A rebours des injonctions à la sérénité permanente, des thérapeutes invitent, dans le couple comme en amitié, à réhabiliter la confrontation comme un langage relationnel à part entière.
«Nous, on ne se disputait jamais… Rarement, quoi… Et c’est justement ça le problème.» Julie, 37 ans, se souvient avec lucidité de ses années de vie commune avec Matthieu. Un couple discret, harmonieux en apparence, souvent envié par son entourage. «On gérait les tensions en silence. On faisait semblant de rien. Lui se réfugiait dans le boulot, je ruminais seule, persuadée qu’un bon couple n’élève jamais la voix.» Huit ans plus tard, l’édifice s’effondre sans fracas, sans cris, mais avec une distance devenue irréversible. «On ne se disputait jamais, parce qu’on ne se parlait plus vraiment», résume-t-elle. Un constat amer, que Julie partage aujourd’hui sans amertume, mais avec une conviction nouvelle: «Si on avait réussi à se dire les choses, même mal, on se serait peut-être mieux aimés.»
Pendant longtemps, l’absence de conflit a été érigée en idéal relationnel. L’idée était que l’harmonie passait par l’évitement des heurts. Cette image du couple ou de l’amitié parfait(e), toujours d’accord, est désormais discutable. A force d’éviter le désaccord, on accumule les frustrations. On s’éloigne. On s’étouffe doucement. Moins on se dispute, moins on se parle, et plus les malentendus s’enracinent. C’est du moins ce qu’on retient du livre Disputez-vous bien! des psychologues Nicole et Bernard Prieur, qui invitent à changer de regard.
La dispute ne serait pas un poison à proscrire, mais un langage relationnel à réapprendre. Un échange qui, bien mené, permet de poser ses limites, d’exprimer un besoin ou une souffrance, et surtout de rester en lien. «Disputer», au sens premier du terme, c’est «examiner avec vigueur». S’autoriser à être en désaccord, à vibrer, à défendre ce qui compte, et non fuir ou taire ce qui dérange. A condition de le faire avec respect, écoute, et une intention claire: ne pas abîmer, mais construire. Comme le rappellent Nicole et Bernard Prieur: «Ce dont il faut se libérer de manière urgente, c’est de la tyrannie du consensuel! Nul besoin d’être d’accord pour s’aimer.» Autrement dit, le désaccord n’est pas le signe d’un amour défaillant, mais la preuve qu’il respire encore.
L’essentiel ne réside pas dans la fréquence des disputes, mais dans leur «qualité».
Car, paradoxalement, plus on rejette la dispute, plus elle revient en force. Des études montrent que les personnes qui évitent systématiquement les conflits ressentent un soulagement immédiat, suivi d’une chute brutale du bien-être dès le lendemain. Le cortisol, hormone du stress, grimpe en flèche, comme si le corps refusait cette mise sous couvercle. A l’inverse, les couples qui s’autorisent des frictions, maîtrisées, se révèlent souvent plus solides dans la durée. L’absence totale de disputes n’est pas un gage de santé affective. Au contraire, elle pourrait signaler le début d’une indifférence plus grave. Comme le souligne la psychologue Deborah Grody, «un conflit suppose de l’énergie et l’envie de régler un problème… A l’inverse, quand l’un des partenaires devient indifférent, il ne se soucie plus assez de la relation pour se battre».
Ce que démontre surtout la recherche, c’est que l’essentiel ne réside pas dans la fréquence des disputes, mais dans leur «qualité». Ce ne sont pas les disputes qui abîment les relations, ce sont celles qui blessent, humilient, ou laissent des traces. A l’inverse, apprendre à se disputer sans se détruire peut faire naître une relation plus authentique. Encore faut-il dépasser le tabou. Reconnaître qu’une relation stable n’est pas une relation sans tensions. Qu’un couple heureux ne l’est pas parce qu’il ne s’affronte jamais, mais parce qu’il sait comment s’affronter. Et surtout, comment se retrouver.
