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Peut-on tout pardonner? Comment avancer sans oublier? La mécanique du pardon décryptée

Infidélité, disputes, mensonges: il est parfois extrêmement difficile d’accepter des excuses. Une philosophe explique le mécanisme du pardon. Et quand une relation touche à sa fin.

Susanne Boshammer enseigne la philosophie à l’université d’Osnabrück. Elle mène des recherches sur l’éthique normative et appliquée. Elle est l’auteure du livre La deuxième chance. Pourquoi nous ne devrions pas tout pardonner.

Susanne Boshammer, y a-t-il des choses impardonnables?

Il y a des choses pour lesquelles j’ai plus de raisons de ne pas pardonner que de pardonner. Mais je ne peux pas vous donner une liste d’actes. Car je suis convaincue que ce qui est impardonnable ne relève pas de la nature des choses.

La gravité de l’injustice n’a-t-elle aucune importance?

Certaines actions sont si graves que nous ne comprenons pas comment quelqu’un peut pardonner une telle chose. Et pourtant, certaines personnes en sont capables. D’autres ont des raisons très personnelles de refuser le pardon. Elles disent par exemple: «Si mon mari ou ma femme me trompait, je ne lui pardonnerais jamais!»

Ce que nous considérons comme intolérable, c’est notre affaire?

Oui, même si les personnes ayant un regard extérieur peuvent penser: «Allons, il n’y avait aucune mauvaise intention.» Mais ce que nous considérons comme impardonnable a d’abord quelque chose à voir avec nous. Nous nous définissons en disant: «Voici ma limite.»

Mais l’autre doit également connaître cette limite.

Bien sûr. Avant l’adultère, il doit y avoir eu une promesse de fidélité. Et l’injustice réside alors dans le fait que quelqu’un a rompu cette promesse.

L’amour rend-il le pardon plus facile ou plus difficile?

Nous percevons les blessures infligées par les personnes que nous aimons comme beaucoup plus graves. Si quelqu’un avec qui je ne suis pas en couple me ment, je peux trouver cela scandaleux. Mais si mon ou ma partenaire fait pareil, j’ai rapidement l’impression d’être trahi. Il est alors plus difficile de pardonner. Il existe toutefois des raisons qui justifient le point de vue opposé.

Lesquelles?

L’essence même de l’amour réside dans le fait que je souhaite le bien-être de l’autre. Si quelqu’un se fait des reproches, s’il n’arrive plus à me regarder dans les yeux, l’amour me pousse à vouloir que cela cesse. Et je peux y parvenir en pardonnant.

Que signifie exactement «demander pardon» à quelqu’un?

Cette action exprime «ce que j’ai fait était mal. Je n’aurais pas dû le faire. J’en suis responsable. Je le regrette beaucoup. Et maintenant, je te demande pardon. Cette demande vise à ce que tu ne m’en veuilles plus pour mon comportement et que nos relations redeviennent normales».

«La plupart des gens ont du mal à demander pardon. Ceux qui le font malgré tout assument ainsi un fardeau, ce qui peut nous rendre indulgents»

Et si l’autre ne montre aucun remords? Peut-on quand même pardonner?

On peut pardonner quand on le souhaite. Cela n’est soumis à aucune condition particulière. Sinon, cela donnerait beaucoup de pouvoir à la personne qui vous a fait du tort. Vous devriez attendre qu’elle reconnaisse son erreur, ce qui n’arrive parfois jamais.

Mais le pardon est-il plus facile lorsque l’autre se repent?

Oui, car cela nous apparaît comme un geste de repentance. La plupart des gens ont du mal à demander pardon. Ceux qui le font malgré tout assument ainsi un fardeau, ce qui peut nous rendre indulgents. De plus, cela apaise la crainte que quelqu’un continue simplement comme avant. Car nous avons toujours peur que le même événement se reproduise.

Notre sens de la justice est-il satisfait lorsque nous voyons que cela exige également quelque chose de l’autre?

Oui. Nous avons généralement une forte envie que l’injustice soit réparée. L’idée de réparation consiste à faire payer la personne qui a bafoué les droits d’autrui. Et formuler une demande peut tout à fait être considéré comme un tel prix à payer. Car ce faisant, vous vous soumettez au pouvoir d’une autre personne. Il s’agit justement d’une demande.

Cela signifie-t-il qu’une personne ne peut pas espérer être pardonnée?

Exactement. On ne peut pas prétendre au pardon. Demander, c’est solliciter une faveur que quelqu’un peut aussi refuser. On ne peut pas exiger le pardon. On ne peut qu’espérer. Espérer obtenir de l’autre la permission de soulager sa conscience.

Mais même en pardonnant, on reçoit quelque chose en retour.

La personne qui pardonne s’accorde également quelque chose: elle se permet de surmonter sa rancœur et de se détacher d’un événement. Cela peut être considéré comme un cadeau que l’on s’offre à soi-même. Et lorsque je pardonne à une personne que j’aime, j’ai également la joie de la voir à nouveau assise à la table du petit-déjeuner, la tête haute.

