Le quinoa est-il réservé aux «écolos-bobos»? Et la malbouffe aux classes populaires? Que les habitudes alimentaires correspondent au statut social, peut-être même aux choix politiques, n’est pas tout à fait faux. Pourtant, en matière de nutrition, dépasser les clivages culinaires constitue un enjeu capital.
«Si vous êtes un politique belge et que vous attaquez les barbecues, votre carrière est finie», avait ironisé Paul Magnette en octobre 2022. Il répondait à une question de Léa Salamé sur les ondes de France Inter. Venu promouvoir son dernier ouvrage, le président du PS avait été invité à réagir à la polémique franco-française du moment. «En Belgique, il y a un culte absolu du barbecue.»
Quelques semaines plus tôt, Sandrine Rousseau, la députée écologiste française, s’était fait allumer dans l’Hexagone pour avoir décrit le barbecue comme un symbole de virilité. C’est l’évidence même, pour quiconque s’inscrit dans une perspective écoféministe: la consommation de viande engendre de grandes conséquences environnementales et est sensiblement plus le fait des hommes que des femmes (en Belgique aussi).
En outre, le barbecue incarne à merveille l’inégale répartition des rôles au sein des ménages. En grossissant à peine le trait, on visualise aisément dans quelle mesure Madame s’occupe de la planification, des achats, des invitations, des salades, de la table puis de la vaisselle, pendant que Monsieur se contente de griller la bidoche, pour récolter l’essentiel des louanges en fin de repas.
Alimentation politique
Manger ne sert pas qu’à se nourrir. L’acte charrie une quantité de représentations et de croyances qui revêtent, entre autres, un caractère politique.
A chacun sa vision du monde, en effet. Sandrine Rousseau était apparue comme la figure de cette écologie qualifiée de «culpabilisatrice», s’attaquant à un plaisir populaire. Le sujet est revenu au-devant de l’actualité tout récemment, lorsque des agriculteurs se disant méprisés ont entrepris d’organiser un barbecue géant devant sa future propriété, en Bretagne. «Menace masculiniste», a-t-elle réagi.
En 2022, le communiste Fabien Roussel avait commenté: «On mange de la viande en fonction de ce qu’on a dans le porte-monnaie, pas en fonction de ce qu’on a dans sa culotte ou dans son slip.» D’un coup d’un seul, il recadrait le débat selon sa propre grille de lecture politique et se posait en défenseur des classes populaires, «la France des barbecues», du pinard et du fromage, celle qui s’est largement tournée vers d’autres horizons politiques.
«Le vrai problème de la consommation de viande, c’est comment on la produit», avait pour sa part professé Paul Magnette, pointant l’élevage intensif et les géants de l’industrie, ces possédants.
La vie politique est épisodiquement bousculée par des événements liés, d’une manière ou d’une autre, à l’alimentation: la crise de la dioxine, la présence excessive de Pfas dans l’eau de ville, les méthodes d’abattage des animaux, la question de l’autorisation d’emploi de pesticides et on en passe.
Mais au-delà du registre de la décision politique, l’évocation des pratiques alimentaires, comme l’illustre l’exemple français, peut constituer un intéressant vivier pour éléments de langage, lorsqu’il s’agit de se définir politiquement. «Rouler à vélo et manger du quinoa, c’est bien, mais ce n’est pas ça qui va sauver le climat», a-t-on quelquefois entendu dire le président du MR, Georges-Louis Bouchez.
Le problème se réglera à une autre échelle, soit. Mais avoir recours au quinoa permet de solliciter l’imaginaire collectif. Cet aliment sans gluten et riche en protéines fait partie de l’attirail alimentaire typique de la figure décriée. Sous-entendu: ces militants écolos déconnectés de la réalité, bobos, donneurs de leçons, l’élite en quelque sorte. Dans un autre contexte, la stigmatisation de la «gauche caviar», un aliment qui ne fait pas très prolo, a fait florès à la fin du siècle dernier.
«On peut tous gueuler contre nos chefs d’Etat et nos têtes pensantes, mais c’est nous qui avons le pouvoir.»