Les règles d’or d’une dispute féconde
A première vue, Manon et Léa formaient un duo fusionnel. Amies depuis le lycée, colocataires, elles partageaient tout: les courses, les confidences, les soirées. Jusqu’au jour où la vaisselle non faite a tout fait exploser. «Je lui ai balancé que j’en avais marre de tout faire seule, que je n’étais pas sa boniche», raconte Manon. Sur le moment, Léa s’est sentie attaquée, injustement. Trois jours de silence glacial ont suivi. Et puis, un soir, elles se sont posées. Pas pour s’excuser, plutôt pour s’expliquer. «On a décidé de se parler sans s’interrompre. Chacune à son tour. C’est là qu’on a compris que le vrai problème n’était pas la vaisselle… mais un sentiment d’injustice accumulé.» Depuis, elles s’autorisent les tensions. «On s’engueule, oui. Mais on le fait bien.»
Une dispute féconde n’est ni un concours de cris ni un règlement de comptes. Il s’agirait d’un «art», à la fois simple et exigeant. Celui d’exprimer un désaccord sans effacer l’autre. Comme le rappellent les auteurs de Disputez-vous bien!, une dispute utile ne porte pas sur la personne, mais sur un comportement. On y parle en «je», pas en «tu». On formule un besoin, un ressenti, sans recourir aux jugements globaux ni aux accusations lapidaires. «Tu ne m’aides jamais» devient «je me sens dépassée, et j’aimerais que tu m’épaules davantage». Une nuance qui change tout: elle ouvre à l’échange, plutôt qu’à la défense. Le couple Prieur soulignent la dimension intérieure de la dispute: «Mieux vous serez ancré en vous-même, aligné avec ce que vous êtes, plus votre parole sera crédible, audible, « pleine » de votre authenticité.» En clair, la qualité de nos affrontements dépend d’abord de la qualité de notre alignement intérieur.
Les thérapeutes insistent sur ce point: c’est l’intention qui fait la différence. Cherche-t-on à comprendre, ou à gagner? A réparer, ou à dominer? Une dispute bien menée suppose de garder la lucidité d’éviter certains pièges. D’abord, celui de l’escalade: les cris, les attaques personnelles, les reproches en cascade. Puis celui du passé: ressasser les vieux dossiers, additionner les griefs. Enfin, celui du moment mal choisi: aborder un sujet délicat à chaud, au détour d’un reproche lancé en voiture ou entre deux e-mails, n’est jamais un bon timing. «L’intelligence de la dispute, c’est aussi l’intelligence des contextes», résument Nicole et Bernard Prieur.
D’après plusieurs études, les couples qui adoptent une posture défensive constante («Je n’ai rien fait de mal», «C’est toi qui exagères») finissent souvent par rompre le dialogue. A l’inverse, ceux qui savent reconnaître leurs torts, faire une pause quand l’émotion monte trop haut et reformuler avec calme sortent renforcés du conflit. Une bonne dispute est un dialogue exigeant, pas un pugilat.
Pour cela, encore faut-il désapprendre ce que beaucoup ont intégré dès l’enfance: que se disputer, c’est «mal». Or, comme le rappelle un adage de thérapeute: «Ce n’est pas la dispute qui est dangereuse, c’est l’absence de cadre.» Dès lors qu’on respecte quelques principes simples, exprimer son ressenti, écouter, temporiser si nécessaire, la dispute devient ce qu’elle devrait toujours être: un espace de vérité. Pas un lieu de guerre.
Dispute de couple, dispute de proches: quand le conflit relie
Ils avaient tout pour eux: l’entente, les projets, les rires. Jamais un mot plus haut que l’autre. A force de fuir les tensions, Imran et Imane, en couple depuis 2020, mariés depuis 2022, s’étaient installés dans une forme de consensus poli, où les non-dits pesaient plus que les mots. «On avait l’impression de s’aimer fort, mais de ne jamais oser se parler franchement», résume Imane. Jusqu’au jour où une banalité, une histoire de week-end chez les beaux-parents, a viré à la tempête. Des phrases longtemps tues sont sorties d’un coup, parfois maladroitement, mais sincèrement. Ce fut un choc, suivi d’un immense soulagement. «C’était la première fois qu’on se disait les choses. Depuis, on se dispute. Pas tout le temps, mais parfois. Et honnêtement, on ne s’est jamais sentis aussi proches.»