Le pardon est-il une décision?

Je pense qu’on peut décider de pardonner à quelqu’un. Mais il ne suffit pas de l’annoncer pour que ce soit fait. Le pardon prend du temps. Il faut vivre cette décision, et nous savons tous que cela peut être un échec. Mais vous pouvez tout à fait contribuer à la réussite de ce processus.

Comment?

En ne mentionnant pas systématiquement cet événement lorsque vous racontez l’histoire de votre vie. En détournant votre attention de cet événement.

Mais le souvenir reste souvent comme une épine dans la chair. Comment cela peut-il fonctionner, ce pardon et cet oubli?

Pardonner évite souvent d’avoir à oublier. Lorsque les gens se sont pardonnés, ils vivent ensemble une expérience qui peut être enrichissante. Ils peuvent alors se souvenir de l’événement, car la douleur qui y est associée a disparu.

Et si on en veut toujours à l’autre, que faire?

On peut aussi s’efforcer d’oublier quelque chose parce qu’on ne peut pas pardonner. Nous oublions la plupart des choses au cours de notre vie. Pourquoi? Parce que nous ne nous en sommes plus préoccupés par la suite, parce que nous ne les avons pas exprimées avec des mots. Oublier et pardonner sont deux processus distincts. On peut aussi pardonner même si l’on sait qu’on n’oubliera jamais. Pardonner n’oblige pas à oublier.

«On ne résout pas les conflits de convictions en pardonnant à quelqu’un»

Faut-il être d’accord pour affirmer qu’une injustice a été commise?

Il arrive parfois que quelqu’un dise: «Oui, c’est vrai, c’est arrivé. Mais pourquoi devrais-je m’en excuser?» C’est justement lorsque le pardon est en jeu que les différences apparaissent au grand jour. Que nous avons des opinions divergentes sur ce qui nous est permis ou non. Sur ce que notre partenaire peut attendre de nous ou non.

Et on découvre un tout autre problème dans la relation.

Exactement, car on ne résout pas les conflits de convictions en pardonnant à quelqu’un. Ce type de conflit implique de renégocier les règles. Si une personne ne considère pas comme répréhensible le fait d’avoir menti, elle recommencera tout simplement la prochaine fois. Alors, le pardon n’aura servi à rien.

Le pardon n’est donc pas toujours la réaction appropriée à une situation donnée.

Nous avons souvent l’impression que nous éliminons les conflits en les résolvant. Comme dans le cas d’une énigme dont on trouve la réponse et qui perd alors définitivement son caractère mystérieux. Mais dans les relations, il s’agit plutôt de dénouer des nœuds. Les choses se désorganisent sans cesse, et résoudre les conflits signifie rétablir sans cesse un ordre viable.

Existe-t-il quelque chose qui puisse remplacer la demande de pardon dûment formulée?

Oui. Souvent, cette grande demande n’est pas formulée, et pourtant nous pardonnons, car nous accordons de l’importance à autre chose: que quelqu’un change son comportement. Que quelqu’un fasse manifestement des efforts pour faire du bien après coup. Il y a d’ailleurs aussi des gens qui sont heureux qu’on ne leur demande pas pardon.

Pourquoi ça?

Parce que la balle reviendrait alors dans leur camp. D’un autre côté, il se peut aussi que les gens ne demandent pas pardon parce qu’ils ont tellement honte de ce qu’ils ont fait. Et qu’ils ont le sentiment de ne plus avoir le droit d’attendre quoi que ce soit de l’autre.

Se pourrait-il aussi de devoir aux autres de ne pas pardonner? Le pardon peut-il devenir une sorte de trahison?

Il arrive parfois qu’il y ait plusieurs victimes. Prenons l’exemple d’une personne qui trompe son partenaire, fonde secrètement une deuxième famille et mène une double vie. Les membres de la famille peuvent réagir de manière très différente face à cette situation. Si l’un d’entre eux pardonne, cela peut mettre les autres sous pression. Ils peuvent même se sentir offensés.

N’est-il pas tout simplement abusif d’exiger le pardon? D’abord, on fait du mal à quelqu’un, et ensuite, on attend encore quelque chose de cette personne?

Je partage tout à fait cet avis. On se dit: « Maintenant, ils veulent encore quelque chose de moi, et quelque chose qui leur est profitable!» Le problème, c’est que nous parlons toujours comme si nous devions pardonner quelque chose aux autres. Mais l’inverse est tout aussi vrai. L’acte de pardonner jouit d’une si bonne réputation parce que l’on part du principe que tout le monde a besoin à un moment ou à un autre…

… d’être pardonné.

Oui, tout le monde agit de manière incorrecte. Parfois par négligence, mais aussi pour faire passer ses propres intérêts avant ceux des autres. Et si nous voulons nous-mêmes qu’on nous donne une seconde chance, nous avons besoin de bonnes raisons pour refuser d’en donner une à l’autre personne.

«A toutes les époques, les êtres humains ont toujours été et sont encore dépendants les uns des autres d’une manière intéressante: ils ne peuvent pas exister seuls»

Raison pour laquelle cette norme est si ancienne.