Eduquer les mangeurs
«Manger, c’est voter trois fois par jour.» Cette formule, elle aussi, est destinée à faire mouche. Elle exprime cette idée selon laquelle la somme des changements individuels de pratiques alimentaires produira des évolutions structurelles. C’est l’histoire des petits ruisseaux qui forment de grandes rivières, pour contrer le modèle agroindustriel hérité de l’après-guerre.
Le chef étoilé français Florent Ladeyn en a fait un mantra. «Si on arrive à travailler depuis autant d’années en 100% local, peut-être qu’à la maison, on peut tous le faire un petit peu, suggère le Nordiste dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux. Mais si tu continues d’enrichir des mecs qui t’empoisonnent et qui sont déjà suffisamment gros, il ne faut pas se plaindre que les petits qui veulent prendre soin de toi soient en train de crever. On peut tous gueuler contre nos chefs d’Etat et nos têtes pensantes, mais c’est nous qui avons le pouvoir.»
En dépit du fond et des intentions parfaitement louables, ce type d’intervention s’inscrit aussi dans un phénomène de responsabilisation croissante des individus. «Il y a un siècle, le consommateur, en réalité la consommatrice, devait être protégé(e) et éduqué(e) pour le bénéfice de tout son ménage. Aujourd’hui, le consommateur doit toujours être éduqué, mais parce qu’il est vu comme un acteur central dans un jeu complexe impliquant les pouvoirs publics, les industries agroalimentaires, des ONG. Eduquer le consommateur permet de le mobiliser pour réguler le marché», écrivent les sociologues Philippe Cardon, Thomas Depecker et Marie Plessz dans Sociologie de l’alimentation (Armand Colin, 2023).
Les individus sont responsabilisés, mais qui se plie aux prescrits, qu’ils soient nutritionnels, sanitaires, éthiques ou environnementaux? Plus précisément, qui est en mesure de s’y conformer? Une fois encore, les recherches en sciences sociales décrivent à quel point les pratiques alimentaires constituent un vecteur de distinction.
Lorsqu’une personnalité politique égratigne les mangeurs de quinoa ou de barbecue, elle vise aussi une catégorie sociale. «Manger, c’est tenir son rang, affirmait le sociologue français Maurice Halbwachs, c’est-à-dire maintenir l’image sociale que le groupe a de lui-même au regard des autres groupes sociaux.» Manger n’est pas qu’un besoin primaire, c’est un fait social et de plus en plus politique.
Un capital inégal
Les pratiques évoluent. La consommation de viande, par exemple, était autrefois la marque des classes supérieures, pour progressivement glisser vers les classes populaires, tandis que le vin a suivi le chemin inverse. Mais la sociologie de l’alimentation décrit avec constance un phénomène: c’est bien parmi les classes supérieures, mieux dotées en matière de revenus, de niveau d’instruction et de capital culturel, que les goûts correspondent au mieux à ce qu’il est convenu d’appeler le «bien manger».
Des consommateurs qui accordent une grande importance dans leur assiette aux critères environnementaux, aux conditions de production des aliments, tout en veillant à ce qu’ils soient sains, sont majoritairement ceux qui disposent des ressources et d’une position sociale leur permettant d’y accorder de l’attention.
En Belgique, le Conseil supérieur de la santé (CSS) en a bien conscience lorsqu’il édicte ses recommandations pour manger plus sainement. Il insiste sur l’importance du capital culinaire, à savoir «la manière dont les connaissances liées à l’alimentation, les compétences en matière de cuisine et les habitudes alimentaires reflètent le statut social et l’identité culturelle».
En juin, Sciensano publiait les résultats d’une vaste enquête nationale sur la consommation alimentaire des Belges. Observées à l’aune du niveau d’instruction, les données moyennes montrent quasi systématiquement une forme d’inégalité en fonction du diplôme.
Prenons les légumes. Le CSS recommande d’en consommer au moins 300 grammes par jour. En moyenne, les personnes diplômées de l’enseignement supérieur de type long en mangent 181 grammes. Celles qui ont au maximum un diplôme du secondaire en mangent 150 grammes. Les légumineuses? Sept grammes chez les plus «instruits», mais de trois à quatre grammes chez les autres.
