Par crainte de déclencher un conflit ou par désir de se conformer aux attentes de leurs parents et de la société, certains enfants tentent de se faire oublier. © BELGA

Le souffrance étouffée des enfants trop sages: «Un bébé qui ne pleure jamais, ce n’est pas normal»

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Ils sont souvent cités en exemple, ne bronchent jamais, pleurent rarement et se conforment parfaitement aux attentes de leurs parents ou de l’école. Des enfants sages, trop sages, qui dissimulent parfois un mal-être ou une véritable souffrance.

«Il est si sage», «c’est une crème», «on ne l’entend pas», «des comme ça on en voudrait dix». Ils ne se rebellent jamais, se conforment à toutes les règles, ne se roulent pas à terre au supermarché, ne pleurent jamais quand ils n’obtiennent pas ce qu’ils désirent et s’occupent gentiment dans un coin. Ils se font tout petits, au point de se faire oublier.

Des enfants impeccables que les adultes citent en exemple. Lui, elle, au moins, ne pose pas de problème… Pourtant, derrière cette apparente quiétude peut se cacher un mal-être ou un trouble que l’enfant trop sage ne parvient pas, ou ne s’autorise pas, à exprimer.

Dans le magazine Psychologie (de février 2009), Boris Cyrulnik partageait ses réflexions sur «le problème des enfants sans problèmes». S’appuyant sur une étude menée par des chercheurs portugais qui démontre que les enfants modèles ont vécu à l’âge adulte plus de dépressions et d’angoisses (12%) que les enfants difficiles (8%), le neuropsychiatre invite à réfléchir sur le besoin de plaire dont ces enfants sans problèmes font preuve. «Etre sage témoigne d’une grande souplesse d’adaptation, peut-être même d’une trop grande malléabilité qui, soumettant l’enfant aux pressions de conformité sociale, entrave le développement d’une partie de sa personnalité, ce qui donnera plus tard un adulte malheureux. Dans ce cas, les petites transgressions, pour 30% des filles et 60% des garçons, témoigneraient d’une plus forte personnalité, moins soumise à la famille et à l’école, et capable plus tard de davantage d’autonomie.»

Serait-il possible que l’on perçoive moins la détresse de ces enfants modèles que celle des enfants turbulents, interroge également le psychothérapeute et docteur en neurosciences Joël Monzée. «Somme toute, il y a de quoi s’inquiéter du nombre de jeunes qui sont turbulents en classe, mais on devrait aussi s’inquiéter pour les enfants sages. Parfois, ces élèves sont heureux parce qu’ils sont généralement bien accompagnés: ils ont la chance d’être tombés dans la marmite du bonheur tout petit. Mais il y a aussi ceux qui sont sages parce qu’ils ne trouvent pas leur place, parce qu’ils sont parentalisés, parce qu’ils sont « sidérés » depuis leur naissance ou, pire, parce qu’ils ne font plus confiance aux adultes».

«Les élèves sages, poursuit-il, répondent peut-être très bien aux consignes, mais ils peuvent être potentiellement affectés par des traumas complexes. Comme pour l’élève turbulent, mais on ne le voit pas. Les signes apparaîtront plus tard, fréquemment à l’âge adulte, souvent au travers d’un épuisement professionnel, de fibromyalgie ou, pire, de troubles de la personnalité.»

Trop de sagesse n’est pas un objectif éducatif. Ce n’est pas non plus un indicateur de bien-être de l’enfant. Si un enfant reste trop sage, c’est parce qu’il doit prioritairement satisfaire aux attentes de ses parents, met également en garde Yapaka, le site dédié à la prévention de la maltraitance en Fédération Wallonie-Bruxelles. «Ces enfants sont si souvent préoccupés à coller aux attentes de l’adulte […] qu’ils ne prennent pas le risque de se différencier, de s’opposer, de sentir et d’affirmer leurs désirs… en fin de compte d’exister.» 

Dans sa pratique, la pédopsychiatre Vildan Goban, spécialiste de la petite enfance, de la périnatalité et coordinatrice des équipes de SOS Enfants de l’hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola (Huderf), constate que certains petits qui ne posent aucun problème sont en réalité dans une certaine détresse émotionnelle et affective. Vu de l’extérieur, ils semblent paisibles alors qu’à l’intérieur souffle un tourbillon émotionnel.

