Ils manquent cruellement de tact et cela ne les dérange pas le moins du monde. Insensibles ou manipulateurs? Qui sont ces «sans filtre» qui disent tout ce qu’ils pensent?
«Wouah, tu parais plus vieille que ton âge», «Ça fait combien de temps qu’il est mort? Tu devrais passer à autre chose maintenant», «Avec tes kilos en trop, tu dois galérer à trouver des vêtements à ta taille», «J’ai rarement vu un niveau de crétinisme aussi élevé»…
Ils se montrent offensants, cassants, sans mesurer les conséquences de leurs propos sur leurs interlocuteurs. Ou sans en tenir compte. Ils ne sont pas juste maladroits. C’est au-delà de ça. Ils balancent un scud sans sommation, laissant souvent coi celui qui se le prend en pleine figure, persiflent en accusant l’autre de ne pas comprendre leur humour, justifient leur absence de retenue par un côté «cash», «sans filtre», et revendiquent le droit de blesser au nom d’une prétendue authenticité qui les distinguerait des hypocrites, des bien-pensants.
Insensibles ou manipulateurs? Les attitudes de ces «sans filtre» ne passent pas inaperçues et choquent souvent. Ils ne semblent pas tenir compte des émotions des autres, du contexte social, de la situation dans laquelle ils se trouvent ou de ce que vit la personne à laquelle ils adressent leurs remarques acerbes.
Notre sensibilité et notre seuil de tolérance ont fondamentalement changé.
Quand les digues cèdent
La manière dont un individu se comporte en collectivité ou dans ses relations interpersonnelles dépend à la fois de ses compétences émotionnelles et de la société dans laquelle il évolue. Les normes sociales remplissent à cet égard un rôle de garde-fou. Elles forcent les individus à ne pas laisser libre cours à leur colère et à ne pas céder à la violence à la moindre contrariété. Or, cette contrainte sociale a tendance à se déliter, sous l’effet des réseaux sociaux et de discours de plus en plus polarisants, analyse Moïra Mikolajczak, professeure de psychologie à l’UCLouvain. «On assiste à l’émergence de comportements plus brutaux, dit-elle. Il devient permis de céder à ses impulsions, surtout si cela permet d’arriver à ses fins.»
«Notre comportement, en tant qu’être humain, poursuit la chercheuse, est influencé par les normes de certains groupes et de figures de référence. Indéniablement, certains individus qui récoltent un grand nombre de suffrages se comportent de manière extrêmement brutale. Cette brutalité n’est pas de l’ordre du comportement impulsif, c’est un choix délibéré. Cette tendance se remarque également dans la société civile: d’aucuns manquent d’intelligence émotionnelle, d’empathie et de finesse. Comme c’est le cas pour les personnalités publiques, ces propos offensants ne sont pas accidentels. Ils sont utilisés pour affaiblir l’interlocuteur, ébranler son estime de soi et atteindre un objectif. Ces individus se servent de leur intelligence émotionnelle mais pas à des fins louables.»
Pour Laurence Rosier, professeure de linguistique et d’analyse du discours à l’ULB, si la violence verbale est très présente sur les réseaux sociaux, elle l’est aussi dans l’espace public: les rues, les cafés, les écoles… «On constate des pics d’agressivité qui sont amplifiés par les réseaux sociaux, détaille-t-elle. Les positions de chacun sont polarisées et les échanges se font immédiatement sous une forme violente: mépris, insultes, menaces.»
La chercheuse prône une éthique langagière pour les personnalités publiques, surtout dans un contexte où les discours populistes et polarisants imprègnent non seulement la vie politique mais aussi d’autres sphères. «La communication à travers les tweets qui font le buzz, telle que celle utilisée par Trump ou d’autres, provoque un effet de mimétisme. Certains se disent « si eux se permettent d’être triviaux, pourquoi pas moi? » Ce modèle mène à une société de plus en plus violente, où les discriminations sont davantage visibles.»
Cet effet de contagion est-il inexorable? Aux Etats-Unis, la violence politique atteint des sommets. L’Europe semble suivre le même chemin. Les règlements de comptes à coups de tweets insultants ou assassins, de déclarations mensongères ou calomnieuses, tendent à remplacer le dialogue et les débats de fond. La montée des extrêmes, le populisme et la polarisation autour des conflits mondiaux, des sujets de société, l’idée selon laquelle chacun a le droit d’imposer son point de vue sans tenir compte de celui de l’autre, ni la véracité des faits, percole progressivement au sein de la société et dégrade les relations interpersonnelles.
Quand des digues cèdent, d’autres se créent, rassure Moïra Mikolajczak. De nouvelles règles sont établies pour éviter ou punir les comportements inappropriés et intolérables (harcèlement au travail, insultes, violences éducatives, racisme, xénophobie, etc.) et réguler la parole dans l’espace public mais aussi privé. Avec, toutefois, un effet pervers: «Les individus qui ont des ressources limitées et qui ne parviennent pas à se contrôler auront tendance à compenser en se lâchant davantage sur les réseaux sociaux, décrit la psychologue. C’est une manière pour eux de détourner une réaction émotionnelle qu’ils n’ont plus la liberté d’exprimer.» Les réseaux sociaux, dont les outils de modération restent faibles, deviennent un espace sécurisé pour exprimer colère, frustration, jalousie et haine.
Mais, nuance la chercheuse, il serait réducteur d’imputer cette impolitesse et cette agressivité uniquement aux réseaux sociaux, qui ne jouent en fin de compte qu’un rôle de catalyseur. L’une des causes sous-jacentes serait l’évolution récente des règles éducatives qui façonnent des personnalités très centrées sur elles-mêmes et moins sur la collectivité, et qui tiennent moins compte des émotions de l’autre.
