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Gabriel Ringlet: «Nous avons besoin que de nouveaux célébrants et célébrantes, pas uniquement le clergé, soient habilités à poser des rites»

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

A travers plusieurs récits bouleversants, Gabriel Ringlet, dans Des rites pour la vie (1), livre avec sensibilité et tendresse son expérience de célébrant hors des rituels ecclésiaux.

Dans un monde en perte de sens, comment le rite peut-il atténuer les souffrances et redonner de l’espoir à des parents endeuillés, une victime de violences sexuelles commises par un homme d’église, une personne en fin de vie? Comment donner à une étape importante de la vie, à un moment de passage, une dimension spirituelle épurée de tout dogmatisme et «loin de toute Eglise»?

A travers plusieurs récits bouleversants, Gabriel Ringlet, dans Des rites pour la vie livre avec sensibilité et tendresse son expérience de célébrant hors des rituels ecclésiaux. Sans «jouer contre sa propre Eglise» dont il reconnaît le décalage avec l’évolution de la société, le prêtre et fondateur de l’Ecole des rites répond aux demandes de catholiques pratiquants, de non-croyants ou de croyants en rupture avec l’Eglise mais qui ont en commun cette reconnaissance d’une force supérieure, Dieu ou autre.

L’important, considère le théologien, n’est pas de rapprocher ces personnes en quête de spiritualité de l’Eglise, ou de les réconcilier avec elle, mais de leur permettre de vivre un moment de recueillement à travers des cérémonies très personnelles qui répondent à leurs attentes, dans le respect de leurs valeurs et de leurs convictions. Alors que les lieux de prière se vident, il entrevoit dans cette forme de rituel ancré dans le réel et dans la réappropriation de la liturgie la possibilité de permettre à chacun de construire sa propre Eglise intérieure.

Pourquoi avoir choisi de raconter ces expériences particulières de célébrations et de rites?

Parce qu’il y a urgence. La question du rite devient fondamentale, toutes convictions confondues. Ce qui me frappe, c’est le nombre de personnes en demande de rites, d’une démarche spirituelle, mais «loin des églises». «Loin» mais pas «hors». Ils ne sont pas étrangers à l’Eglise mais cherchent une autre voie. Et cela me touche énormément. Les situations que je décris dans cet ouvrage ne sont qu’une partie de ce à quoi je suis confronté en permanence. Certaines des personnes dont je parle étaient très heureuses de pouvoir partager leur vécu et leur traversée. Comme ces parents qui ont perdu une petite fille, Elisabeth, lors d’un avortement thérapeutique: j’ai passé de nombreuses heures avec eux et ils tenaient absolument à ce que l’histoire soit racontée.

A propos d’avortement, vous mettez en évidence le conflit intérieur qui peut surgir entre la volonté de garder ou non un enfant et la foi…

Ce qui est assez remarquable dans le long cheminement que j’ai fait avec eux est qu’ils appartiennent à une tradition religieuse très marquée. Alors que sur le plan humain et affectif, ils étaient sur la même longueur d’onde, la manière dont l’idéologie pouvait jouer et la force de cette tradition religieuse classique aurait pu poser un réel problème. Mais le papa a eu ce très grand geste de prendre de la distance par rapport aux impératifs de sa propre religion. C’est au terme de tout ce dialogue que nous sommes arrivés à construire cette célébration. Cela fut pour moi un tout grand moment. Lors de la cérémonie, nous n’étions que nous trois avec les deux employés des pompes funèbres. C’était très impressionnant. A un moment donné, ces parents se sont mis à chanter en araméen, c’est-à-dire dans la langue de Jésus, là, au bord de la tombe de leur bébé. Dans la vie, à travers un moment rituel, il arrive des choses assez extraordinaires qui nous dépassent et qui, en même temps, sont très encourageantes. Ce cheminement a fait énormément de bien à ces parents endeuillés. Cela leur a permis de poursuivre leur vie de famille avec leur autre enfant.

Etait-ce la première fois qu’une demande vous était adressée dans le cadre d’une IVG?

Non. Cela me touche beaucoup de voir à quel point des personnes confrontées à cette situation, et pour qui c’est presque toujours une très grande souffrance et une grande traversée, ont besoin que des gestes soient posés, au-delà d’un accompagnement sur le plan médical ou psychologique. Il est également arrivé que l’un ou l’autre médecin pratiquant l’avortement, notamment dans des hôpitaux plus laïcs, me confient à quel point ils n’en peuvent plus de pratiquer l’IVG simplement comme un acte technique. Bien qu’ils fassent preuve d’empathie à l’égard des parents, ils ont besoin de rituels. Cela a été la chose la plus extraordinaire qui me soit arrivée: un médecin laïc qui me demande de lui enseigner des gestes à poser ou un texte à lire à un moment donné pour que cet acte ne se passe pas dans la banalité.

