Tous les humains ne sont pas égaux face à la douleur. Mais pourquoi? Le médecin américain Robert Coghill étudie cette question depuis de nombreuses années. Rencontre.
Certains, chez le dentiste, supportent un forage ou le triturage des gencives sans passer par la case anesthésie. Comment peuvent-ils? Sont-ils plus endurcis? Les autres se révèlent-ils trop faibles? Le neuroscientifique américain Robert C. Coghill recherche ces réponses en étudiant la perception de la douleur depuis de nombreuses années. Ses travaux ouvrent des perspectives fascinantes sur cette sensation désagréable, mais vitale.
Robert Coghill, vous étudiez les différences de perception de la douleur entre les individus. De grandes variations existent-elles vraiment?
Les différences sont stupéfiantes! Dans nos expériences, nous utilisons entre autres de la chaleur: une petite plaque est appliquée sur le bras ou la jambe, et chauffée par exemple à 49 degrés Celsius. Certaines personnes classent cela comme une douleur maximale. Et cela se voit: elles se tordent, doivent visiblement se forcer à tenir –elles peuvent retirer la plaque à tout moment. D’autres, dans la même situation, ressentent à peine de douleur –parfois, nous, les chercheurs, testons brièvement sur notre propre bras si l’appareil fonctionne vraiment. Les différences sont très marquées chez les personnes en bonne santé, et elles deviennent encore plus significatives lorsqu’il s’agit de personnes souffrant de douleurs chroniques.
Que se passe-t-il dans le corps et dans le cerveau lorsque de la douleur est ressentie?
Tout commence par un stimulus nocif: la chaleur, le froid, la pression, par exemple. Les nerfs transmettent cette information, c’est d’abord un processus inconscient. Mais à un moment donné, nous interprétons ce que ce stimulus signifie pour nous, à cet instant et dans un deuxième temps. C’est sur cette base qu’émerge une expérience individuelle de la douleur.
Soit le moment où on se rend compte qu’on s’est coupé le doigt en éminçant des légumes?
Exactement. C’est à ce moment-là qu’on commence à réfléchir: «Puis-je continuer ce que j’étais en train de faire? Est-ce que ça risque de s’infecter?» Ou bien peut-être : «Oh, ce n’est pas grave, je me suis déjà coupé plusieurs fois». Un pansement et la préparation du repas continue. La douleur peut alors vite être oubliée. Ici, les expériences personnelles jouent un rôle. Il y a plusieurs années, j’ai mené des expériences au cours desquelles on injectait une toute petite quantité de capsaïcine sous la peau – c’est la substance qui donne au piment sa saveur piquante. J’ai eu un participant qui n’y avait absolument pas réagi. Ce qui était surprenant, vu que durant l’expérience suivante, impliquant de la chaleur, il s’était montré extrêmement sensible à la douleur.
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Avez-vous pu découvrir à quoi cela était dû?
Il m’a raconté qu’un membre de sa famille était apiculteur et qu’il avait, dès son enfance, aidé à s’occuper des abeilles. Comme il avait été souvent piqué par des abeilles quand il était petit, il avait appris à gérer ce type de douleur, raison pour laquelle l’injection de capsaïcine ne le dérangeait pas. Mais cela n’avait aucune influence sur sa réaction à d’autres types de douleur.
Peut-on consciemment faire quelque chose pour devenir moins sensible à la douleur?
Chacun le fait sans doute déjà! Par exemple, si vous avez des courbatures après le sport et que vous vous dites: «Waouh, c’était un bon entraînement, ça me maintient en bonne santé», c’est une façon d’associer la douleur à un résultat positif, soit devenir plus sain et plus fort grâce à l’exercice.
Toute douleur ne se laisse pas interpréter de façon aussi positive. Difficile de percevoir un aspect favorable en matière de douleurs chroniques…
Et pourtant, même concernant les douleurs chroniques, les expériences passées et les attentes jouent un rôle. L’un des problèmes majeurs, c’est que la douleur chronique peut entraîner une spirale négative: la douleur empêche de faire des activités qui procurent du plaisir. Ici, au Cincinnati Children’s Hospital, nous traitons de nombreux enfants et adolescents atteints de douleurs chroniques. Souvent, ils ne peuvent plus faire de sport, ni jouer avec leurs amis, ni aller à l’école. Leur système nerveux reçoit alors moins de stimulations, et la douleur occupe une place de plus en plus envahissante dans leur vie.
Quand ces enfants bénéficient, en plus d’un traitement médical, d’un accompagnement psychologique pour mieux gérer leur douleur, ils parviennent à redevenir plus actifs. Ainsi, l’intensité de la douleur diminue, simplement parce qu’ils bougent davantage et retrouvent des expériences positives. Mais il est essentiel de le préciser: ils ont eu besoin d’une aide professionnelle.
«Les gens n’activent même pas nécessairement les mêmes régions du cerveau lorsqu’ils ressentent de la douleur»
Le type de douleur déjà vécue joue-t-il un rôle dans notre manière d’évaluer une douleur actuelle? Par exemple, s’être déjà cassé un os, avoir subi une grosse opération ou accouché peut-il amener à réajuster sa propre échelle de douleur?
