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Pourquoi les embouteillages nous transforment-ils en monstre?

Carine Stevens Journaliste Bodytalk

Nous sommes en octobre et le constat est sans appel sur la route: les bouchons sont de retour. Nous tentons frénétiquement de les éviter, mais, malheureusement, nous sommes encore trop souvent piégés. Pour les plus malchanceux, c’est même leur lot quotidien. Comment se fait-il que même les conducteurs les plus pondérés s’énervent une fois coincés dans la circulation ?

Des automobilistes tambourinent nerveusement sur le volant. D’autres klaxonnent sans retenue lorsque la voiture qui les précède ne démarre pas assez vite aux feux de circulation. Parfois quelqu’un s’engage dans une intersection bondée et bloque du même coup les autres usagers de la route. Sur l’autoroute ce n’est guère mieux puisqu’il n’est pas rare que des voitures dépassent par la droite ou vous collent dangereusement.

Comment se fait-il que même les personnes qui d’ordinaire sont calmes et polies adoptent, une fois au volant de leur voiture, un comportement inapproprié et fassent fi des règles de la décence ? « Parce que, dans la circulation, c’est notre cerveau reptilien qui prend le dessus », explique Ludo Kluppels, psychologue de la circulation à l’Institut Vias, le centre de connaissances belge pour la sécurité routière. En d’autres termes, en voiture, nous cessons de penser logiquement et nos réactions sont en grande partie dues à des automatismes et des réflexes.

Cage métallique

Le cerveau reptilien est la partie la plus ancienne de notre cerveau. Il régule les fonctions primaires et assure une réaction rapide et impulsive. C’était très utile pour nos ancêtres qui devaient réagir rapidement en cas de danger et opter pour le combat, la fuite ou l’immobilité. Le cerveau humain ne s’est lui développé que des millions d’années plus tard. Il régule l’empathie, la conscience et l’éthique, entre autres choses. Grâce au cerveau humain, nous pouvons penser et faire des choix conscients.

Pourquoi les embouteillages nous transforment-ils en monstre?
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« Conduire une voiture dépend plus d’un comportement réflexe que d’un raisonnement logique » , précise encore Kluppels. Non seulement parce qu’il s’agit d’actions techniques que vous effectuez, après un certain temps, en pilote automatique, mais surtout parce que, dans la plupart des cas, vous devez réagir en une fraction de seconde. Lorsque vous êtes dans la circulation, vous n’avez pas le temps de réfléchir, ce qui met le cerveau humain en veille. Par conséquent, nous ne tenons que très peu compte des autres usagers de la route. « Même si nous ne sommes presque jamais seuls, la circulation n’est pas perçue comme une activité sociale », explique Kluppels.

« Votre voiture vous coupe du monde extérieur. Dans l’intimité de votre cage en métal, vous faites des choses – comme vous gratter le nez et chanter fort – que vous ne feriez pas si facilement dans, disons, la salle d’attente du médecin. Ces conducteurs qui, dans un embouteillage, n’hésitent pas à dépasser ou à changer constamment de voie n’agiraient pas de la même façon s’ils se trouvaient à la caisse d’un supermarché. Dans un supermarché, la proximité des autres, et donc la pression sociale, nous pousse à suivre les règles de bonne conduite. Rien de tel dans votre voiture, où vous sentez loin de tous et où vous pouvez vous concentrer sur votre objectif qui est d’aller le plus rapidement possible quelque part. Avec pour résultat que les autres usagers de la route sont la plupart du temps considéré comme des obstacles. »

Stress et frustration

Conduire une voiture n’est généralement pas perçu comme une activité à part entière, mais simplement comme un moyen de se déplacer. Lorsque vous êtes au volant de votre voiture, vos pensées sont souvent ailleurs. Vous songez à une tâche qu’il vous reste à accomplir, à ce que vous allez manger ce soir et s’il reste du pain à la maison. Tant que tout se passe bien, cela ne pose pas de problème.

Mais la réalité n’est jamais aussi rose. La circulation dépend de tellement de facteurs sur lesquels on n’a aucun contrôle que la frustration pointe rapidement. Il fait chaud, la route est bondée. Des travaux vous obligent à faire un détour. Ou encore, vous n’avez évité que de justesse ce chauffard. « Autant de situations qui augmentent votre niveau de stress et renforcent vos réactions primaires « , dit Ludo Kluppels. Pour la plupart des gens, ces réactions animales sont relativement limitées, mais ce n’est pas toujours le cas. La circulation provoque parfois des formes extrêmes d’agressivité où les gens sont complètement hors de contrôle.