Est-ce à dire, pour revenir dans un champ plus politique, qu’on a tendance à manger comme on vote? Les mangeurs de quinoa votent-ils vraiment Ecolo? Les enquêtes électorales ne se penchent pas sur le contenu du déjeuner englouti avant de se rendre dans l’isoloir. Elles démontrent toutefois que certaines catégories de population ont davantage tendance à voter pour certains partis.
En Belgique francophone, MR et Ecolo obtiennent de meilleurs résultats chez les plus diplômés que dans les catégories au moindre niveau d’instruction. C’est l’inverse pour le PS et le PTB. Dans un même ordre d’idées, le MR et, dans une certaine mesure, Ecolo obtiennent davantage de suffrages auprès des électeurs aux revenus les plus élevés, le PTB et le PS connaissant encore une fois la situation inverse, tandis que Les Engagés ont un électorat plus diversifié financièrement.
Dépasser les clivages
Parce que ce serait hasardeux, on évitera d’en déduire que les électeurs de l’un ou l’autre parti sont ceux qui, en général, respectent le mieux ou le moins bien les prescrits alimentaires. Par ailleurs, il est peu probable que l’essentiel des électeurs ait des considérations alimentaires en tête au moment de voter.
Pour autant, lors des élections de 2024, les programmes des partis comprenaient bien une série de propositions liées à l’alimentation. Chacun avec sa griffe partisane, qu’il s’agisse de mettre fin à la toute- puissance de l’industrie, de préserver le modèle agricole familial ou encore de développer plus activement les filières bio et autres circuits courts, sans oublier les préoccupations sanitaires et les cantines scolaires. L’électeur, s’il est aligné avec le parti de son choix, partagera probablement avec lui une vision politique de l’alimentation.
«Ce sont les mêmes personnes qui cumulent problèmes de santé, situation d’éducation moindre, revenus inférieurs et habitudes alimentaires moins satisfaisantes.»
Un des grands enjeux des politiques alimentaires, pourtant, consiste à dépasser les clivages, en cernant mieux la thématique du capital culinaire et des freins qui en découlent.
De fait, le capital culinaire pèse sur les pratiques. «Le comportement alimentaire, c’est très complexe, les éléments qui interviennent sont nombreux. Tout le monde sait qu’il faut manger des légumes. Pour autant, seuls 7% de la population en mangent suffisamment par rapport aux recommandations», observe Hélène Alexiou, professeure de diététique à la haute école Da Vinci.
Les légumineuses font partie des recommandations. Voilà typiquement un registre alimentaire pour lequel le manque de capital culinaire peut constituer un frein. «Comparativement à la viande, les lentilles, haricots ou pois chiches font peu partie de l’héritage culinaire chez nous. Ce n’est pas culturellement inscrit.»
Il faut avoir le temps et les ressources pour remettre en cause la place centrale de la viande dans l’assiette. «Les personnes en situation socioéconomique plus favorable auront aussi, en général, une plus grande littératie en santé, donc une plus grande conscience des conséquences, de l’importance de la nutrition, etc. L’éducation, l’environnement dans lequel on a grandi peuvent intervenir. Les leviers sont nombreux.»
Evidemment, précise Hélène Alexiou, «ce sont des gradients. Toutes les personnes qui ont un diplôme universitaire ne mangent pas du quinoa, pas plus que celles qui ont un diplôme du secondaire se contentent de frites», illustre-t-elle. Gare aux clichés…
«Ce qui nous intéresse, quand on publie un avis, c’est que les gens mangent mieux pour vivre en meilleure santé plus longtemps, insiste Véronique Maindiaux, experte scientifique auprès du CSS. C’est vrai que souvent, ce sont les mêmes personnes qui cumulent problèmes de santé, situation d’éducation moindre, revenus inférieurs et habitudes alimentaires moins satisfaisantes.» L’enjeu consiste dès lors à enclencher un cercle vertueux auprès de toutes les catégories de population.
Il existe même une façon plutôt optimiste de l’envisager, assure-t-elle. «Les recommandations pour une alimentation saine vont dans le même sens que celles pour une alimentation durable et dans le même sens qu’une alimentation plus économique. On peut concevoir une alimentation nourrissante, saine et durable pour tout le monde. L’enjeu, c’est d’amener les gens à ça», quel que soit leur capital culinaire initial.