Lors de la venue du pape François en Belgique, vous aviez qualifié ses propos sur l’IVG d’«injurieux». D’où vient cette ouverture d’esprit sur les questions de société?

J’ai vécu, entre mes 20 ans et aujourd’hui, tout un cheminement. Si je suis au fait de ces questions depuis de nombreuses années, c’est pour une raison finalement assez simple: avant d’être professeur à Louvain-la-Neuve, j’étais en paroisse. J’ai également officié comme aumônier pendant dix ans dans un hôpital laïc, ce qui était déjà en soi une grande originalité, mais on attendait de moi une démarche rituelle et spirituelle. Face à des situations concrètes difficiles et à ce que nous inspire la souffrance d’une personne, les positions idéologiques et de principe doivent être relativisées. Si j’étais très en colère contre François, alors que traditionnellement je le défendais, c’est précisément parce que je travaille sur le terrain, que j’accompagne des personnes confrontées à cette situation et que j’assiste à l’incroyable décalage entre une position de principes théoriques et la réalité du terrain. Dans ma pratique, je vois toute la délicatesse des gestes qui peuvent être posés, la très grande attention que peuvent avoir des médecins dans ces circonstances-là. Donc parler de «tueurs à gages», ça dépassait la fiction. J’aurais voulu dire au pape, avec beaucoup plus de calme: «Très Saint Père, venez avec moi. Je ne pense pas que vous soyez souvent dans une clinique en face de ces situations en direct. Je pense que ces propos, vous ne pourriez plus les prononcer si vous étiez là, vraiment dans le vif.»

Dans plusieurs pays, d’Europe notamment, le droit à l’avortement est remis en question, de même que les droits de certaines minorités. Ce mouvement réactionnaire est-il perceptible dans les communautés catholiques?

Je suis très frappé par ce grand écart entre le social et le moral. C’est particulièrement vrai pour l’Eglise catholique, qui se montre relativement en pointe et courageuse dans un certain nombre de grands enjeux sociaux. Le pape François fut parmi les premiers à s’engager du côté des migrants. Il avait appliqué de manière très concrète ce que l’Evangile lui dictait. Et puis, soudain, devant d’autres drames tout aussi fondamentaux, difficiles et complexes, qui relèvent de la morale, non plus collective ou sociale, mais privée, familiale, il livre un tout autre discours et une tout autre pratique. Quand on prétend, comme chrétiens, avoir une parole d’Evangile face à nos contemporains, notamment à nos contemporains en souffrance, on ne peut à la fois faire preuve d’ouverture parce que c’est social et de fermeture parce que c’est une question de morale personnelle. Une prise de conscience sur ce point est en train de s’opérer, y compris dans la communauté chrétienne, mais les institutions ne suivent pas. Je le constate également à propos de l’euthanasie. Je débats de ces questions à peu près partout dans le pays, jusque dans la plus petite église. Je suis très frappé de voir que Monsieur et Madame Tout-le-Monde, qui habitent un tout petit village, participent à ces débats et posent des questions le plus naturellement du monde. En réalité, ce mouvement réactionnaire n’est le fait que de minorités intégristes.

«Certaines personnes confrontées à une IVG ont besoin que des gestes soient posés.»

Vous vous en référez d’ailleurs à Thomas More…

Peu de gens savent que dans «L’Utopie» (1516), Thomas More, qui était un théologien et un grand ami d’Erasme, évoque explicitement l’euthanasie en en parlant positivement au clergé et aux médecins. Cela montre que cette question n’est pas nouvelle, qu’elle traverse l’histoire.

Les pratiques non religieuses qui intègrent des rituels connaissent un succès grandissant, de même que les cérémonies laïques. Cela traduit-il un besoin d’apaisement, de retrouver du sens, d’appartenir à une communauté mais «loin des Eglises», comme vous le formulez?

C’est un paradoxe. La Belgique chrétienne compte encore 5% de pratiquants. Les dernières statistiques indiquent 30% de prêtres en moins au cours de ces six dernières années. Et pourtant, au prieuré (NDLR: Sainte-Marie), nous sommes débordés tant les demandes sont nombreuses. Il y a, parmi la population, une très grande attente rituelle, une aspiration à poser des rites, de la naissance jusqu’à la mort, alors que les lieux traditionnellement supposés nous les offrir ne sont plus fréquentés. Toutefois, je ne pense pas que cette réaction soit uniquement liée à l’angoisse d’une société qui nous malmène et qui peut nous inquiéter. C’est également parce que ce besoin de sens est très profondément ancré et ne suit plus les chemins habituels. Nous devons absolument rencontrer cette nouvelle manière de pratiquer, de célébrer et de créer des rites. Elle n’est pas seulement l’angoisse face à un monde sans repères, elle exprime aussi le besoin d’observer des temps de rupture pour nous redonner une chance de réfléchir et de nous poser.