Pourquoi les embouteillages nous transforment-ils en monstre?

Le cerveau reptilien peut aussi pousser, sur le coup de la panique, les gens à fuir après qu’ils aient causé un accident. Surtout si le conducteur est sous l’influence de l’alcool ou de drogues ou qu’il conduit sans permis de conduire ou sans assurance. Autant de choses qui peuvent pousser à prendre la poudre d’escampette. Ce n’est que lorsque le sentiment de panique s’est estompé et qu’il a cédé la place à la pensée logique que les auteurs d’un délit de fuite se manifestent généralement pour se rendre. Soit lorsque le cerveau humain a repris le dessus.

Smartphone : pas intelligent

Une enquête E-Survey of Road Users’ Attitudes (ESRA) sur la sécurité routière montre que plus d’un quart (28%) des Belges consultent ou envoient parfois des messages ou des e-mails en étant au volant. Et 1 appel sur 5 (22%) avec leur téléphone portable entre les mains. Apparemment, nous sommes particulièrement peu stricts lorsqu’il s’agit d’utiliser un smartphone dans la voiture.

Pourquoi les embouteillages nous transforment-ils en monstre?

« Pourtant environ 1 accident avec blessures sur 4 peut être lié à l’utilisation d’un smartphone derrière le volant », explique Kluppels. « Une seconde d’inattention et vous faites courir des risques à vous-même et aux autres. Même si vous appelez avec un kit mains libres, il y a un risque : vous pensez que vous pouvez tout voir, mais ce n’est pas vrai. Nous avons fait un test au cours duquel nous avons permis aux conducteurs de conduire pendant qu’ils faisaient des appels mains libres. Lors de l’expérience, une paire de lunettes spéciale a enregistré leurs mouvements oculaires. Par conséquent, pendant qu’ils étaient au téléphone, leurs yeux étaient concentrés sur celui qui les précédait, mais beaucoup moins sur leurs rétroviseurs et les autres véhicules. Et lorsqu’après le test nous avons montré une série de photos, les personnes n’ont pas, ou à peine, réussi à indiquer les endroits par lesquels elles étaient passées lors de l’appel téléphonique ».

Mais, dès lors, comment se fait-il que certains s’en croient capables, voire pensent qu’ils conduisent mieux que le conducteur moyen ? « En psychologie, ce phénomène est connu sous le nom de  » supériorité illusoire  » : chacun d’entre nous se croit au-dessus de la moyenne « , rit Kluppels.

C’est une sorte d’astuce de défense de notre cerveau, qui tend à minimiser ou à sous-estimer nos propres erreurs, parce que nous en connaissons les raisons. Or nous ne pouvons pas expliquer les erreurs de quelqu’un d’autre, du coup ces dernières sont amplifiées. Un mécanisme très humain donc et qui, soit dit en passant, ne s’applique pas seulement à la circulation.

Autopilote

Etudier de manière plus approfondie la psychologie des conducteurs et des mécanismes qui influencent la circulation permettrait de trouver des pistes pour résoudre certains des problèmes les plus brûlants en matière de mobilité.

C’est dans cette optique qu’on expérimente par exemple la technique du « nudging ». Le mot nudging est un terme général désignant des interventions simples et non contraignantes dans notre environnement afin de nous aider à faire de meilleurs choix (comme placer certains produits à hauteur des yeux). L’idée derrière ce concept est que comme la conduite est en grande partie inconsciente, il est illogique de limiter la sensibilisation à des campagnes et des panneaux de circulation. Il serait bien plus efficace de gérer les comportements dans la circulation par l’intermédiaire de l’inconscient.

Les routes peuvent être conçues de manière à ce que la manière de circuler souhaitée devienne une évidence pour la majorité. Par exemple, on a remarqué qu’un dessin tridimensionnel d’un passage pour piéton donnant l’illusion optique d’une bosse sur la chaussée provoque un ralentissement spontané dans une zone 30.

Et qu’en est-il des voitures qui prennent en charge une partie de la conduite ? Ou des voitures qu’on annonce complètement automatisées ? Qu’est-ce que cela signifie pour la sécurité routière ? Nous savons déjà que lorsque quelque chose se passe mal, le conducteur réagit généralement très rapidement, en une seconde. Mais ce n’est pas le cas pour les voitures même partiellement automatisées. Comme vous ne conduisez de façon moins concentrée, le temps de réaction est prolongé de quelques secondes. Plus nous automatisons les véhicules, plus nous devons tenir compte de son impact sur le comportement du trafic. C’est tout un défi.

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