«Beaucoup d’inquiétudes sont cristallisées autour des enfants qui se font remarquer, qui présentent des troubles du comportement. L’attention est peu portée sur les enfants discrets.» Un enfant particulièrement sage, renfermé ou très timide, rassure le Dr. Goban, n’est pas forcément un enfant en souffrance. «Il faut évidemment éviter de tout pathologiser mais simplement rester attentif à certains signaux. Un enfant confronté à l’adversité est capable de développer des stratégies d’adaptation et de suradaptation. On estime qu’il présente un trouble quand son comportement affecte son développement cognitif ou relationnel, s’il pose problème dans les différentes sphères de sa vie: à l’école, dans ses relations avec ses parents, ses frères et sœurs ou avec ses pairs. Par exemple, un enfant peut se montrer très calme à l’école mais très expressif en famille. Il peut avoir tendance à se conformer fortement aux attentes et aux règles éducatives mais faire preuve de motivation et d’enthousiasme pour ce qui le passionne. Mais s’il présente un retard dans son apprentissage, qu’il communique peu ou qu’il ne montre aucun centre d’intérêt, cela commence à devenir préoccupant.»

«Un enfant confronté à l’adversité est capable de développer des stratégies d’adaptation et de suradaptation.»

A quoi bon?

Si l’enfant s’enferme dans sa bulle ou s’efface, c’est généralement par crainte de la réaction de son entourage ou parce qu’il sait que sa voix ne sera de toute manière pas entendue. Cela peut être le cas lorsqu’il évolue dans un contexte de violences intrafamiliales. Bien qu’il ressente le besoin d’exprimer certaines choses, il pourrait avoir tendance à s’abstenir, de peur de déclencher le conflit ou la colère d’un parent, et à vouloir se faire le plus petit possible lorsque l’orage éclatera.

Il peut également arriver qu’un membre de la fratrie s’efface en raison de l’excès d’attention de ses parents pour un frère ou une sœur particulièrement turbulent ou en raison d’une spécificité, d’un handicap. Pour ne pas tourmenter davantage ses parents ou parce qu’il sait que ces derniers ne pourront pas (par manque de temps, de moyens ou d’énergie) répondre à ses besoins.

Si cette stratégie de mise en mode silencieux n’est que passagère, l’enfant pourra probablement retrouver confiance en lui et en son entourage et se développer correctement par la suite. «A contrario, si la situation perdure, qu’il ne se sent pas suffisamment en sécurité pour aller explorer de nouveaux horizons, il risque de développer des troubles de l’attachement, de l’apprentissage, du langage, de l’humeur, des troubles alimentaires, une forte anxiété, une incapacité à se sentir en sécurité dans un groupe, une mauvaise estime de soi, voire un état dépressif», met en garde le Dr. Goban. L’évolution vers des troubles psychiques peut être favorisée si l’enfant présente déjà des spécificités tels que des troubles neurologiques, ou s’il a été exposé à de la maltraitance.

Comment déceler un éventuel mal-être chez un enfant «trop sage»? «La meilleure chose que puissent faire des parents, c’est de se demander où en est l’enfant dans les différentes sphères de sa vie et s’il existe d’autres problèmes associés comme des troubles du sommeil ou de l’alimentation, une angoisse disproportionnée face à certaines situations… Et d’ouvrir la discussion avec l’enfant». Ainsi qu’avec le pédiatre ou d’autres spécialistes de la petite enfance qui seront à leur écoute.


Très tôt, les bébés comprennent que leurs sollicitations pourraient recevoir une réponse négative.
BELGA

«Un bébé qui ne pleure jamais, ce n’est pas normal»

A la crèche comme à la maison, il ne crie jamais, ne pleure jamais, même lorsqu’il a faim, chaud, froid, ou qu’il montre des signes de fatigue. Des bébés en mode silencieux qui facilitent la tâche de ceux qui s’en occupent mais dont le comportement doit alerter.

«Très tôt dans leur développement, les bébés acquièrent la capacité de s’adapter à leur environnement et à exprimer leurs besoins par des pleurs. S’ils ne cherchent pas à attirer l’attention de leurs parents, c’est qu’ils ont compris que leurs sollicitations ne seront pas entendues, qu’ils recevront une réponse négative à l’expression de leurs besoins», décrit le Dr. Vildan Goban.

Dans les cas où des troubles relationnels se font déjà sentir, le bébé peut adopter une attitude trop neutre pour son âge, en n’exprimant aucune mimique ou en ne cherchant pas le contact visuel, qui sont son principal moyen de communication avant qu’il n’acquiert la parole.

Trop de sagesse n’est pas un objectif éducatif. Ce n’est pas non plus un indicateur de bien-être de l’enfant.

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