La société a besoin de rites sur mesure, adaptés aux souhaits et aux besoins individuels?

Nous ne sommes plus au temps de nos grands-parents, devant des démarches collectives de village. Chaque situation, chaque famille, chaque couple est unique. C’est vrai pour la naissance, la mort, l’alliance. Nous avons besoin que de nouveaux célébrants et célébrantes, pas uniquement le clergé, soient habilités à poser des rites, et à les poser de manière qualitative. L’objectif des cérémonies non religieuses est que chacun trouve un équilibre personnel où la dimension spirituelle joue un rôle réel. Je constate, notamment du côté de la laïcité, une volonté d’offrir une qualité rituelle. Non pas un militantisme laïque comme naguère, mais une véritable qualité que j’ose appeler «spirituelle». Ce qui nous réunit aujourd’hui, croyants et non-croyants, c’est l’idée qu’«il existe en moi plus grand que moi.» C’est exactement ce que dit André Comte-Sponville. Les uns appellent ce «plus grand» Dieu, d’autres lui donnent un autre nom. C’est secondaire. Ce qui compte, c’est que des gens très différents puissent se sentir très proches. C’est une évolution de société particulièrement positive.

Célébrer, c’est chercher une porte d’entrée pour établir une connexion avec l’autre. Comment mettre en confiance des personnes qui sont en rupture avec l’Eglise, comme les victimes d’abus sexuels commis par des prêtres?

C’est justement là où la grande souffrance et la mort sont présentes que le lien se crée le plus facilement. On ne trouve pas toujours la porte d’entrée, il faut parfois beaucoup chercher, prendre du temps, prévoir une deuxième rencontre. C’est exigeant, parce que nous ne sommes plus du tout dans des rituels standardisés. Chaque situation est unique, et cela demande beaucoup d’énergie et de moyens. C’est pour cela que je plaide pour développer des équipes de célébrants capables de poser ces gestes et ces rites.

Les demandes affluent au prieuré qui abrite l’Ecole des rites, à Malèves-Sainte-Marie. © BELGA

Vous encouragez également à réenchanter la liturgie, à sortir des sentiers battus. Vous multipliez les collaborations avec des artistes. Pour dépoussiérer la religion et ramener les croyants sur le chemin de l’Eglise?

La liturgie est une de mes passions. J’essaie de construire, avec toute une équipe, une liturgie qui s’adresse à tout le monde, croyants ou non. Je suis très touché de voir arriver, dans nos célébrations de Noël, de la Semaine sainte, du Mercredi des Cendres, des personnes non pratiquantes qui se sentent rejointes. C’est le cas de Sophie et Fatima, deux mamans aux deux extrêmes des attentats djihadistes: l’une, non croyante, dont la fille a vécu Maelbeek; l’autre, musulmane pratiquante, dont le fils est parti faire le djihad en Syrie. Pourtant, elles ont accepté de vivre la liturgie du Vendredi saint, devant une salle bondée. Avec des parents me demandant de célébrer avec eux la mort de leur fils, nous avons construit tout un Vendredi saint autour d’un suicide. Autre exemple: un autre jeune couple, qui a perdu un petit garçon de presque 2 ans, est venu me voir, complètement laminé, pour construire une célébration ensemble. «Nous ne sommes pas du tout chrétiens, pas pratiquants, et nous avons terriblement besoin d’une célébration.» Je pense qu’il faut accueillir ce «loin» très positivement, sans chercher à le récupérer. Il ne s’agit pas de dire à ces personnes: «Maintenant que j’ai cheminé avec vous, venez vite dans mon église.» Il faut les rejoindre là où ils sont, pour ce qu’ils sont. Parfois, d’ailleurs, cela peut prendre une tournure très joyeuse: avec Benoît Mariage, j’ai célébré la nuit de Pâques autour de son film Habib, la grande aventure, l’histoire de François d’Assise à Molenbeek. J’aime que la liturgie soit vivante, concrète, que l’on ne voie pas passer l’heure. Je ne crains pas de dire que nous construisons un spectacle, au sens noble, et en même temps un véritable rituel. Je n’ai d’ailleurs jamais eu autant de discussions avec des jeunes de 14 à 16 ans qu’après ces célébrations. Peut-être viennent-ils d’abord pour faire plaisir à leurs grands-parents. Mais une fois présents, ils se laissent happer par le répertoire, la musique, l’atmosphère. Au fond, l’essentiel est qu’ils y trouvent un bien-être, qu’ils en ressortent apaisés.