Bien sûr. De tels événements peuvent effectivement modifier le cadre de référence, et ainsi aider à mieux gérer la douleur.
Les processus cérébraux sont-ils différents chez les personnes qui perçoivent la douleur de manière plus ou moins intense?
C’est une question difficile. Après de nombreuses études menées sur plus d’une centaine de participants, je peux dire que les gens n’activent même pas nécessairement les mêmes régions du cerveau lorsqu’ils ressentent de la douleur. Une zone importante est le cortex somatosensoriel primaire, qui traite les informations en provenance du corps. Mais certaines personnes peuvent perdre cette région –ou d’autres zones cruciales– à la suite d’un accident ou d’une opération, et continuer malgré tout à ressentir la douleur. Le cerveau est extraordinairement bien conçu pour préserver la perception de la douleur, parce qu’elle est d’une importance vitale.
Il existe une maladie génétique extrêmement rare dont les personnes atteintes ne ressentent aucune douleur: elles meurent souvent jeunes, à cause d’infections qu’elles n’ont pas remarquées ou de blessures dont elles n’ont pas perçu la gravité.
Ne ressentir aucune douleur n’est donc pas souhaitable. Mais faut-il s’inquiéter si l’on fait partie des personnes qui y sont plus sensibles? Le risque de développer des douleurs chroniques est-il, par exemple, plus élevé?
Nous ne le savons pas. Il est possible qu’une étude actuellement en cours permette de répondre à cette question dans quelques années.
Quel est votre conseil aux parents d’enfants très sensibles à la douleur? Comment peuvent-ils réagir au mieux, sans minimiser ni renforcer cette perception?
Il est important de reconnaître la douleur. Mais, on peut aider l’enfant à donner un sens à cette expérience, par exemple en disant: « Oui, ça doit vraiment faire mal, mais tu vas très vite aller mieux». Quand mon fils a reçu un vaccin étant petit, je lui ai expliqué ainsi: «Ça fait mal maintenant, ta douleur est réelle, mais ce vaccin va te protéger longtemps contre des maladies – et ça, c’est une bonne chose».
Une interprétation positive de la douleur, comme dans le cas des courbatures, peut donc être utile. Avez-vous d’autres recommandations pour les personnes souffrant régulièrement de douleurs? Par exemple pendant les règles?
Dans certaines de nos études, nous avons examiné dans quelle mesure la méditation en pleine conscience peut être bénéfique. Grâce à cette pratique, on peut détourner l’attention mentale de la douleur pour la concentrer sur autre chose. On observe clairement une baisse de l’activité dans différentes régions du cerveau impliquées dans le traitement de la douleur. Les participants rapportent surtout que la douleur leur paraît moins désagréable; l’intensité de la douleur elle-même diminue un peu moins fortement, mais son impact subjectif est nettement atténué.
«La douleur du patient est aussi intense qu’il le dit. Il est essentiel de le reconnaître, surtout lorsqu’on sait à quel point la perception de la douleur varie d’une personne à l’autre.»
Cela dit, il faut d’abord réussir à méditer…
La méditation est souvent associée à la foi bouddhiste. Il peut donc exister des barrières culturelles. J’ai mené mes premières études sur la méditation en pleine conscience et la perception de la douleur dans une clinique baptiste, je sais donc de quoi je parle. Les êtres humains ressentent de la douleur depuis qu’ils existent. Il est donc logique que des techniques culturelles ou religieuses se soient développées pour y faire face. En tant que scientifique, je considère qu’il est de mon devoir d’étudier ces techniques. Et un fait demeure: la méditation en pleine conscience est une méthode simple, qui s’apprend rapidement. Nous l’avons testée auprès de nombreuses personnes très sceptiques. De futurs neuroscientifiques, par exemple, qui considéraient d’abord la méditation comme une absurdité… et qui ont ensuite été impressionnés par ses effets.
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La méditation en pleine conscience n’est sûrement pas la seule option?
La thérapie cognitivo-comportementale peut également aider les personnes souffrant de douleurs chroniques.
Chaque personne souffrant de douleurs a sans doute déjà entendu des phrases comme «Allez, fais pas ta chochotte». Y a-t-il une part de vérité là-dedans?
Ce que je peux dire, c’est que le cerveau et le système nerveux sont conçus pour alerter en cas de douleur, car c’est essentiel à la survie. Raison pour laquelle il est très difficile d’en détourner son attention. Je proposerais plutôt un changement de perspective: au lieu d’essayer de faire quelque chose pour s’en distraire, on peut envisager la douleur comme la distraction par rapport à ce que l’on est en train de faire.
Le fait que les individus réagissent de manière aussi différente aux stimuli douloureux rend probablement les choses compliquées aussi pour les médecins, qui doivent évaluer la situation de leur patient.
Mon collègue médecin Ken Goldschneider a écrit cette phrase dans l’une de nos études: «La douleur du patient est aussi intense qu’il le dit.» Il est essentiel de le reconnaître, surtout lorsqu’on sait à quel point la perception de la douleur varie d’une personne à l’autre.