Marie-Aude Murail : «Il y a une littérature pour chaque moment de la vie»
Pionnière du roman jeunesse, Marie-Aude Murail, la maman d’Emilien, de Nils Hazard et de Sauveur & fils, ne recule devant aucun sujet de société. Elle est la lauréate du prix Hans Christian Andersen 2022, récompense ultime en la matière.
Même de loin, on la reconnaîtrait entre mille. Qu’elle donne une masterclass à la Bibliothèque nationale de France, qu’ elle reçoive à Bologne le très prestigieux prix Hans Christian Andersen (parfois surnommé «le petit prix Nobel»), ou qu’elle soit invitée par le Réseau louviérois de lecture publique pour rencontrer de jeunes lecteurs, Marie-Aude Murail affiche le même look de garçonne, mêlant selon l’occasion veston, cravate, chemise et, surtout, un couvre-chef – casquette gavroche à la Peaky Blinders ou béret porté de côté à la manière du gamin révolté de La Liberté guidant le peuple de Delacroix.
«Je ne me sens pas genrée, précise l’autrice, qui avoue avoir commencé à s’habiller en garçon vers l’âge de 26 ou 27 ans. D’ailleurs, j’ai débuté en écrivant plutôt au “je” masculin: Emilien, Nils Hazard, Serge… que des garçons. Certaines lectrices me demandaient pourquoi il n’y avait pas d’héroïnes dans mes histoires. Je leur répondais très honnêtement que, petite, je voulais être un garçon. Me glisser en tant qu’écrivain dans la peau d’un gars fut pour moi une délivrance. Cela m’a permis de revivre une enfance et une adolescence au masculin. Maintenant, on appellerait ça une “dysphorie de genre”, mais je me fiche des étiquettes.»
Pas d’étiquettes, pas de cases. Enfant, cette fille d’un poète et d’une journaliste piochait abondamment dans les livres de ses frères, refusant de se cantonner à la Bibliothèque rose et à la comtesse de Ségur. Biberonnée aux romans d’aventures façon James Oliver Curwood, à la série policière Jacques Rogy de Pierre Lamblin ou encore aux Arsène Lupin, elle reconnaît que cette littérature a eu sur elle «une empreinte importante, définitive même».
Sauver les autres
Dans sa série de romans Sauveur & fils, entamée en 2016 à l’Ecole des loisirs, elle a choisi pour personnage principal son exact opposé: Sauveur, un psychologue clinicien antillais installé à Orléans. «J’avais lu un ouvrage sur le syndrome du sauveur, sur cette idée qu’on préfère sauver les autres plutôt que de régler ses propres problèmes, développe Marie-Aude Murail. Une partie de ces gens se dirigeront vers les professions médicales, mais des mères de famille ou des professeurs présentent aussi ce syndrome. J’ai imaginé un psychologue qui s’appellerait Sauveur. Puis je me suis demandé qui pourrait bien porter un nom pareil. J’ai vécu un an et demi aux Antilles quand j’avais 22 ou 23 ans et j’ai connu des gens qui s’appelaient Sauveur, donc je me suis dit que ça serait un Antillais.»
Se pose alors pour l’autrice cette question: comment s’identifier à un Antillais? «J’ai beaucoup lu, sur le fait d’être noir en France, d’être un homme aux Antilles… J’ai dû énormément me documenter. Avec également cette idée – qui n’était pas si présente quand j’ai commencé Sauveur mais qui s’est accentuée depuis – selon laquelle il faut une forme de légitimité dès qu’on utilise un personnage qui appartient à une minorité. Dans cette perspective, être blanche et prétendre être un quadragénaire antillais peut sembler illégitime, ou une appropriation culturelle, une usurpation. On pourrait pousser ce jeu très loin mais il n’y aurait plus d’écrivains. Parce que qui lira l’histoire d’une vieille bonne femme qui vit à Bonny-sur-Loire, ce qui est la seule chose que je serais habilitée à faire? Non, depuis que je suis petite, je joue à “on dirait que je serais” et je veux continuer, c’est tout. Mais c’est vrai que c’est une lutte.»
Toutes les modes, toutes les erreurs
Dans cette lutte, Marie-Aude Murail sait s’entourer. Pas tant de «sensitivity readers», ces nouveaux relecteurs de métier qui traquent les erreurs et les clichés, mais d’experts, de pros des domaines qu’elle souhaite aborder. «Chez moi, les sensitivity readers, ce n’est pas une catégorie professionnelle, c’est tout le monde, déclare-t-elle. Par exemple, si dans La Fille du docteur Baudoin, un personnage fait une interruption de grossesse, je vais me rendre dans un planning familial pour savoir quel est le processus. Je rencontre la conseillère conjugale, la médecin IVGiste et je leur demande d’interpréter une sorte de jeu de rôle. Ensuite, une fois que j’ai utilisé ce que ces gens m’ont expliqué, je leur restitue. La médecin m’a ressorti mon texte avec une série de passages soulignés en rouge: «Un médecin ne dirait pas ça comme ça, moi je ne me permets pas de prononcer une phrase pareille.» Pour un personnage de prof de maternelle, je vais m’asseoir pendant deux jours dans une classe, à la hauteur des mômes, je prends des notes, puis je vais débriefer avec la maîtresse ce que j’ai vu.»
