quiconque d’y participer.

Pourtant, plusieurs adolescents ont participé au « Blue Whale challenge » chez nous. Comme nous l’affirme Aboude Adhami, psychologue, psychothérapeute et professeur à l’Institut Libre Marie-Haps.

Le Vif : Pourquoi les adolescents aiment-ils participer à des défis dangereux sur internet ?

Aboude Adhami : Par nature, les adolescents sont en quête d’identité. Ils cherchent à se différencier de la masse, tout en voulant être comme tout le monde. Ils sont en pleine construction identitaire, c’est pourquoi ils ont tendance à tester les limites. Au moment de la puberté, période qui marque le début de l’adolescence, leur corps change et n’est donc plus un point de repère dans leur vie. Ils se mettent donc à tester les limites, de ce corps notamment, en faisant des expérimentations.

Comme un rite d’initiation ?

Oui. Dans les cultures traditionnelles, il existe toujours des rites d’initiation pour les adolescents qui marquent le passage à l’âge adulte. Cela existait aussi dans nos cultures, mais ça a disparu avec la modernité et l’industrialisation. Avant, c’était le service militaire qui faisait office de rite initiatique pour les garçons. Pour les filles, c’était quelque chose de plus attaché à la maison, etc. Aujourd’hui, tout ça a disparu et on reste jeune très longtemps. L’adolescence n’a plus vraiment de fin et on ne sait jamais vraiment quand (ou si) on devient adulte.

C’est le phénomène « Tanguy » ?

Nous sommes même dans le phénomène post-Tanguy, celui du « Boomerang ». Les adultes qui ont quitté le nid, même tardivement, lorsqu’ils sont confrontés à un échec, un divorce, la perte d’un emploi, reviennent auprès de leurs parents. Même s’ils sont déjà parents eux-mêmes. Selon moi, c’est la preuve que la société est défaillante, car ces jeunes ne reviennent pas chez leurs parents par plaisir, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. Le relais social et politique ne joue pas son rôle. Les parents se retrouvent alors à arrondir les fins de mois de leurs enfants. Devenir un adulte aujourd’hui est extrêmement difficile.

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En quoi consistent les rites initiatiques dans les cultures traditionnelles ?

Tous les rites comportent les mêmes ingrédients :

L’isolement : l’adolescent est isolé du groupe pour une durée déterminée. Aujourd’hui, les adolescents cherchent également à s’isoler des adultes.

– Le marquage du corps. Aujourd’hui, les adolescents utilisent les tatouages, les piercings ou dans des cas plus pathologiques la scarification. Ils ont ce besoin d’inscrire quelque chose dans ce corps en pleine mutation, de le marquer.

– Déjouer la mort : dans les cultures traditionnelles, il s’agit d’un simulacre de mort. L’adolescent doit sauter d’une falaise par exemple. Aujourd’hui, les adolescents sont en recherche de comportement dangereux.

– Entrer en transe : encadré par des adultes, l’ado mange par exemple des champignons hallucinogènes. Il entre en transe et communique avec les ancêtres, selon les croyances. Aujourd’hui, les ados sont attirés par les substances toxiques (alcool, drogue, etc.), mais en consomment à répétition et sans l’encadrement des adultes.

Les jeunes tentent donc de remplacer ces rites en se lançant des défis sur le web ?

Ce qui est certain, c’est que notre société moderne ne prévoit plus rien pour eux. Du coup, certains essayent de trouver des alternatives : ils rejoignent un mouvement violent ou initiatique, ils participent au jeu de la Baleine bleue, ou pire encore, ils partent en Syrie.

Le challenge de la Baleine répond à ce besoin et utilise les mêmes codes : il y a certains défis liés au marquage sur le corps, ils doivent se mettre en situation de transe, ils sont guidés par une personne à qui ils font référence, on leur demande de s’isoler, de ne plus parler à personne. En fin de compte cette expérience ressemble à un rite de passage tel qu’ils existent encore dans les sociétés traditionnelles. Sauf qu’elle n’aboutit à rien. L’adolescent ne deviendra pas un adulte aux yeux de la société. C’est un simulacre.

Avec une issue fatale dans ce cas-ci.

Le jeu de la Baleine correspond à notre époque, à notre société d’aujourd’hui. Au lieu du rite de passage qui permet de déjouer la mort et d’être accepté dans la communauté, on dit à l’ado qu’il n’a rien à attendre de cette vie sur Terre, que la vraie vie est dans l’au-delà. Dans cette optique, on peut également voir le rapprochement avec les attentats suicides qui se multiplient en Europe. Le « sacrifice » de ces gens se fait au nom d’une vie meilleure de l’autre côté.

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Comment les parents peuvent-ils aider leurs adolescents à devenir adultes sans passer par ces phases dangereuses ?

La communication doit être au centre des préoccupations des parents. C’est la chose la plus importante lorsque l’on a un ado à la maison. Il ne faut cependant pas confondre avec le contrôle, car ils ont besoin d’autonomie. Les parents doivent en tout cas savoir ce que leur enfant vit, avoir de vraies discussions avec lui.

S’ils se rendent compte que leur enfant a un comportement dangereux, il ne faut pas paniquer. Ils doivent essayer de trouver de l’aide si c’est nécessaire et ne pas être répressifs. Aujourd’hui, avec les écrans, les tablettes et les téléphones, les parents ont perdu le contrôle. La seule manière d’agir est de comprendre leur ado. Pour cela, la communication est indispensable.

L’Etat a-t-il un rôle à jouer également ?

Les adolescents sont mal dans leur peau aujourd’hui parce qu’ils sont en manque de repères. La société doit les soutenir et leur faire une place. L’État et les relais sociaux doivent accorder un statut aux jeunes, leur permettre de trouver un logement abordable lorsqu’ils veulent prendre leur indépendance, leur donner l’opportunité de décrocher un job, leur offrir un avenir tout simplement. Ils sont la société de demain.

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