Probablement. Car à toutes les époques, les êtres humains ont toujours été et sont encore dépendants les uns des autres d’une manière intéressante: ils ne peuvent pas exister seuls. En même temps, ils ne peuvent pas vivre une certaine forme de proximité sans courir un risque élevé d’être blessés. Le pardon est un moyen de continuer à vivre après de telles blessures.

La capacité à pardonner apparaît souvent comme un signe de grandeur et de noblesse. Peut-on aussi rabaisser l’autre en lui pardonnant?

Le pardon a toujours quelque chose à voir avec le pouvoir. Le pouvoir de pardonner, mais je peux aussi de s’en abstenir. Et que seule la victime dite privilégiée, la personne directement concernée possède. Elle peut user de ce pouvoir d’une manière qui montre très clairement à l’autre à quel point il dépend de sa générosité.

Ca semble tout à coup moins noble…

Parfois, le pardon a quelque chose de très démonstratif, surtout lorsqu’il est public. Ou lorsqu’on laisse l’autre personne dans l’expectative et qu’on savoure le fait d’être le seul à décider quand lui permettre de ne plus se faire de reproches. Pour le formuler de manière positive: le pardon est aussi une question d’autonomisation.

Cela signifie-t-il qu’au moment du pardon, la victime n’en est plus une?

Oui, car la personne décide désormais elle-même de la suite de l’histoire. Les personnes qui ont subi une injustice ont souvent tendance à se contenter de réagir. Raison pour laquelle le moment où les rapports de force s’inversent est si fort. Il s’agit souvent d’une expérience qui marque la fin de l’impuissance.

Si on se rend compte qu’on ne peut pas pardonner à son partenaire, la relation est-elle terminée?

C’est en tout cas la fin d’un certain type de lien. Ce genre d’événement peut aussi être intégré dans une relation. Certains disent: «Je ne peux pas te pardonner, mais je ne veux pas te perdre».

Cela pourrait donc valoir la peine de poursuivre la relation dans un premier temps, dans l’espoir de pouvoir pardonner un jour?

Exactement. Et souvent, un autre phénomène se produit: la «victime» devient à son tour coupable. Soudain, l’autre a aussi quelque chose à pardonner. Ou bien certains événements nous font voir les événements sous un autre angle.

Le pardon mène-t-il toujours à la réconciliation?

Pas nécessairement. Le pardon n’est en tout cas pas une promesse de rester dans une relation. Lorsqu’un couple est sur le point de divorcer, le message véhiculé lors des médiations est souvent le suivant: il serait bon de faire un geste de pardon. Car cela facilite la séparation. Une fois le terrain déblayé, quelque chose de nouveau peut commencer. Le pardon concerne le passé. La réconciliation concerne une relation future.

«L’indulgence est une vertu qui permet de minimiser les frictions quotidiennes dans les relations»

Dans les relations intimes, n’est-il pas beaucoup plus important d’être généreux dès le départ plutôt que d’attendre ensuite que l’on vous demande pardon?

Je crois sincèrement que l’indulgence est une vertu qui permet de minimiser les frictions quotidiennes dans les relations. Cependant, cette indulgence doit être réciproque afin de créer un climat dans lequel nous nous traitons avec bienveillance.

Etre indulgent signifie donc…

…fermer les yeux, ne pas se focaliser sur ce qui n’a pas fonctionné. Lorsque nous pardonnons, nous attirons l’attention sur le fait que l’autre a commis une erreur, tout en proposant une solution. Lorsque nous faisons preuve d’indulgence, nous n’en faisons pas un sujet de discussion. Cependant, il existe également des situations qui nécessitent une attention particulière.

Lesquelles?

Je considère que la clémence dans les cas de violence domestique est fondamentalement erronée. La clémence est souvent liée à une incapacité à gérer les conflits ou à la peur. On détourne le regard simplement parce qu’on n’ose pas se mettre en colère ou affirmer ses limites.

Mais dans la vie quotidienne…

… nous devons sortir du schéma ami-ennemi. Nous ne pouvons pas isoler chaque acte, qui a fait quoi et pourquoi, et en réaction à quoi. D’ailleurs, on peut aussi se montrer indulgent envers les infidélités. Nous sommes libres de traiter cela comme bon nous semble. Ne pas y prêter attention ou dire : « Cela m’a vraiment blessé, mais je te pardonne. » Cependant, si l’on pardonne ce genre de choses tous les mercredis, on se ridiculise d’une certaine manière.

Y a-t-il donc aussi une inflation dans le pardon?

Oui. Chez les personnes qui demandent pardon pour tout et n’importe quoi, ce geste perd toute sa valeur. Car lorsqu’on le fait de manière routinière, cela n’a plus rien à voir avec la repentance et la prise de responsabilité. A l’inverse, lorsqu’on pardonne constamment, l’autre peut compter sur le pardon et se dire: «Je peux lui faire n’importe quoi». Un curé a dit un jour: «Celui qui pardonne toujours encourage l’insolence à commettre des crimes plus graves».

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