Ce récit en apparence anodin rejoint les observations de nombreux thérapeutes: dans une relation, la dispute est loin d’être un signe d’échec. Bien au contraire, lorsqu’elle est bien menée, elle incarne un effort de lien. Oser se confronter à l’autre, c’est dire qu’on tient à lui. C’est refuser de laisser les frustrations s’accumuler en silence, au risque de ronger la relation de l’intérieur.
Comme le rappelle la psychologue Anaïck Vaillant, «la dispute représente un moyen d’expression de ses sentiments. Il est important de les exprimer, pour ne pas se renier.» Poser un désaccord, c’est poser une limite. Affirmer ce que l’on attend. Et s’ouvrir à ce que l’autre aura à dire en retour. Cela vaut en couple, mais aussi en famille ou entre amis. Car les vertus du conflit dépassent le strict cadre conjugal. Un adolescent qui se heurte à ses parents cherche souvent à affirmer son individualité. Un frère et une sœur qui s’affrontent expriment parfois un besoin de reconnaissance enfoui. Même entre amis, une dispute bien gérée peut révéler une faille… pour mieux la réparer. Encore faut-il que la discussion se fasse dans un cadre d’écoute réciproque –ce que les auteurs de Disputez-vous bien! appellent «la dispute loyale».
Les études en psychologie confirment cette intuition. Une recherche menée à l’université d’Etat de Floride a montré que les couples qui expriment leur colère et leurs frustrations ont souvent des relations plus solides à long terme. C’est l’évitement total du conflit qui constitue, paradoxalement, un facteur de fragilité. De fait, se disputer, c’est accepter le risque de la confrontation… pour mieux renforcer la relation. C’est par là que passe la sincérité. Que le lien peut, contre toute attente, se ressouder.
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Clore le débat: réparer, pacifier, rebondir
Il y a ceux qui claquent la porte, puis la laissent fermée. Et ceux qui, une fois le calme revenu, s’assoient autour d’un café. C’est ce que font Imran et Imane après chaque accrochage. «On ne se quitte jamais fâchés, raconte Imane. Même quand la dispute a été vive, on prend le temps de débriefer. Chacun dit ce qu’il a ressenti. Parfois, on s’excuse. Et on repart plus forts.» Pour le duo, l’après-dispute n’est pas un détail: c’est un rituel. Une façon d’honorer le lien.
Ce qui fait la qualité d’un conflit, ce n’est pas seulement la manière dont il éclate, mais surtout celle dont il se clôt. La phase de réparation est cruciale: elle permet d’apaiser les tensions, d’en tirer des leçons, et surtout de réaffirmer l’attachement à l’autre. Présenter ses excuses, reconnaître ses torts, ou simplement écouter l’autre sans chercher à avoir raison: autant de gestes simples qui transforment une friction en opportunité de croissance.
Oser se confronter à l’autre, c’est dire qu’on tient à lui.
Nicole et Bernard Prieur insistent sur ce point: ce n’est pas la dispute en elle-même qui fait mal, mais ce qu’on en fait. Clore un débat ne signifie pas balayer les problèmes, mais leur donner une issue. Par exemple, une phrase comme «je comprends avoir pu te blesser» peut suffire à rouvrir le dialogue et à réparer la brèche. Et quand le climat le permet, un geste tendre, un brin d’humour ou une activité partagée peut venir refermer l’épisode avec douceur.
Encore faut-il distinguer les disputes nourrissantes des conflits toxiques. Certains signaux doivent alerter: répétition des mêmes querelles sans issue, violence verbale ou physique, climat de peur ou de domination. Dans ces cas, le conflit ne rapproche plus, il isole. Au fond, une relation durable n’est pas une relation sans disputes. C’est une relation où l’on sait les traverser sans perdre le fil de ce qui nous unit. Se disputer, puis se retrouver. C’est peut-être là, dans cette chorégraphie imparfaite mais sincère, que réside l’art d’aimer.