«Il serait réducteur d’imputer cette agressivité uniquement aux réseaux sociaux.»
«On ne peut plus rien dire»
Dans les années 1980, rappelle Laurence Rosier, la liberté de parole était plus étendue. Les propos offensants étaient moins sanctionnés et les échanges n’étaient pas moins violents. Aujourd’hui, notre sensibilité et notre seuil de tolérance ont fondamentalement changé. Un cadrage imposé par de nouvelles normes sociétales que certains n’acceptent pas, frustrés de ne plus pouvoir «tout dire». Les «sans filtre» sont aussi l’incarnation de cette levée de boucliers. «Ils trouvent que les personnes à qui ils s’adressent avec agressivité sont trop sensibles, qu’elles s’offusquent vite, et revendiquent une certaine transparence, confirme la linguiste. Ils ne tiennent pas compte, ou ne se rendent pas compte, du fait que chaque personne a une histoire, une mémoire individuelle et collective. Et que les insultes sexistes, racistes, antisémites et misogynes s’inscrivent dans cette dimension collective et historique qu’elles ne mesurent pas. Faire une remarque sur le poids n’est pas qu’une phrase maladroite lancée à quelqu’un, cela participe à un phénomène de stigmatisation plus large.»
Une manière de concevoir la liberté d’expression (et ses limites) qui n’est pas au goût de tous. Ces partisans d’un franc-parler total font souvent partie de ceux qui partent en croisade contre le «wokisme» et la censure préalable que celui-ci tenterait d’imposer. «Si le wokisme signifie faire usage d’une communication respectueuse et mesurée, je veux bien accepter cette étiquette, assume Laurence Rosier. Nous vivons dans un monde où des jeunes se suicident parce qu’ils sont harcelés, il est donc urgent de s’interroger sur l’usage du langage. Les crises et le contexte socioéconomique compliqué dans lequel nous évoluons génèrent de la violence qui demande à s’exprimer. Et ce sont les plus faibles qui sont désignés comme responsables de tous ces maux.»
Le manque de tact n’est heureusement pas une fatalité.
Eduquer à l’empathie
Les «sans filtre» ne présentent pas le même fonctionnement que les personnes dépourvues, ou à faible niveau, d’intelligence émotionnelle. Cette compétence a fait l’objet de nombreuses études. Elle suppose la capacité à contrôler ses sentiments et émotions, à faire la distinction avec celles des autres et à utiliser cette information pour orienter ses pensées et son comportement.
Les personnes qui présentent un déficit d’intelligence émotionnelle feront souvent preuve d’agressivité quand elles sont en colère et choisiront l’attaque quand elles se sentent en insécurité. Lorsque le mal est fait, elles ne réalisent pas les effets de leurs propos et de leurs actes sur leur interlocuteur et ne décryptent pas les signes faciaux qui trahissent une réaction négative de sa part. «A contrario, celles empreintes d’intelligence émotionnelle sont capables de découpler leurs émotions négatives, leur ressenti et la réaction à cet état émotionnel, précise la Pr. Mikolajczak. Elles parviennent également à différer leur colère.»
Assez logiquement, les gens peu émotionnellement intelligents ne sont pas très outillés pour effectuer un travail d’introspection et entamer une remise en question. «Ce n’est qu’à travers les expériences de vie négatives qu’elles finissent par prendre conscience du problème, ajoute la chercheuse. Généralement, cela se produit lorsque leur comportement commence à dégrader leurs relations avec leur conjoint, leurs enfants, leurs collègues. Le déclic peut également venir d’une opportunité professionnelle ratée: si un candidat plus empathique est choisi pour diriger une équipe, par exemple.»
Le manque de tact n’est heureusement pas une fatalité. Car si l’intelligence émotionnelle est en partie innée (l’héritage génétique représente 40% à 60%), le reste dépend de l’éducation implicite et explicite (la manière dont les parents apprennent aux enfants à réguler leurs émotions et la manière dont ils se comportent eux-mêmes), des expériences de vie, notamment les traumatismes, et de l’environnement dans lequel la personne évolue. Acquérir de l’empathie et apprendre à communiquer sans violence est possible à tout âge. Mais c’est sur les jeunes enfants, dont le cerveau est encore très malléable, que l’éducation aux émotions donne les meilleurs résultats.
Moïra Mikolajczak mène des recherches sur les compétences émotionnelles des individus et l’effet de l’intelligence émotionnelle sur la santé. Ses travaux ont montré que plus on dispose de compétences émotionnelles, mieux on gère les rapports sociaux et la réussite personnelle. On se montre également moins soumis au stress ou aux troubles psychologiques.
Un programme de formation à l’intelligence émotionnelle, auquel participe la chercheuse, a été mis en place durant la pandémie de coronavirus. Il vise à aider les adultes à acquérir de bonnes compétences émotionnelles. Une diminution importante du stress a ainsi été constatée chez les participants, ainsi qu’une baisse de la consommation de médicaments et des visites chez le médecin. Ces effets bénéfiques seraient encore observables au minimum à moyen terme. Pour les mesurer de façon objectivable, des analyses ont été menées sur les cheveux des participants avant le début de la formation, ainsi que trois mois après. Le taux de cortisol capillaire et la présence de toxines permettent en effet d’évaluer les effets du stress et de l’anxiété sur la santé de l’individu. Les résultats révèlent une baisse jusqu’à 40% du cortisol capillaire. Pour la scientifique, rendre ces modules accessibles aux travailleurs ou aux étudiants produirait des effets bénéfiques sur la société, notamment à travers la baisse des dépenses de soins de santé et une diminution du niveau de la violence. Question de choix de société.