«L’idée qu’ “il existe en moi plus grand que moi” nous réunit aujourd”hui, croyants et non-croyants.»

Vous insistez beaucoup sur la tendresse, sur ces moments de grande émotion et d’encouragement qui naissent des cérémonies…

J’aime le mot «encouragement». Que ce soit dans les célébrations intimes ou lors des grandes liturgies collectives, deux autres mots me guident: bénir et encourager. Bénir, c’est dire du bien, remercier pour ce qui est vécu, traversé. Encourager, c’est aider une personne à sortir, même provisoirement, d’une impasse, à trouver des mots, une musique, un geste qui permettent de rouvrir le chemin. Si une liturgie peut offrir cela, ce n’est pas rien. Il y a peu, j’ai été appelé à Liège auprès d’une dame très âgée en fin de vie. J’ai pris une statue de la Vierge, une lumière et de l’huile parfumée du monastère de Bose, en Italie. J’ai fait une onction, présenté la statue. Cette femme s’est mise à sourire et a dit: «Si vous saviez comme ça m’a fait du bien. Je vais partir en paix.» C’était bouleversant. En une demi-heure, elle a confié des choses qu’elle n’avait jamais dites. Je crois qu’elle partira sereine.

A travers l’écothéologie et l’écospiritualité, le christianisme est appelé à rejoindre davantage la nature. De quelle manière?

Nous avons constaté, au sein de notre Ecole des rites, que ce domaine était trop négligé. Nous avions déjà travaillé sur la naissance, l’alliance, la mort, tous les grands passages de l’existence. Mais nous avons réalisé que le christianisme, contrairement à d’autres traditions comme la tradition amérindienne, s’était progressivement éloigné de la nature. C’est pour cela que j’ai invité Michel Maxime Egger, théologien orthodoxe suisse (NDLR: et fondateur du Laboratoire de transition intérieur), auteur de magnifiques ouvrages sur ce lien vital entre christianisme et nature. Avec la pasteure Marie Cenec et l’anthropologue Soline de Laveleye, ils ont conçu un module consacré aux rituels dans et avec la nature, tels que célébrer autour des arbres et reconnaître leur dimension spirituelle. Le poète Salah Stétié l’a également magnifiquement montré: la relation aux arbres peut transformer en profondeur. Célébrer dans la nature, c’est lui dire merci pour ce qu’elle nous offre, mais aussi reconnaître sa souffrance actuelle. C’est se rappeler qu’elle inspire, qu’elle guérit, qu’elle console. Les rituels classiques trouvent là une nouvelle dimension.

Finalement, cette proposition de rites personnalisés n’est pas une rupture entre le religieux et le laïc, mais une forme d’entre-deux…

Le rituel ne se limite pas aux baptêmes, aux mariages ou aux funérailles. Avec mon équipe, nous avons identifié une quarantaine de situations où créer des rites donne du sens. Par exemple, après les scandales de pédophilie dans l’Eglise, j’ai accompagné des victimes en posant des gestes symboliques forts, comme brûler un certificat de baptême ou une photo, avant de rebaptiser symboliquement. Je pense aussi à ce monsieur amputé d’une jambe, qui a ressenti le besoin d’une démarche rituelle pour faire son deuil: nous avons construit une liturgie familiale adaptée. Cela prouve que le champ des célébrations est immense.

Ces rites peuvent-ils aider à se reconnecter avec soi-même dans le quotidien, à bâtir une Eglise intérieure?

En créant un espace intime où poser des gestes simples, comme allumer une bougie, déposer un peu de sable, lire un poème, nommer des personnes que l’on porte en soi, même inconnues, comme un enfant à Gaza vu aux informations. Ces gestes nous décentrent de nous-mêmes, nous relient au monde, et créent une véritable communion.

Bio express

1944
Naissance à Pair (Clavier), dans le Condroz.
1970
Ordonné prêtre et entre au quotidien La Wallonie en tant que journaliste.
1984
Fonde et anime le prieuré Sainte-Marie à Malèves-Sainte-Marie.
De 1988 à 2001
Exerce la fonction de vice-recteur aux affaires étudiantes à l’UCLouvain, puis de 2001 à 2008 de pro-recteur aux affaires régionales et culturelles.
1998
Publie L’Evangile d’un libre penseur (Albin Michel).

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