Autres alliés de l’autrice dans cette recherche de proximité entre la littérature et la réalité: ses propres enfants. «Deux garçons et une fille, que j’ai espacés “très professionnellement” de dix ans, précise- t-elle. Avec eux, j’ai tout vécu. Toutes les modes, toute l’évolution. J’ai aussi fait toutes les erreurs, comme installer un ordinateur dans leur chambre, donner un téléphone à un gamin de 11 ans. Je l’ai fait parce que j’étais “trop cool”, on était des parents modernes. On avait connecté l’ensemble de nos ordinateurs en réseau dans la maison, il y avait des câbles partout. Mon fils invitait ses copains pour jouer en réseau, il a fait les premières LAN party (NDLR: tournoi en réseau local), qui pouvaient durer une nuit entière. J’ai adoré regarder ça. Mes enfants étaient ma nourriture pour comprendre ce monde, mais pas pour le juger, parce que je n’avais pas le temps du recul. Les parents d’aujourd’hui ont pu voir arriver les dangers, mais pour nous, c’est arrivé tellement vite… En réalité, nous avons été très naïfs. J’ai cru au progrès, à la technologie. J’ai cru qu’il fallait être vraiment raccord. En plus, en tant qu’ écrivain jeunesse, j’étais poussée à rester complètement en lien avec ce qui se passait. Donc mes enfants ont toujours été à la pointe. J’étais sans résistance, j’essayais de comprendre. C’est ce qui fait que, quand j’allais dans les écoles et lisais des extraits de ce que j’écrivais, les gamins me disaient: “Mais comment tu sais ça, toi?” Je répondais: “J’ai des informateurs!”.»
Personnages orphelins
S’il fallait lire un seul livre de Marie-Aude Murail pour se convaincre de sa façon d’être en prise avec la jeunesse contemporaine et ses préoccupations, en ne s’interdisant aucun sujet, ce serait peut-être Oh Boy!, paru en 2000 (Ecole des loisirs), son roman de la consécration, multirécompensé à l’international, adapté pour la télé et pour la scène. Il y est entre autres question d’homosexualité, de leucémie, de stérilité et de femme battue, autour de la quête de tuteur d’une fratrie sans parents, les Morlevent: Simon, 14 ans, Morgane, 8 ans, et Venise, 5 ans.
Les personnages orphelins sont d’ailleurs récurrents dans l’œuvre de Marie-Aude Murail – «C’est la base de la littérature jeunesse traditionnelle: on se débarrasse des parents», répond-elle. C’est le cas d’Oliver Twist, de Sans famille… Mais l’autrice s’intéresse aussi aux familles monoparentales. «Parce qu’à ces enfants-là, il peut arriver plein de choses, comme aux orphelins d’autrefois, s’ enthousiasme-t-elle. Et puis, il peut arriver plein de choses aux parents. Je peux vous dire que la famille monoparentale, c’est pain bénit!» Dans ces contextes familiaux difficiles, pas question pourtant de tomber dans la déprime: les romans de Marie-Aude Murail finissent toujours bien. «Certains ados adorent pleurer à la fin des livres, se déchirer le cœur. Ce que je pense, c’est qu’on ne relit pas un livre qui finit mal. Comme je veux être relue, je trouve que c’est un mauvais plan», glisse-t-elle, le sourire malicieux.
Si aujourd’hui ses enfants sont grands, Marie-Aude Murail s’oblige à rester en contact avec la jeune génération. «Ce n’est pas une condition sine qua non, précise-t-elle. Il y a des écrivains pour qui ça ne fonctionne pas, qui s’en foutent. Il y a même des auteurs jeunesse qui n’aiment pas les enfants. Moi, j’en ai besoin. Parce que je sais que ça bouge, qu’ils changent. Et, parce que je cherche les invariants, il faut que j’arrive à les dégager. Un de ces invariants, c’est que, pour les jeunes, c’est toujours la première fois. Le premier amour, la première expérience sexuelle, la première trahison… Tout cela est très violent, très fort. Moi j’interviens à un moment magique: d’une part l’enfance, où on va remâcher les livres, donc je sais qu’ils ne m’oublieront pas – même s’ils se ne rappelleront pas de mon nom, juste un peu de la couverture du bouquin ; d’autre part l’adolescence, au moment de la construction de la personnalité. Là, j’ai non seulement un rôle, mais j’ai une responsabilité. Maintenant je le sais, parce que mes lecteurs des débuts sont devenus grands et qu’ils viennent me parler. Alors on sait pourquoi on veut continuer à écrire. Car on croit plus fort que jamais à la fiction, plus vraie que la réalité.»
Son plus gros risque
«Me lancer dans la littérature jeunesse à une époque où elle se résumait à Martine prend le train.»
Son mantra
«Quand je dois affronter quelque chose de pénible, je me dis: “Ça aura une fin”.»
Sa plus grosse claque
«Prendre conscience des erreurs de ma génération, celle qui est née avec la société de consommation et qui a cru au progrès.»
Dates clés
1979 «Je soutiens, à la Sorbonne, ma thèse intitulée Pauvre Robinson ou pourquoi et comment on adapte les romans classiques au public enfantin.»
1992 «Je décroche, en Belgique, le Prix Bernard Versele de La Ligue des familles pour Baby-sitter blues. Au début de ma carrière, j’ai vite constaté que la Belgique était beaucoup plus décontractée que la France face à la littérature de jeunesse.»
2004 «Je suis nommée Chevalier de la Légion d’honneur.»
2018 «Je publie En nous beaucoup d’hommes respirent (éd. de L’Iconoclaste), un roman auto- biographique sur l’histoire de ma famille.»
2022 «En mars, je reçois le prix Hans Christian Andersen.»
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